Table Of Content(Bulletin du
CERCLE THOMISTE
&aint~a^icetaS de (Zaen
SOMMAIRE N° 72
Nouvelle Série
Pages
1. M.-D. PHILIPPE. Rapports de l’homme avec Dieu
dans la perspective catholique .............................. 1
2. J. TONNEAU. Qu’est-ce que l’Evangile ? ................ 14
3. R. JACQUIN. Etienne Gilson et Dante Alighieri ... 23
4. Bibliographie ................................................................... 26
Trimestriel DECEMBRE 1975
Rapports de l'homme avec Dieu
dans la perspective catholique
Une telle question, étant donné tout ce qu’elle implique, peut
se traiter de multiples manières. On pourrait montrer comment Dieu,
dans sa pédagogie divine, appelle progressivement l’homme à une
union de plus en plus profonde avec Lui ; on pourrait montrer com
ment les mystiques chrétiens ont conçu ces rapports de l’homme avec
Dieu et, parmi tous les mystiques, comment Marie, leur Mère, a
vécu de cette union. On pourrait aussi, selon la théologie scientifique
traditionnelle de l’Eglise catholique, étudier la nature propre de ces
rapports de l’homme avec Dieu, en distinguant avec précision les
liens naturels de l’homme avec Dieu et les liens nouveaux réalisés
par la grâce et les vertus théologales — comme S. Thomas le fait
dans sa Somme théologique. On pourrait montrer comment l’Eglise
catholique a toujours eu le souci de sauvegarder, tant au niveau
personnel qu’au niveau communautaire, la vie contemplative — c’est-
à-dire une vie totalement consacrée à la recherche de Dieu — indi
quant par là le prix qu’elle attache à ces liens personnels de l’homme
avec Dieu. On pourrait enfin montrer, d’un point de vue psycholo
gique et sociologique, les conditions requises pour cette union de
l’homme avec Dieu et les obstacles qui, constamment, s’y opposent,
surtout à notre époque. Etant donné les limites de cet article
et l’intention de l’ouvrage en lequel il s’insère, il nous a semblé pré
férable de préciser successivement divers aspects essentiels de ces
rapports de l’homme avec Dieu. *
1. L’homme, fait pour Dieu, vit ici-bas dans l’attente de la vision
de Dieu.
Dans la perspective de la Révélation chrétienne, l’homme est fait
en premier lieu pour Dieu ; sa destinée ne peut être séparée de celle
de son Dieu, Créateur et Père. Quand l’homme oublie son Dieu, il est
* Cet article avait été demandé au R.P. Philippe pour VEncyclopédie
de l’homme religieux, dirigée par Maryse Choisy, qui nous a autorisés à
en publier le texte. Ainsi s’explique d’une part le titre de l’article, d’autre
part la manière dont il est composé et rédigé. (N.D.L.R.).
1
comme un errant qui ne sait plus où il va, car il ne peut trouver son
vrai bonheur qu’en Dieu, qu’en Lui étant personnellement uni dans
l’amour. Le rapport de l’homme avec Dieu est donc essentiel et
radical.
Mais tant qu’il est ici-bas, sur cette terre, l’homme est comme
un pèlerin en quête de son Dieu, il tend vers Lui, il est en attente de
la vision béatifique. Alors seulement il pourra Le voir tel qu’il est,
face à face, dans la lumière même de Dieu. L’Ecriture, pour expri
mer la plénitude de cette union de l’homme avec son Dieu dans
l’au-delà, parle des « noces ». de la Jérusalem nouvelle avec l’Agneau
qui est sa lumière, pour bien nous faire comprendre que cette union
se réalisera dans la Lumière et dans l’Amour : il n’y aura plus
d’obscurité ni de larmes (1).
Cependant cette vision ne peut se réaliser ici-bas. Elle est vécue
comme une promesse et doit nous maintenir en attente.
2. En raison du péché, l’homme doit renaître de l’Esprit, qui lui fait
vivre la vie du Fils de Dieu.
Si l’Eglise catholique affirme que l’homme est fait en premier
lieu pour Dieu, elle affirme aussi qu’à cause du péché originel et de
ses péchés personnels, l’homme est incapable par lui-même d’atteindre
immédiatement Dieu, de réaliser son bonheur parfait. C’est par la
grâce de Dieu, par un don miséricordieux du Père, que l’homme est
pardonné, qu’il est sauvé et vit dans l’intimité de son Dieu. Cette
grâce, promise aussitôt après la première chute, a d’abord été donnée
à Abraham et à sa descendance : c’est l’alliance première avec le
peuple d’Israël ; puis elle a été donnée pleinement par le Christ Jésus.
Pour bien nous faire comprendre la nécessité de cette grâce si nous
voulons vivre du mystère de Dieu, Jésus affirme à Nicodème :
« A moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer au royaume
de Dieu » (2).
Cette naissance nouvelle à partir de l’Esprit se réalise dans le
mystère du Christ crucifié. C’est à la Croix que Jésus, le Sauveur,
nous donne Sa vie de Fils bien-aimé du Père. C’est à la Croix qu’il
nous fait comprendre combien le Père nous aime et nous attire dans
Son Amour pour que nous vivions, non plus comme des esclaves,
mais comme des amis et des fils. Cette vie de fils de Dieu, nous la
vivons ici-bas dans la foi, l’espérance et l’amour ; c’est-à-dire que
nous la vivons réellement dans l’amour, mais dans l’obscurité de la
foi et la pauvreté de l’espérance. Nous savons qu’un jour nous possé
derons l’héritage du Fils bien-aimé (3), qu’un jour nous vivrons Son
(1) Cf. Apoc. ch. 21 et 22.
(2) Jn 3, 5.
(3) Cf. Rm 8, 17.
2
mystère de Lumière et d’Amour, mais ici-bas nous devons vivre le
mystère de la Croix, vivre cette grande victoire de l’Amour sur le
péché.
En recevant du Père le don du Christ crucifié, l’homme est donc
appelé par Dieu à vivre une vie de fils bien-aimé, une vie d’amour.
En Jésus il est uni à son Dieu, qui n’est pas seulement son Créateur,
mais aussi son Père. C’est par Jésus, en Lui, qu’il peut vivre du
Père. Dieu n’est plus lointain et inaccessible : Il est tout proche,
plus intime à l’homme que l’homme ne l’est à lui-même. Dans le
Christ, c’est la vie même de la Très Sainte Trinité, la vie du Père,
celle du Fils, celle de l’Esprit, qu’il doit vivre. La vie personnelle et
intime de Dieu, la vie de Son Amour fécond, lui est communiquée.
Il pénètre dans le secret personnel du Père, dans le secret du Fils, et
il doit garder ce secret d’Amour. Ce que Dieu vit nécessairement en
Lui-même, dans la Lumière de Son Amour, le chrétien le vit ici-bas,
par pure gratuité, dans l’obscurité de la foi et la pauvreté de l’espé
rance ; mais substantiellement c’est la même vie. Ayant reçu le
Christ, l’homme, par la grâce et l’Amour, est rendu « déiforme » ;
son activité propre sera donc bien la contemplation du Dieu-Trinité.
Cependant comprenons bien que cette contemplation n’est pas
une vision (4). «Nul n’a jamais vu Dieu», dit S. Jean dans le
Prologue de son Evangile (5). « Dieu, personne ne L’a contemplé »,
dit-il encore dans sa Première Epître (6). Et nous voyons bien ce
qu’il veut dire ; car ici, sur terre, nous demeurons dans la foi, dans
la pauvreté de celui qui ne voit pas et qui pourtant peut être bien
heureux dans sa foi (7), puisque celle-ci lui permet de vivre ce que
le Fils vit. Or « le Fils unique, qui est dans le sein du Père, Lui, L’a
fait connaître »(8). « Qui m’a vu, a vu le Père » (9). Par la foi en le
Fils qui voit le Père, qui Le contemple, nous pouvons contempler le
Père. Notre foi est contemplative, car elle nous fait adhérer à la
Lumière du Verbe et nous permet d’en vivre.
(4) Cf. S. Grégoire; de Nysse, La vie de Moïse, II, 163, trad.
J. Daniélou, 3e éd., Coll. « Sources chrétiennes » n" 1, éd. du Cerf 1968,
pp. 211-213 : « Ayant laissé toutes les apparences, non seulement ce que
perçoivent les sens, mais ce que l'intelligence croit voir, il tend toujours
plus vers l’intérieur jusqu’à ce qu’il pénètre, par l’effort de l’esprit, jusqu’à
l’invisible et à l’inconnaissable et que là il voie Dieu. C’est en cela que
consiste en effet la vraie connaissance de Celui qu’il cherche et sa vraie
vision, dans le fait de ne pas voir, parce que Celui qu’il cherche transcende
toute connaissance, séparé de toute part par son incompréhensibilité
comme par une ténèbre. C’est pourquoi Jean le mystique, qui a pénétré
dans cette ténèbre lumineuse, dit que 1 personne n’a jamais vu Dieu ’,
définissant par cette négation que la connaissance de l’essence divine est
inaccessible non seulement aux hommes, mais à toute nature intellectuelle. »
(5) Jn 1, 18.
(6) I Jn 4, 12.
(7) Cf. Le 1, 45, et Jn 20, 29.
(8) Jn 1, 18.
(9) Jn 13, 9.
3
Par la foi vivante, nous recevons le don du Paraclet, l’Esprit de
Vérité qui nous fait dire « Père » (10) et qui rend témoignage que
nous sommes fils, que nous sommes auprès du Père et que le Père
nous attire. L’Amour du Père s’impose de plus en plus à nous comme
ce qui est notre vie ; c’est un Amour qui s’impose dans la douceur
et qui attend de nous une réponse libre, sous la mouvance de l’Esprit
Saint qui nous conduit. « Ce sont ceux qui sont mûs par l’Esprit de
Dieu qui sont fils de Dieu » (11).
La contemplation du chrétien sur cette terre est donc une
contemplation toute différente de celle du philosophe ou de l’artiste ;
c’est une contemplation dans l’amour, fondée sur la foi et impli
quant l’exercice des dons du Saint-Esprit, avant tout celui du don
d’intelligence et du don de sagesse. C’est donc une contemplation
amoureuse qui nous connaturalise à celle du Fils. Nous savons que
sur terre nous ne pouvons contempler le « visage » de notre Père ;
mais nous pouvons, dans la foi vivante et dans l’amour, sous le
souffle de l’Esprit Saint, nous unir à la contemplation du Fils unique
et, en Lui, demeurer en présence du Père et avoir dès ici-bas un
pressentiment de Son mystère. Plus aimante que lumineuse, cette
contemplation est une connaissance par mode de « connaturalité »,
d’inclination, d’union, comme le dit St Thomas (12). « Et puisque
Dieu », écrit St Jean de la Croix parlant de l’âme, « Se comporte
alors en son endroit avec une connaissance simple et amoureuse, en
la façon de lui donner, de même l’âme doit aussi se comporter en son
endroit, en la façon de recevoir, avec une connaissance ou un regard
simple et amoureux, afin que par ce moyen une connaissance
s’assemble avec une autre, et un amour avec l’autre... » (13).
3. Amour et adoration.
Tout en étant transformé par la grâce et en vivant de la vie
même de Dieu, le chrétien demeure toujours une créature faite à
l’image de Dieu. C’est pourquoi, à l’imitation du Christ crucifié, son
union avec Dieu sera à la fois une unité de vie dans l’amour et une
adoration « en esprit et en vérité » (14). A la Croix, en effet, Jésus,
en aimant Son Père, Lui obéit en offrant Sa vie. L’Amour qu’il a
pour le Père se traduit dans Son obéissance et celle-ci dans un acte
d’adoration et d’holocauste. L’amour et l’adoration sont intimement
unis. L’amour pour le Père, par et dans le Fils unique, donne au
chrétien qui vit de ce mystère de la Croix un sens toujours plus
(10) Cf. Ga 4, 6 ; Rm 8, 15.
(11) Rm 8, 14.
(12) Cf. Somme théologique, Ila-IIae, q. XLV, a. 4.
(13) Vive flamme d’amour, strophe III, vers 3 ; dans les Œuvres
spirituelles de S. Jean de la Croix, éd. L.M. de S.-Joseph, Desclée
De Brouwer 1949, p. 1042.
(14) Jn 4, 24.
4
profond de la Majesté du Dieu-Créateur, de Sa grandeur, de Sa
Toute-Puissance. En l’aimant en fils, il pénètre plus avant dans Son
mystère sous le souffle du don de piété, et découvre ce qu’est le
Dieu-Créateur ; par le fait même, l’exigence de l’adoration s’impose
avec plus de force. L’amour, loin de supprimer l’adoration, la réclame
avec une intensité nouvelle, ce qui est normal : plus on aime une
personne, plus on la respecte. Et cette adoration, prenant naissance
dans l’amour, est d’autant plus intérieure et plus vraie : elle réclame
que ce soit celui qui adore qui s’offre lui-même en holocauste. L’ado
ration en esprit et en vérité demande que celui qui adore remette
son esprit entre les mains du Père. Si donc l’homme est uni à son
Dieu comme un enfant à son Père et vit de Sa propre vie, il Lui est
uni aussi comme une créature qui respecte infiniment son Créateur,
qui reconnaît tous les droits de la Majesté souveraine de Dieu, source
de son être, et qui se soumet religieusement à Sa Toute-Puissance
d’Amour.
La grâce chrétienne permet donc à l’homme de connaître avec
son Dieu cette double relation d’adoration et d’amour, d’holocauste
et de contemplation. Ces deux relations, loin de s’opposer, coopèrent
et s’intensifient mutuellement. Sans se confondre, elles impliquent un
ordre : l’adoration plénière (celle qui implique l’holocauste) est ordon
née à l’exercice le plus divin de la charité : la contemplation.
4. Conversion.
Mais l’homme, s’il est créé à l’image de Dieu, est aussi une
créature capable de pécher et qui, de fait, a péché. « Si nous disons :
* Nous n’avons pas de péché ’, nous nous abusons, la vérité n’est pas
en nous » (15). Aussi les rapports de l’homme avec Dieu impliquent-
ils un mystère de conversion, une metanoia. Le chrétien, qui vit
lui-même du pardon du Christ, est appelé à être responsable, avec
le Christ et en Lui, de tous les pécheurs, ce qui lui donne un sens
très aigu de l’iniquité du monde. Sous la mouvance du don. de
science qui lui fait connaître la faiblesse et l’orgueil des hommes,
et du don de crainte qui lui fait ressentir et craindre tout ce qui
peut déplaire à Dieu, le chrétien se présente sans cesse à Lui comme
l’enfant prodigue : « Père, j’ai péché contre le Ciel et contre toi ;
je ne mérite plus d’être appelé ton fils » (16). Il ne cesse de demander
pardon au Père et à Jésus qui est notre « avocat auprès du Père »
et «victime de propitiation pour nos péchés» (17).
Si donc l’union du chrétien avec le Père, dans le Christ crucifié,
implique bien avant tout l’amour et l’adoration, elle implique aussi
une attitude de repentir, de pénitence qui, vécue dans la foi, associe
le chrétien au mystère de l’agonie et de la Croix. C’est par là qu’il
(15) I Jn 1, 8.
(16) Le 15, 18-19 et 21.
(17) I Jn 2, 1-2.
5
expérimente les profondeurs, l’abîme de la miséricorde du Père sur
lui, par et dans la miséricorde de Jésus crucifié : « le sang de Jésus,
son Fils, nous purifie de tout péché» (18). Sainte Thérèse de
l’Enfant-Jésus nous rappelle combien est essentielle, dans nos rap
ports avec Dieu, cette confiance inconditionnée en Sa miséricorde de
Père, qui nous sauve dans le Sang du Christ. Et Catherine de Sienne
nous communique ces paroles du Père : « Si la connaissance d’elle-
même et la pensée de ses péchés n’étaient pas accompagnés du sou
venir du Sang et de l’espérance de la miséricorde, [l’âme] serait
envahie par le trouble. Cette confusion où le démon l’aurait jetée,
sous prétexte de contrition et de regret du péché, l’entraînerait à la
damnation éternelle ; car ne trouvant plus d’appui sur le bras de ma
miséricorde, elle tomberait dans le désespoir» (19). La confiance en
la miséricorde du Père est victorieuse de toute angoisse.
4. Adoration contemplative et charité fraternelle.
Si la grâce chrétienne unit, dans l’amour, la contemplation et
l’adoration, elle unit également l’adoration contemplative et la charité
fraternelle. Ici encore, le mystère du Christ crucifié nous manifeste
ce réalisme divin de l’amour capable d’unir des exigences qui, selon
notre psychologie humaine, sont très distinctes et impliquent, pour
s’exercer, des conditions très différentes. L’adoration, en effet, met
l’homme dans la solitude ; elle le sépare de la communauté des
hommes. La charité fraternelle et la miséricorde, au contraire,
demandent le contact avec les autres hommes. A la Croix, Jésus, en
s’offrant au Père en holocauste d’amour, est en même temps totale
ment donné aux hommes. Il est le Bon Pasteur qui donne sa vie pour
ses brebis et leur témoigne par là Son Amour infini : « Il n’est pas
de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (20). C’est
dans le même geste, c’est dans la même offrande, qu’il est tout entier
donné au Père et tout entier donné aux hommes. En Lui, le don à
Dieu et le don aux hommes s’identifient.
Le chrétien, étant membre vivant du Christ, doit vivre du
même mystère. Dans la charité, sous la mouvance des dons de
sagesse (21), de piété et de conseil, le don que le chrétien fait de
lui-même à Jésus, et par Jésus au Père, s’achève dans le don de
lui-même à ses frères. L’union à Jésus, et par Lui au Père, demande
d’aimer tous ceux que Jésus a aimés, et de Les aimer comme II les
a aimés (22). La charité chrétienne réalise un lien tel entre Dieu et
les hommes, que S. Jean peut affirmer : « Celui qui n’aime pas n’a
(18) I Jn 1, 7.
(19) Dialogue, LXVI (trad. J. Hurtaud, Lethielleux 1930, I, p. 222).
(20) Jn 15, 13.
(21) Le don de sagesse, dit Jean de S. Thomas, « produit un amour
qui non seulement nous unit à Dieu, mais aussi aux créatures aimées de
Dieu» (Traité des dons du S. Esprit, trad. R. Maritain, Téqui 1950, p. 114).
(22) Cf. Jn 15, 12.
6
pas connu Dieu, car Dieu est Amour » (23). « Si nous nous aimons
les uns les autres, Dieu demeure en nous, en nous Son Amour est
accompli» (24). « Si quelqu’un dit ' J’aime Dieu ’ et qu’il déteste
son frère, c’est un menteur » (25).
Par la charité fraternelle, l’homme fait plus que médiatiser la
présence de Dieu : il devient, pour celui qui exerce cette charité
sous la mouvance de l’Esprit Saint, la présence même de Jésus, celle
de son Dieu d’Amour. Un S. Vincent de Paul nous le manifeste bien,
qui, faute d’avoir rencontré un pauvre durant la journée, s’attristait
ne n’avoir pas rencontré le visage du Christ.
Pour saisir combien la vie d’amour avec Jésus réalise une pléni
tude dans le cœur de l’homme, il faut se rappeler la signification
des béatitudes évangéliques. Elles nous font comprendre comment
l’Esprit du Christ, qui nous est donné, transforme progressivement
notre cœur en l’agrandissant aux dimensions du Cœur de Jésus. Par
les dons du Saint-Esprit, toute la « pâte humaine » est transformée,
toutes nos facultés sont surélevées dans leur exercice pour que la
volonté du Père s’empare de toute notre vie. Ce n’est pas seulement
dans la contemplation et l’adoration que l’homme vit de la présence
de l’Amour de son Dieu ; dans toutes ses activités, il coopère immé
diatement à la volonté de Jésus et du Père, il vit de leur Esprit de
Vérité et d’Amour et coopère à leur bon plaisir. L’homme devient
vraiment l’ami de son Dieu, son coopérateur ; car Dieu s’empare de
toute son âme et de toutes ses énergies et se sert de lui comme un
ami se sert de son ami. « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je
vous envoie », dit Notre-Seigneur à ses apôtres (26). De même que
Lui « ne peut rien faire de Lui-même qu’il ne voie faire au
Père » (26), le chrétien qui vit pleinement sa vie de chrétien, sarment
uni au cep (28), n’agit qu’uni à Jésus, demeurant en Lui et portant
pour la gloire du Père beaucoup de fruit (29). «L’Epouse, écrit
Sainte Thérèse d’Avila parlant de l’âme unie à Dieu, ne cherche que
l’honneur et la gloire de Dieu en tout (...). Les âmes que Dieu élève
à cet état (...) n’ont d’autre but que celui de servir et de contenter
le Seigneur (...). Elles savent l’amour que Dieu porte à ses fidèles
serviteurs ; aussi elles sont heureuses de se priver de ses douceurs
et de ses biens pour Lui plaire en servant le prochain » (30).
Le chrétien qui vit pleinement de l’Amour de son Dieu devient
témoin de cet Amour ; à la suite du Christ crucifié, il doit être
(23) I Jn 4, 8.
(24) Ibid. 4, 12.
(25) Ibid. 4, 20.
(26) Jn 20, 21.
(27) Jn 5, 19.
(28) Cf. Jn 15, 1 sq.
(29) Jn 15, 4-5 et 8.
(30) Pensées sur l’Amour de Dieu, ch. VII ; dans les Œuvres
complètes, trad. du P. Grégoire de S. Joseph, éd. du Seuil 1948, p. 1450.
7
« témoin fidèle de la Vérité » (31) ; ce témoignage, comme les
premiers chrétiens l’avaient si bien compris, implique le martyre,
acte héroïque qui ne peut s’effectuer que sous la mouvance du don
de force et qui manifeste de la façon la plus excellente la perfection
de la charité.
6. Marie, modèle de cette union du chrétien avec Dieu.
De fait, l’alliance chrétienne a commencé par Marie. Dieu a
voulu nous donner Son Fils en Le donnant à Marie. Il lui a demandé
de coopérer personnellement et intimement au mystère de l’incarna
tion en devenant la Mère du «Verbe devenu chair» (32). Marie a
répondu librement à cette demande du Père par son fiat, fruit de sa
foi, de son espérance et de son amour. Elle acceptait ainsi le service
de sa maternité divine : la créature devenait la Mère de son Dieu,
formant le Corps du Fils unique du Père, Lui communiquant sa vie.
Il s’agit bien là d’un rapport tout nouveau de la créature avec Dieu,
un rapport dont la signification demeure un mystère. En effet
Marie, par· sa maternité divine, pénètre d’une manière unique dans
le mystère de la Très Sainte Trinité. Elle reçoit le secret du Père
comme son propre secret, en y coopérant de la manière la plus per
sonnelle qui soit. La vie chrétienne commence par ce fiat contem
platif de Marie — elle adhère, dans sa foi aimante, au don que le
Père lui fait de Son Fils — et par sa coopération maternelle : met
tant au service de Dieu toutes les forces vives de la nature humaine,
elle coopère avec Lui au mystère de l’incarnation. C’est là, ne
l’oublions jamais, qu’est l’origine de la vie chrétienne.
Mais le Père ne demande pas seulement à Marie cette coopéra
tion maternelle : former le Corps de Son Fils Bien-aimé. Il lui
demande aussi de coopérer à l’œuvre propre de Son Fils, de coopérer
au mystère de la Croix. Marie, debout près de la Croix, vit dans sa
foi, son espérance et son amour ce que Jésus vit dans Son Amour
infini. Elle le vit en dépendance de Lui et par Lui ; elle le vit toute
relative à Lui. Avec Jésus, elle accepte la volonté mystérieuse du
Père ; avec Lui elle adore cette volonté ; avec Lui elle offre sa vie
pour le salut du monde. Par là elle achève en son âme le sacrifice de
son Fils puisque, le vivant dans la foi et l’espérance, elle lui permet
de s’emparer de toute l’intelligence humaine et de tous les désirs
humains. N’est-ce pas là la réalisation de la prophétie d’Osée :
sponsabo te in fide, sponsabo te in misericordia (33) ? Marie n’est-
elle pas alors la Femme, la créature qui, dans sa foi, peut offrir au
Père, par son Jésus, son intelligence en ce qu’elle a de plus vital et
de plus autonome et qui, dans son espérance toute divine, doit
espérer au delà de tout désespoir ? Rien n’est plus éprouvant pour
(31) Cf. Apoc. 3, 14.
(32) Jn 1, 14 : o Logos sarx égéneto.
(33) Cf. Osée, 2, 21-22.
8
la foi de Marie que la crucifixion de son Fils, puisque, apparemment,
tout est contradictoire : l’Ange n’avait-il pas promis qu’il régnerait
sur la maison de David éternellement ? Or II est rejeté de son peuple
comme le plus néfaste des criminels. Dans sa foi héroïque et toute
pure, dans son espérance toute pauvre, Marie coopère comme la
Femme au mystère de la Rédemption, et Jésus le lui révèle en lui
disant : « Femme, voilà ton fils » (34). A la Croix elle regarde Jean
comme son fils, et en lui l’Eglise. Elle vit pleinement, et d’une
manière unique, le précepte ultime de la charité fraternelle.
Par la volonté de Jésus à la Croix, elle devient la Mère de toute
grâce : « car telle est la volonté de Dieu, qui a voulu que nous ayons
tout par Marie » (35). « Dieu le Saint-Esprit veut se former en elle
et par elle des élus» (36).
La double coopération de Marie à l’œuvre de Dieu, sa double
maternité, est comme un modèle très pur et très parfait qui montre
comment la créature doit vivre de la volonté de son Dieu, de son
Père, et de Celui qui lui est donné par le Père : le Fils bien-aimé.
C’est dans l’amour, sous l’ombre de l’Esprit Saint, que Marie vit cette
double fécondité ; c’est dans l’Amour, sous la mouvance de l’Esprit
Saint, que la créature doit porter beaucoup de fruit et vivre cette
ultime exigence de la charité fraternelle.
7. L’Eucharistie, sacrement d’Amour.
L’alliance chrétienne, si elle a commencé avec Marie à l’Annon
ciation, si elle s’est accomplie et achevée en elle, se réalise officiel
lement par l’institution de l’Eucharistie, alliance dans le Corps et le
Sang du Christ. Et Jésus a voulu instituer l’Eucharistie juste avant
le sacrifice de la Croix, pour qu’elle soit toujours pour nous le
mystère qui annonce celui de la Croix et de la Résurrection.
L’Eucharistie est le sacrement de l’Amour. C’est le signe, l’ins
trument divin qui nous montre combien Jésus nous aime, puisque, par
le mystère de la transsubstantiation, Il nous donne Son propre Corps
et Son propre Sang pour nous communiquer Son Amour de la
manière la plus personnelle et la plus efficace qui soit : comme notre
pain et notre vin. Il veut être pour nous l’aliment le plus nécessaire,
celui dont nous nous servons substantiellement, celui qui nous est
tout relatif. Dieu, par Amour, veut être relatif à Sa créature pour
que celle-ci L’aime librement et puisse vivre plus intimement de Lui :
« Celui qui mange ma chair et boit mon Sang demeure en moi, et
moi en lui» (37). L’Eucharistie, sacrement de l’unité, doit nous
(34) Jn 19, 26.
(35) Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, dans les Œuvres
complètes de S.L.M. Grignion de Montfort, éd. du Seuil, p. 499, § 25.
(36) Op. cit. p. 505, § 34.
(37) Jn 6, 56.
9
