Table Of ContentReligiosus Ludens
Arbeiten zur Kirchengeschichte
Begründetvon
Karl Holl† und Hans Lietzmann†
herausgegebenvon
Christian Albrecht und Christoph Markschies
Band 122
De Gruyter
Religiosus Ludens
Das Spiel als kulturelles Phänomen
in mittelalterlichen Klöstern und Orden
Herausgegeben von
Jörg Sonntag
De Gruyter
ISBN 978-3-11-030506-7
e-ISBN 978-3-11-030507-4
ISSN 1861-5996
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GELEITWORT
Le paradoxe des moines joueurs
Jean-Claude Schmitt
À la fin de son premier livre, Gargantua (livre I, chapitre 58), Fran-
çois Rabelais expose par la bouche de son héros mythique le projet de
construction de l’abbaye de Thélème, dont Gargantua veut confier la
direction à son ami le moine frère Jean. En ce lieu, sur les bords pai-
sibles de la Loire, ne règneront ni contrainte, ni jeûne, ni prière conti-
nuelle ; l’abbaye ne sera peuplée que de belles jeunes femmes et de
jeunes galants, qui jouiront librement de tous les plaisirs de la vie. Ce
monastère digne du Pays de Cocagne offrira aux jeux la meilleure
place : à la place des cloîtres et des chapelles, on ne trouvera dans cette
plaisante abbaye que lices pour les tournois, hippodrome, théâtre et
« bains mirifiques » aux eaux parfumées. On y verra aussi un « beau
labyrinthe » et entre deux tours, un « jeu de paulme et de grosse balle ».
Puisque la règle monastique de Thélème se résume à une seule
prescription : « Fais ce que vouldra », chaque moine imitera son voisin
dans sa quête des plaisirs : si l’un d’eux propose de boire, tous se met-
tront à boire ; et si l’ordre donné par un autre est « Jouons », tous joue-
ront aussitôt. Le jeu ne sera pas à Thélème une occupation parmi
d’autres, il sera la raison d’être du monastère : la preuve en est
l’antique énigme découverte dans les fondements de l’abbaye et dont
Gargantua demande à frère Jean de lui donner l’explication. Le moine
se refuse à voir dans cet obscur poème « allégories et intelligences » ; il
lui trouve plutôt une parenté avec les prophéties de Merlin et il conclue
que l’énigme cache une description du jeu de paume, des règles du jeu
et enfin du banquet qui suit nécessairement la partie.
Comment comprendre, du point de vue d’une histoire des jeux au
monastère, ce célèbre chapitre conclusif de Gargantua, livre publié pour
la première fois en 1534 ? Puisque l’abbaye de Thélème renvoie, sur le
mode de la satire et de l’utopie, l’image inversée de la vie des moines
du Moyen Âge, la place centrale que Rabelais donne ici au jeu semble
bien être la preuve que celui-ci était complètement exclu des monas-
VI Jean-Claude Schmitt
tères réels. Mais l’insistance avec laquelle Rabelais souligne que le jeu,
sous toutes ses formes (jeu de paume, tournois, danses, parties ga-
lantes), règnera en maître dans l’abbaye de frère Jean, éveille le soup-
çon. L’antithèse est trop forte pour ne pas suggérer que le jeu avait bien
sa place dans la vie monastique, au moins comme un horizon du pos-
sible, comme une alternative jamais totalement refoulée. Telle est bien
la question posée par le livre qu’on va lire : pourquoi le jeu, qui prend à
Thélème une revanche éclatante sur le moralisme bigot, aurait-il malgré
tout sa place dans la culture monastique, dans les interstices de la
prière et du travail manuel (ora et labora), dans les silences de la Règle,
aux détours des coutumiers ?
La première raison, pour Rabelais en tout cas, – mais la même idée
est aussi au principe de la sociologie du jeu de Johan Huizinga (Homo
ludens, 1938) ou de Roger Caillois (Les jeux et les hommes, 1958) –, tient à
l’enseignement d’Aristote : le jeu, tout comme le rire, est le « propre de
l’homme ». Et les moines sont des hommes, pas des anges sur terre.
Comme le rappelle l’adage attribué tantôt à saint Jean, tantôt à saint
Antoine l’Ermite, l’homme religieux, le moine donc, a besoin de se dé-
tendre de temps à autre pour renouveler ses forces spirituelles, de
même que le chasseur doit relâcher la corde de son arc pour éviter qu’il
ne se brise.
Il y a une autre raison à la présence inévitable du jeu jusque dans le
monastère : c’est l’extension considérable de la notion de « jeu » dans le
vocabulaire et les conceptions médiévales. Pour les moines, qui parlent
latin, jocus et ludus désignent sans doute des divertissements – jeux de
dés, de cartes, de table, d’échecs, tournois, danses, théâtre – trop carac-
téristiques de la vie séculière des châteaux comme de la place publique
évoquée par Mikhaïl Bakhtine, dans son étude de Rabelais, à propos de
la culture du rire et du « bas corporel »1, pour ne pas être bannis en
principe des monastères. Mais n’oublions pas que ces mots renvoient
aussi à d’autres comportements parfaitement légitimes et cultivés dans
les cloîtres : les virtuosités langagières, les exercices scolaires, les spécu-
lations sur les nombres, auxquelles le franciscain Luca Pacioli donnera
une forme aboutie, juste avant que Jérôme Cardan († 1576) ne fonde la
« théorie des jeux » développée à notre époque par John von Neumann
et Oskar Morgenstern (1944) ; ces mêmes mots désignent aussi des
comportements liturgiques ou paraliturgiques, les repraesentationes de
1 Mikhail BAKHTINE, L’oeuvre de François Rabelais et la Culture Populaire au Moyen-
âge et sous la Renaissance, Moskau 1965, traduit du russe par André ROBEL (Biblio-
thèque des Idées), Paris 1970.
Geleitwort VII
la vie et de la mort des premiers parents (le Jeu d’Adam), du Christ et de
l’Antéchrist, de la Vierge et des saints.
C’est en utilisant ces termes que les moines faisaient assaut de de-
vinettes et d’énigmes, lesquelles ont donné naissance à un genre parti-
culier de divertissement savant, les joca monachorum. La distance n’est
peut-être pas aussi grande qu’on pourrait le penser entre le goût des
moines pour le dialogue, le jeu des questions-réponses entre maître et
novice (pensons par exemple au Dialogus Miraculorum du moine cister-
cien Caesarius de Heisterbach) et le « jeu parti » de la littérature verna-
culaire, pièce de vers dialoguée farcie de dilemmes et de propositions
alternatives. La dimension agonistique de nombreux « jeux » médié-
vaux (joute, tournoi, jeu de balle) ne pouvait pas davantage laisser les
moines indifférents, puisque leur vie se voulait un combat permanent
contre le mal et les tentations : aussi les scènes de tournois et de lutte
envahissent-elles les entrelacs de l’initiale du psaume 1 (Beatus vir),
surmontée dans le Psautier de Saint-Alban destiné à la recluse Christi-
na de Markyate, par l’affrontement de deux chevaliers s’embrochant
mutuellement sur leurs lances.2 Il faut tenir compte par conséquent de
toutes les possibilités de métaphorisation et de moralisation offertes par
la culture monastique et plus généralement par la pensée allégorique
médiévale: elles permettaient de donner un sens spirituel et positif à
des pratiques – tels les jeux de hasard – qui, prises dans un sens littéral,
étaient répréhensibles, mais qui, entendues dans un sens « spirituel »,
étaient mises au service de la vérité. Par de tels retournements de sens,
le diable lui-même – dont les joueurs sont une proie privilégiée, parce
qu’ils blasphèment quand ils perdent la partie – peut devenir le défen-
seur de la vertu.
Mais le jeu n’était pas seulement présent dans la vie et l’ima-
gination des moines sous ces formes sublimées. Les moines ont aussi
joué à des jeux bien réels, comme le montrent de nombreux exemples
rapportés dans ce livre. Les condamnations du jeu lors des chapitres
généraux des ordres monastiques, les mises en garde des prédicateurs,
les châtiments surnaturels qui frappent les joueurs dans les récits de
miracles semblent attester par leur nombre et leur répétition une pra-
tique fréquente, voire une tolérance tacite du jeu dans les cloîtres. La
raison première en est que le monastère (Bénédictins, Cisterciens),
l’abbaye de chanoines réguliers (Prémontré, Victorins, etc.) et plus en-
core le couvent des nouveaux ordres religieux (Franciscains, Domini-
cains) à partir du XIIIe siècle, ne sont pas coupés du monde qui les en-
2 Hildesheim, Dombibliothek, Hs. St. Godehard, 1. Cf. Der Albani Psalter. Originalge-
treue Faksimile-Edition der Bilderhandschrift, Madrid 2007.
VIII Jean-Claude Schmitt
toure et dans lequel ils recrutent nécessairement leurs nouveaux
membres. Les moines, les frères, sont des convertis introduisant dans
les murs de l’abbaye des savoirs et des comportements qui résistent
peu ou prou à une totale acculturation. La Vie de Sainte Radegonde ap-
porte sur cette perméabilité des murs du monastère un éclairage pré-
cieux3 : alors qu’un soir, des laïques dansaient autour du monastère
poitevin et faisaient grand tumulte, une moniale dit par plaisanterie à
la sainte abbesse : « Madame, j’ai reconnu une de mes chansons lancées
par les danseurs ». La sainte la rabroua, mais elle insista : « C’est vrai,
Madame, ce sont deux et même trois chansons que je viens d’entendre,
des chansons que j’ai retenues ». Certes, la sainteté de Radegonde
l’empêchait d’entendre les mélodies séculières qui s’infiltraient jusque
dans le monastère ; certes, il n’était plus question pour la religieuse
d’entonner dans le monastère de tels chants et moins encore d’esquisser
un pas de danse. Mais de son propre aveu, elle avait retenu les chansons
qu’elle avait elle-même composées dans sa vie antérieure et qui avait
fait sans doute sa réputation. La conversion n’oblitère pas la vie mon-
daine, elle en recouvre seulement l’empreinte sensible prête à se réveil-
ler. À cela s’ajoute que pendant longtemps, les enfants (pueri) furent
nombreux dans les monastères : pour eux, comme saint Benoît l’avait
prévu, la règle ne s’appliquait pas avec la même rigueur, ils bénéfi-
ciaient d’heures de récréation comme tous les écoliers du monde, et il
est probable que les marelles qu’on retrouve aujourd’hui gravées dans
la pierre de certains cloîtres leur sont dues.
Le thème de ce livre n’est donc pas aussi paradoxal qu’il peut sem-
bler au premier abord. Sans doute le plaisir de jouer, la distraction et la
vanité du jeu, et plus encore le caractère sacrilège des jeux de hasard,
n’avaient-ils en principe pas droit de cité dans les monastères et c’est
bien pourquoi Rabelais érigeait le jeu en nouvelle règle de son abbaye
de rêve. Non seulement le jeu et les plaisirs futiles qui détournent de la
contemplation et du service de Dieu étaient en principe bannis de la vie
monastique, mais ils étaient parfois la raison même de la conversion et
de l’entrée dans le monastère. La Vie de saint Malachie, écrite par Ber-
nard de Clairvaux, rapporte que Malachie admirait dans son enfance
un maître ès arts libéraux – un clerc par conséquent, mais vivant et
enseignant dans le siècle – qui jouait à la soule et inscrivait par des
3 La Vie de Sainte Radegonde par Fortunat. Poitiers, Bibliothèque Municipale, Ms. 250
(136), éd. par Jean FAVREAU, préface de Jean FAVIER, Paris 1995, pp. 108(cid:16)109
(cap. XXXVI, fol. 40 r(cid:16)40 v). La miniature correspondant au récit marque une nette
opposition entre l’espace architectural du monastère et de l’autel, devant lequel
l’abbesse et la nonne s’affrontent, et l’extérieur, où trois femmes laïques dansent en
se donnant la main.
Geleitwort IX
traits sur le mur les points qu’il avait marqués. Malachie le méprisa et
s’en alla chercher au monastère une vie plus « honnête ».4 Et pourtant,
entre jeu et monachisme, nombreuses sont les affinités sémantiques et
symboliques, multiples les points de rencontre jusque dans les pra-
tiques, par exemple entre la liturgie comme représentation et la repré-
sentation d’un mystère comme jeu, ludus. Entre l’interdit d’un côté, la
sublimation de l’autre, il y avait place dans le cloître, le chapitre, l’école
des novices, pour de nombreux comportements ludiques et divagations
récréatives de l’esprit, soit autant de moments de détente sans lesquels
la dure vie de moine eût été insupportable.
4 Intrans vero domum vidit virum ludentem subula crebrisque sulcantem tractibus nescio quo
notabili modo parietem: Bernardus Claraevallensis, Vita sancti Malachiae (BHL 5188),
1, 2, dans: Sancti Bernardi Opera Omnia, éd. par Jean LECLERCQ / Henri M. ROCHAIS,
Rome 1963, vol. 3, p. 311. Cet épisode fut diffusé dans les prêches destinés aux
moines cisterciens: cf. Collectio exemplorum cisterciensis in codice Parisiensi 15912
asservata, cura et studio Jacques BERLIOZ et Marie Anne POLO DE BEAULIEU (Corpus
Christianorum. Continuatio Mediaevalis 243: Exempla Medii Aevi 5), Turnhout
2012, XLVI, 4 et 506, pp. 165 et 463.