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PRÉDICATION ET LITURGIE AU MOYEN ÂGE
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BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE CULTURELLE
DU MOYEN ÂGE
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Collection dirigée par
Nicole BÉRIOU et Franco MORENZONI
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PRÉDICATION ET LITURGIE
AU MOYEN ÂGE
Études réunies par
Nicole BÉRIOU et Franco MORENZONI
2008
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© Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium
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or otherwise, without the prior permission of the publisher.
D/2008/0095/36
ISBN 978-2-503-52432-0
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ABRÉVIATIONS
AASS Acta Sanctorum
AFH Archivum Franciscanum Historicum
AFP Archivum Fratrum Praedicatorum
AHDLMA Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge
Annales. É.S.C Annales. Économie, Sociétés, Civilisations
BM Bibliothèque municipale
BNC Biblioteca Nazionale Centrale
BnF Bibliothèque nationale de France
BPhM Bulletin de philosophie médiévale
CC CM Corpus Christianorum. Continuatio mediaeualis
CC SL Corpus Christianorum. Series latina
CISAM Centro italiano di Studi sull’Alto Medioevo
CNRS Centre National de la Recherche Scientifique
CPG Clavis Patrum Graecorum, vol. 3, éd. M. Geerard, Turnhout, 1979
IGI Indice Generale degli Incunaboli d’Italia
IMSSS International Medieval Sermon Studies Society
MÉFRM Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge
MGH SS Monumenta Germaniae Historica, Scriptores
PG J.-P. Migne, Patrologiae cursus completus… Series graeca
PL J.-P. Migne,Patrologiae cursus completus … Series latina
PUF Presses universitaires de France
RSPhT Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques
RTAM Recherches de théologie ancienne et médiévale
SC Sources chrétiennes
ST Studi e Testi
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Nicole BÉRIOU
INTRODUCTION
L’une des pages consacrées à la fête de saint Thomas d’Aquin dans le
splendide recueil manuscrit du XIVe siècle, aujourd’hui conservé à la biblio-
thèque des Prêcheurs de Bologne sous la cote Corale 26 et jadis utilisé par les
frères pour la célébration des offices de chœur dans l’église de leur couvent, est
ornée d’une lettre historiée dans laquelle le saint auréolé, juché sur une mo-
deste chaire portative, s’adresse à un auditoire attentif de laïcs, tandis que son
socius, isolé en contrebas, à gauche du prédicateur, médite silencieusement ses
paroles1. Thomas ne se serait sans doute pas reconnu dans ce portrait idéalisé,
fort peu appliqué à restituer la physionomie réelle de celui qui, au témoignage
de tous ceux qui l’avaient connu, était indiscutablement corpulent2. La repré-
sentation de ce prédicateur en action n’est pas non plus l’image cultuelle du
saint que l’on attendrait spontanément, au regard de l’importance habituelle-
ment accordée à son œuvre magistrale: c’est celle-ci qui est la raison première
avancée pour sa canonisation, et c’est elle qui est exaltée dans les retables et les
fresques qui commémorent en des formes monumentales le génie intellectuel
du ‘Docteur Commun’ dans les couvents de son ordre3. Mais peut-être était-il
1 La miniature, postérieure à la date de la canonisation de Thomas (1323), est reproduite dans
l’illustration de couverture de ce volume. Elle est située au fol. 96r du manuscrit, au début du
Trait (rubrique: In festo sancti Thome de Aquino tractus) dont les premiers mots sont: «Quasi
stella / matutina in medio / nebule et quasi lu/na plena in diebus». Sur ce manuscrit de taille
imposante (54x38cm), où l’office de saint Thomas (fol. 95-103) est copié à la suite d’une série de
messes votives, et qui présente huit lettres historiées de ce type, voir P. V. Alce et
P. A. D’Amato, La biblioteca di San Domenico in Bologna, Florence, Olschki, (Monografie e cataloghi
5), 1961, p. 147-148. Je remercie le père bibliothécaire Angelo Piagno pour les précisions relati-
ves à ce Coralequ’il m’a aimablement fait transmettre.
2 Cfr J.-P. Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin, sa personne et son œuvre, Paris et Fribourg
(Vestigia13), 1993, p. 407-408. Sur l’apparence physique de Thomas, suggérée dans la repré-
sentation bien rebondie de son âme sur les fresques de Santa Maria in Piano, à Loreto
Apruntino, dans les Abruzzes, voir aussi J. Baschet et J.-Cl. Bonne, «La chair de l’esprit. Apro-
pos d’une image insolite de Thomas d’Aquin», dans L’Ogre historien. Autour de Jacques Le Goff.
Textes rassemblés par J. Revel et J.-Cl. Schmitt, Paris, Gallimard, 1998, p. 193-221. Je remercie
Jean-Claude Schmitt d’avoir attiré mon attention sur cette étude.
3 Sur la canonisation et ses motifs, voir Ibidem, p. 433-478, et A. Vauchez, «Les canonisations de
saint Thomas et de saint Bonaventure: pourquoi deux siècles d’écart?», dans 1274, année char-
nière. Mutations et continuités, Paris, 1977 (Colloques internationaux du CNRS 558), p. 753-767.
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8 Nicole Bériou
opportun, dans un livre liturgique fait pour guider la prière de la commu-
nauté, de célébrer ainsi à l’aide d’une image qui n’était destinée qu’aux reli-
gieux du couvent, l’accomplissement – au demeurant bien attesté au cours de
la vie de Thomas, à Paris et à Naples – de la mission première des frères dits
‘prêcheurs’4. Avec une belle économie de moyens qui n’enlève rien à la qualité
de composition et à la sûreté de la représentation, l’enlumineur a en même
temps donné à voir l’assemblée formée autour de lui, sur un fonds uniformé-
ment bleu orné en son pourtour de discrets filigranes, où il serait vain de cher-
cher la moindre allusion à un espace proprement liturgique. Ce qu’il a surtout
cherché à montrer est la force d’une parole captivante en train de s’exercer, à
proximité immédiate de l’orateur, sur ceux qui ont le regard fixé sur lui ou qui
l’écoutent intérieurement, et au-delà du cadre où se trouve inscrite la lettre ma-
juscule initiale du premier mot de l’antienne d’ouverture de l’office, sur les
trois hommes debout, saisis dans la même posture, subjugués, et comme prêts
à rejoindre le cercle des auditeurs du saint.
Il faut en convenir, la mise en scène de la prédication de Thomas dans le
manuscrit de Bologne cultive la discrétion sur la dimension liturgique de cette
prise de parole, au profit d’une représentation suggestive de ce que fut la nou-
velle parole des Mendiants au XIIIesiècle5, résolument proche de tous les audi-
toires potentiels qui pouvaient être réunis à l’improviste autour des frères, en
tout lieu et à tout moment de leur itinérance. À l’image de cette lettre historiée,
silencieuse sur le rapport éventuel entre prédication et liturgie alors même
qu’elle est peinte dans un livre destiné aux célébrations des offices, il faut
d’emblée observer que le lien entre ces deux composantes essentielles de la vie
religieuse, dont on pourrait penser qu’il allait de soi au Moyen Âge, en cons-
tatant sur un autre plan la banalité du critère liturgique dans le classement des
pièces réunies dans les homéliaires, puis dans les recueils de sermons modèles,
n’est en réalité ni évident, ni sans doute nécessaire.
Prédication, et liturgie: les deux termes relèvent de contextes linguis-
tiques bien distincts, et seul le premier a eu cours depuis les premiers temps de
l’histoire de la christianisation, en grec comme en latin, avant de s’introduire
dans le vocabulaire des langues vernaculaires, pour désigner le mode privilé-
gié de dissémination du message religieux chrétien, en référence à l’injonction:
L’exaltation de la vérité contenue dans les écrits de Thomas a donné naissance au sujet fameux
du Triomphe de saint Thomas foulant aux pieds Averroès (Andrea Bonaiuti, salle capitulaire
du couvent de Santa Maria Novella à Florence, dite ‘Chapelle des Espagnols’; Francesco Traini,
retable du couvent de Santa Caterina de Pise; Benozzo Gozzoli, tableau, aujourd’hui au Musée
du Louvre).
4 Sur la prédication de Thomas, cfr L.-J. Bataillon, La prédication au XIIIesiècle en France et en Italie.
Études et documents, Aldershot (Variorum, Collected Studies SeriesCS402), 1993, XV-XX.
5 J. Le Goff et J.-Cl. Schmitt, «Au XIIIesiècle: une parole nouvelle», dans Histoire vécue du peuple
chrétien, sous la dir. de J. Delumeau, Toulouse, 1979, vol. I, p. 257-279.
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Introduction 9
«Allez dans le monde entier, prêchez l’évangile à toute créature6», et dans la
ligne des modèles fondateurs des prises de parole du Christ et de ses disciples
mises en scène dans les récits de prédication des Évangiles et des Actes des
Apôtres. L’usage du mot ‘liturgie’, en revanche, assez vite popularisé au sein
de l’Église grecque et des Églises d’Orient par la désignation canonique de l’as-
semblée eucharistique sous le nom de ‘Sainte et Divine Liturgie’, a connu une
acclimatation beaucoup plus tardive dans le vocabulaire savant de l’Église la-
tine, où il n’est guère attesté avant le XVIesiècle7. Il récapitule alors un ensem-
ble disparate de notions qui, elles, existaient depuis longtemps, sous les noms
de cultus (le culte rendu à Dieu), de divina (ou ecclesiastica) officia ou de caere-
monia, et il renvoie aussi à des pratiques concrètes séculaires comme la récita-
tion des heures canoniques ou Opus Dei, les bénédictions et les consécrations,
l’administration des sacrements, et naturellement, la messe et les processions8.
Entre la démarche de louange à Dieu dans la prière, d’une part, et la démarche
de sollicitation de son intervention afin que les divers actes liturgiques reçoi-
vent de lui l’efficacité symbolique qu’on leur prête, d’autre part, il existe une
parenté certaine, même si aucun mot au Moyen Âge ne les nomme en les en-
globant tous sous une seule désignation9; et la cohérence est encore renforcée
par la place qui revient aux clercs – et plus précisément, aux prêtres – dans
l’accomplissement des rites, et parmi les différentes formes de prière publique,
dans la célébration de la messe.
La réitération, génération après génération, de ces actes vite stabilisés
dans leur déroulement, et ensuite peu sujets au changement, a fortement
concouru à façonner la société ecclésiale, qui se reproduisait par le truchement
du recours aux mêmes gestes et aux mêmes paroles, quasi immuables, et qui
affirmait aussi son identité et sa cohésion à la faveur des rassemblements im-
pliqués par la plupart des cérémonies, dans un temps rythmé par les sonneries
de cloches au quotidien et par le cycle des grandes fêtes de l’année liturgique
dans la plus longue durée10. Les paroles qui accompagnaient l’ensemble des
6 Mc 16, 15; ce verset, inclus dans l’ultime discours de Jésus avant son ascension au ciel, fait par-
tie du texte de l’évangile lu lors de la messe du jeudi de l’Ascension.
7 Voir P.-M. Gy, «Rites et cérémonies, liturgie, culte. Les noms de la liturgie dans l’Occident mo-
derne», dans Idem, La liturgie dans l’histoire, Paris, 1990, p. 177-184.
8 Voir en général, outre l’ouvrage cité à la note précédente: É. Palazzo, Liturgie et société au Moyen
Âge, Paris, 2000; L’Église en prière, sous la dir. de A. G. Martimort, Paris et Tournai,
3e éd., 1965; plus particulièrement sur la prière: Prier au Moyen Âge. Pratiques et expériences
(Ve-XVe siècles), Textes traduits et commentés sous la direction de N. Bériou, J. Berlioz et
J. Longère, Turnhout, (Témoins de notre Histoire), 1991; La prière et latin de l’Antiquité au
XVIe siècle. Formes, évolutions, significations, sous la dir. de J.-F. Cottier, Turnhout (Collection
d’Études Médiévales de Nice6), 2006.
9 Orare, cependant, signifie aussi bien parler que prier, et si le deuxième sens est le plus usuel, en
revanche, oratorcomme oratiogardent couramment leurs deux sens dans les usages médiévaux.
10 Cfr Le temps chrétien de la fin de l’Antiquité au Moyen Âge, IIIe-XIIIesiècles, Paris (Colloques interna-
tionaux du CNRS604), 1984; J. Le Goff, «Au Moyen Âge: temps de l’Église et temps du mar-
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rites étaient en grande partie issues des textes de l’Écriture et de la contempla-
tion qui s’en était nourrie, produisant de la sorte un discours qui avait valeur
de profession de foi et qui était susceptible d’assumer les fonctions d’une véri-
table catéchèse. La lecture régulière de l’Évangile à la messe, entourée d’un ri-
tuel particulièrement solennel11, constituait en outre une forme immédiate de
contact avec la Parole de Dieu, et à l’occasion de sa proclamation, il se produi-
sait, pour ceux qui l’entendaient, un véritable avènement de Dieu dans
l’histoire des hommes. Considérée dans la diversité de ses composantes, la li-
turgie était donc, du point de vue religieux, la structure portante professant la
foi et imprimant sa marque sur la société en référence au message chrétien pro-
clamé et traduit à la fois en gestes, attitudes, mouvements et paroles qui étaient
autant d’expressions de cette foi commune. Elle rendait cette référence
chrétienne pérenne par l’entretien de la mémoire que les rituels ne cessaient de
réactiver12, et elle orientait la perception du temps ordinaire de la vie des hom-
mes vers l’attente de son accomplissement eschatologique. Il était parfaitement
concevable de ménager à la prédication une place au sein de ces diverses
célébrations, en particulier pendant la messe. Plusieurs auteurs de manuels
consacrés à la description des offices ecclésiastiques l’ont fait13. Mais en dehors
de quelques phrases laconiques indiquant le moment où la prédication était
susceptible de prendre place – le plus souvent, en tant que devoir pastoral de
l’évêque – rien n’est dit dans ces manuels sur ce qu’elle est, ni sur la manière
de la pratiquer.
Au regard des rituels de la liturgie chrétienne précocement et profondé-
ment ancrés dans la vie sociale, la prédication semble avoir été, paradoxale-
ment, bien moins stable dans les pratiques religieuses ordinaires des sociétés
médiévales. Sans doute, elle tire une légitimité incontestable de l’Écriture
même, à partir de laquelle le modèle de référence donné par Jésus n’a pas
manqué d’être enrichi par celui des prophètes, et parmi eux, de Jean Baptiste
prêchant au désert, ainsi que par les conseils que saint Paul, lui-même expert
en prédication, a dispensé sur le sujet dans plusieurs de ses épîtres. Sans doute
aussi, des hommes dont l’envergure intellectuelle et spirituelle fut exception-
nelle l’ont beaucoup pratiquée, et en ont laissé suffisamment de traces pour
constituer des modèles à leur tour, tels Cyrille de Jérusalem, Jean Chrysostome
ou Augustin et, un peu plus tard, Césaire d’Arles puis Grégoire le Grand. Par
chand», Annales É.S.C., 1960, p. 417-433, repr. dans Idem, Pour un autre Moyen Âge. Temps, tra-
vail et culture en Occident: 18 essais, Paris, Gallimard, 1977, p. 46-65.
11 Sur ce point, je me permets de renvoyer à N. Bériou, «L’Évangile à la messe et dans la prédi-
cation en France méridionale aux XIIeet XIIIesiècles», dans Évangile et évangélisme (XIIe-XIIIesiècle),
Toulouse (Cahiers de Fanjeaux34), 1999, p. 27-48.
12 Sur la mémoire, voir M. Carruthers, Le livre de la mémoire. La mémoire dans la culture médiévale,
Paris, Macula, 2002.
13 Voir, ici même, la contribution de Martin Morard.
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