Table Of ContentJOSEPH LECLER
VIENNE
HISTOIRE
DES CONCILES ŒCUMÉNIQUES
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Publiée sous la direction de
GERVAIS DUMEIGE, S. J.
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JOSEPH LECLER, S.J.
Professeur à l'Institut Catholique
de Paris
VIENNE
PARIS
ÉDITIONS DE L'ORANTE
Imprimi potest Imprimatur
Paris, 3 Janvier 1964 Paris, 24 Janvier 1964
Ph. Laurent, S. J. J. Hottot
Praep. Provinc. Paris. Vie. Gén.
1964 bg Editions de VOrante, Paris
U.l.l A M
INTRODUCTION
LE SAINT-SIÈGE ET LA CHRÉTIENTÉ
AU DÉBUT DU XIVe SIÈCLE
En l'année 1300, la sixième du pontificat de Boniface VIII,
la chrétienté occidentale fut le théâtre d'une extraordinaire
manifestation de foi et d'unité. Il s'agit du Jubilé, le premier
en date dans la série des Jubilés romains. Le pape, comme on
sait, n'en fut pas l'initiateur, mais les fidèles de Rome. Selon
la croyance populaire à cette époque, chaque début de siècle
était marqué par des grâces particulières, dont la visite des
basiliques des Apôtres était la condition. Dès le 1" janvier 1300,
celles-ci furent littéralement envahies par de pieux pélerins. La
sanction pontificale fut donnée, le 22 février suivant, par la
proclamation de l'Année Sainte, avec ses indulgences insignes,
équivalentes à celles de la croisade. Ce fut le signal d'un prodi
gieux élan de dévotion qui attira vers Rome des visiteurs de
toute la chrétienté.
Par extraordinaire, le monde jouissait alors d'une paix rela
tive. Paix entre Philippe le Bel et le Saint-Siège, après une
première passe d'armes assez vite réglée : la canonisation de
saint Louis, le 11 août 1297, en avait été la consécration. Paix
entre la France et l'Angleterre, après l'arbitrage pontifical du
30 juin 12981. A la faveur de cette accalmie, l'éclatant jubilé
qui marquait le début du sièclesembla renforcer encore le pres
tige du Saint-Siège. Sans doute les souverains régnants ne furent
représentés à Rome que par des délégations d'importance
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variable. Mais la ferveur et l'enthousiasme des foules ne pou
vaient qu'entretenir chez un pape très autoritaire comme
Boniface VIII le sentiment de sa puissance.
En réalité la première Année Sainte marquait plutôt la clô
ture d'une époque dans l'évolution du pouvoir pontifical. Elle
mettait bien en relief la grandeur spirituelle du Saint-Siège.
Elle ne consacrait pas pour autant le pouvoir qu'il avait acquis
depuis deux siècles sur le monde temporel. Des événements dra
matiques allaient bientôt le démontrer. La véritable apogée
de la papauté médiévale se situe vingt-cinq ans plus tôt, avec
Grégoire X et le second concile œcuménique de Lyon (1274).
Comme le fait remarquer Augustin Fliche, on eut alors le sen
timent que le programme pontifical défini par Innocent III,
au IVe concile du Latran (1215), allait être réalisé2. Il n'y fut
question ni d'hérésies, ni de conflits entre le Sacerdoce et
l'Empire. Rodolphe de Habsbourg en Allemagne, Edouard Ier
en Angleterre, Philippe III le Hardi en France, Jaime Ier d'Ara
gon : tous ces souverains témoignaient à la personne du pape
le plus respectueux attachement. Il était pour eux, dans toute
la force du terme, le chef du monde chrétien. Les Églises orien
tales elles-mêmes venaient officiellement de rentrer dans l'obé
dience romaine : les ambassadeurs grecs présents au concile
avaient signé, au nom de l'empereur Michel Paléologue, la
profession de foi qui rétablissait l'unité.
Comme Innocent III, Grégoire X ne survécut guère au con
cile qu'il avait présidé avec tant de sagesse et d'autorité. Après
sa mort (1276), la situation va se détériorer de diverses manières.
Et d'abord du côté des chrétientés orientales. L'union réalisée
au concile n'avait été qu'un acte de la politique impériale.
L'Église grecque dans son ensemble le condamnait sans appel.
Huit ans après le concile, à la mort de l'empereur Michel VIII,
il n'y aura plus dans la chrétienté byzantine un seul siège uni
à la papauté.
Après le retour au schisme de l'Église orientale, la chute de
Saint-Jean d'Acre, dernière place forte du royaume de Jéru
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salem, survenue en 1291, aura des conséquences graves pour
l'avenir de la chrétienté. Elle marquait l'échec définitif des
croisades que les papes avaient organisées, depuis deux siècles,
avec une persévérance inlassable. La Terre Sainte allait rester
au pouvoir des Infidèles. Le Saint-Siège aura beau multiplier
les projets pour sa reconquête, il ne sera plus en état d'en
obtenir l'exécution.
L'une des raisons de cette impuissance, c'est précisément
l'indépendance croissante, à cette époque, des jeunes États
nationaux. Le nationalisme mettait simultanément en cause
l'unité politique du monde chrétien, l'idée d'Empire universel
et l'hégémonie pontificale sur le plan temporel. Si l'on a pu
établir que la maxime fameuse c Le roi est empereur dans son
royaume » (rex est imperator in regno suo) remonte à la fin
du xir3 siècle3, sa mise en œuvre n'est effective que dans le
courant du xine. Elle signifie en pratique que le souverain
d'une nation revendique pour sa politique intérieure et exté
rieure pleine autonomie. Les droits de l'Empire se trouveront
ainsi écartés : Dante qui les défend résolument, au début du
xive siècle, fera sur ce point figure d'attardé. On fera obstacle
également aux visées théocratiques du gouvernement ponti
fical dont les canonistes avaient fait un système; on y répondra
par une mainmise de plus en plus accentuée sur le clergé du
royaume. Quant à la croisade, on reconnaîtra longtemps encore,
dans ce domaine, l'autorité éminente du Saint-Siège, mais pour
des raisons économiques et politiques, on paralysera son
action.
La vigueur du nationalisme est surtout sensible en Angle
terre et en France. La situation anglaise est assez curieuse.
Depuis Jean-sans-Terre (1213), le royaume est fief du Saint-
Siège. Les deux souverains qui lui ont succédé, Henri III
(1216-1272) et Edouard Ier (1272-1307), se sont montrés à tous
égards les plus dociles des vassaux. Rome en atrop bien profité,
soit pour caser en Angleterre de nombreux bénéficiers italiens,
soit pour percevoir sur le clergé des taxes abusives. Elle a pro
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voqué ainsi parmi les évêques et les grands du royaume, une
vive opposition nationale. Le grand soulèvement de 1258, écrit
A. Fliche, « a été dirigé autant contre l'Église romaine, dont
on redoutait l'influence, que contre le roi Henri III, son fidèle
vassal » *. A partir d'Edouard Ier, c'est le Parlement qui devien
dra l'organe des résistances nationales contre le Saint-Siège.
Sous Clément V, les protestations du Parlement de Carlisle
(1307) sont restées célèbres à cet égard. Dirigées contre la
« multitude effrénée des provisions apostoliques », elles en dé
noncent les tristes résultats spirituels et les conséquences finan
cières désastreuses pour les intérêts du royaume5.
En France par contre, le sentiment national est bien lié à la
personne du roi. Dès le début du xnr3 siècle, Philippe-Auguste
avait pris bonne note, pour lui et pour ses successeurs, de la
déclaration d'Innocent III dans la célèbre bulle Fer venera-
bilem : c Le roi de France ne se reconnaît aucun supérieur dans
les affaires temporelles » 6. Toutefois la politique française
jusqu'au temps de saint Louis et de Philippe le Hardi ne sau
rait être qualifiée de nationaliste au sens fort du terme. Les
rois très chrétiens — saint Louis tout le premier — protestent
de temps à autre contre la politique bénéficiale du Saint-Siège,
ils s'en prennent aussi aux empiètements des juridictions ecclé
siastiques. Rien cependant dans leur attitude ne témoigne
d'exigences agressives contre la Cour romaine. Il en va tout
autrement de Philippe le Bel (1285-1314). Le petit-fils de saint
Louis n'avait que dix-sept ans lors de son avènement. Dix
ans plus tard, lorsque Boniface VIII, son futur adversaire, fut
élu pape, après la démission de Célestin V, aucun conflit grave
n'avait encore eu lieu avec Rome. L'orientation régalienne et
nationaliste de la politique royale commence cependant à se
faire sentir sur deux points. Elle s'en prend d'abord à la juri
diction ecclésiastique. Sous prétexte d'en arrêter les empiète
ments, elle passe maintenant à l'offensive. Après avoir posé le
principe que tout ce qui touche aux immeubles relève de la
juridiction laïque, les agents du roi le poussent à fond dans
son application aux biens de l'Église. Un autre procédé devient
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courant contre les clercs : la saisie du temporel. Pour tout abus
de juridiction de la part d'un ecclésiastique, le roi mande à
ses agents de mettre son temporel en leurs mains7. Pour le
recouvrer, l'intéressé doit aller devant le Parlement qui connaît
par ce biais des conflits de juridiction. Ainsi se développent
ces atteintes aux libertés de l'Église dont le concile de Vienne
établira l'imposant dossier.
Sur un autre point encore la politique royale se fait plus
dure envers l'Église. Depuis le xir3 siècle, les rois percevaient
sur le clergé, en certaines occassions, un impôt extraordinaire
ou « décime» ; ils ne pouvaient le faire, selon les règles cano
niques, qu'avec l'approbation du pape et pour une cause
d'ordre religieux, comme la croisade. Sous Philippe le Bel, on
finit par imposer le clergé pour soutenir les guerres du roi.
Après la guerre d'Aragon baptisée encore « croisade », on lui
demanda de soutenir la guerre contre l'Angleterre. Une décime
fut établie pour deux ans en 1294. Elle fut renouvelée en 1296.
Les protestations qu'elle suscita, notamment de la part des
Cisterciens, furent l'occasion directe de la bulle Clericis laicos
et de la première querelle de Boniface VIII avec le roi de
France.
Il faut bien avouer cependant que ces premières manifesta
tionsd'une politique « régalienne » nelaissaient guère pressentir
le futur drame d'Anagni. C'est le cas de constater que si l'his
toire n'est pas uniquement commandée par l'action des volontés
personnelles, celles-ci peuvent lui donner parfois un cours
nouveau et imprévu. La rivalité du pape et du roi de France
a pris de ce fait une violence subite et insolite, sans rapport
avec les circonstances. Boniface VIII n'était pas seulement un
pape autoritaire et très soucieux des droits du Saint-Siège. Il
avait en paroles et en actes une façon cassante, maladroite,
tyrannique, de traiter ses adversaires. Dès 1290, comme légat
de Nicolas IV, il trouva le moyen de s'aliéner les maîtres pari
siens par des propos sarcastiques et intolérables 8. S'il eut le
mérite d'une certaine modération lors de sa première passe