Table Of ContentJean-François Mattéi
Platon
et le miroir du mythe
...
- Essai-
~
Quadrig=e ---------
L----___
Je an-François Ma ttéi
Platon
et le miroir du mythe
De l'âge d'or à l'Atlantide
QUADRIGE 1 PUF
DU MËME AUTEUR
.uvrages
L'Étranger et le Simulacre. Essai sur la font/a/ion tle l'ontologie platoni
cieluze, Palls. PUF. 1983.
La métaph.vsifue " la limite. Cinq essais sur Heitleggel', en collaboration
avec Dominique Janicaud, Paris, PUF, 1983.
L 'ortlre tlu montle. Platon. Nietzsche. Heitlegger, Paris, PUF. 1989.
Pythagore et les pythagoriciens. Paris, PUF, 1993; 3Céd. revue el corrigée,
2001.
La barbarie intériellrfl. El'sai sur I~mm.nde motlerne. Paris, PUF, 1999;
3" éd. augmentée. 2001
Heitlegger et Haltlerlill. Le Quatlriparti. Paris, PUF, 2001.
Civilisation et barbarie. Réflexions sur le terrorisme contt!mporain, avec
Denis Rosenfield, Paris. PUF, 2002.
Étlilions
La naissance tle III raison en Grèce. Actes du Con~s international de
Nice de 1987. Paris, PUF, 1990.
Les Œuvres philosophifues, voL III de l'Encyclopétlie philosophifue univer-
selle. 2 1., Paris, PUF, 1992. .
Le Discour,l' philosophique, voL IV de j'Encydopétlie philosophique univer-
selfe. Paris, PUY. 1998.
Albert Camu., el la philosophie. avec Anne-Marie Ami.t, Paris. PUF. 1997.
La métaphysique tI'Emma'f.Ut~~;s. If ~, Nice, Vrin. 1999.
Philosopher en Jrançais,,,~:iQir(oge i/é ~(I"'pI~ephie et les langues natio-
nales. Paris. PUF.ilodi.· ,h •
ISBN 2 \3 051183 0
ISSN 029HJ489
Dépôt logal - 1 ~ édition, 1996
'" ~ilion • Quadrige. , 2002, novemble
C Pre...,. Universi.co de F~ance, 1996
Th.mis Philosophie
6, avenue ~iU~ 75014 "am
Pour Anne
Sommaire
UAœlAJIUi. - 9EMIYThéDJi&: Au seuil du Sacré • . . • . . • • . . . • • . . . . . .
,
CIiAPl'IlΠP~MIER . - Ae HNAI Ath6na.: Le sillon du mythe .... , . . . . . . 33
CHAPrIRE Il: - KP.NOtlKroDOs: Le mythe de l'Age d'or . . . . . . . . . • . . • 57
CHAPrIRE lU, - AnOAADNI Apollon: Le mythe du nombre nuptial •.• ,.. 81
CHAPl1'REIV._:l\IMIElHad~s:Lemythedela caverne _", ....... ,.. 109
CIlA1'II1ŒV. - ·I!PMH:r.IHetmà: Le mythe œ Jup:mcutdemier .. . . . .. . 137
CkAI'ITRE Vi. - 'EETlAlHestia : Le mythe di: rAme .. , . , • , , , • ____ •. , HiS
OI.l\PITRE Vil. - XAOtlCbaos: Le mytbe de la ClIt.ira 191
Dt4Pl'I1œ VUl. - ZE1'l:lZeus; Le mythe du temps . __ . _ • _ . . _ . _ . . . . _ 217
CHAPITRE IX. - 1I0ZEI6S1N/Posé;don: Le mythe de)' Atlantide .. , . _ . , . . 251
CH.l\PITRE X. - • EPOIlÉros: Le mythe de l'amour ___ . • • . . . . . . . . . • . 283
Bibliotrqphû .,'......,. _ _ _ _ .•... , , • , . • . • • • • . • ••.••.. , . 306
Indexrl(mt;,lum ••..... " .....• , .... ,., ••... " ......•• ,., 313
11Idex rervm ............ _. _ . ___ .. _ .. __ . __ , •. , _ ........ _ 321
Table Iksflgtl1es •........••....•. " •••.•.•.•.......• ' •• , 327
« Et c'est ainai, OI&UCOD, que le my!hc a êlë sauvê de l'oubli el
ne ,'cSI PIliDt perdu. li pourra DOU5 sauver !lOUa aussi si DOU5 y
ajoutcns fol; DOua palserODS alors daDs de boDDes toDditioas ~
fleuve du UlM cillous De louil~!IIIS pas Il.lle iÏII1e ...
Platca, fljpubliqw, X. 621 Il 8. t 3•
.:Tou~ Ie.s grands metapllYsicicas s'arrêtent av"", PlaIOD au
bord de œtte source. n.)' IOlit r~oin"parl!8 poetes de'lulIit et
de r.bsœrit6. car'<:e\le cie leur pcmie D'ost qw: celle du IlJII'I&C
lDeme en SOIl peint d'orilÏae .•
Etienne Ollaoa, Linguistiq,m et phUol<1Phic.
Liminaire
THÉMIS:
A U SEUIL DU SACRÉ
IC Quant li. la 8.alllé, el~ était resplendissanl~ lvoi<, œ ce
temPli 00 mem_ d'un cbœur folt\lllt, DOUS Il la suite de ail$,
d'au!Rs Il la SUÎIe de lei aUIre des dievll, 1I011S lIIl avioDS IIH
vision bienbeureuse ~t divine, en /le temps 00 DOUS ~tions initiés!
QC\le des iniliations dont c'estjrmk. (tMn~) de de qu'elle est la.
~éatitude suprêJUe. »
PlatoD, PIrU,~. 2SIb 6-9.
1
Au commencement est le mythe qui déplie le mystère de la nuit pour
laisser poindre la manière, toujours unique, dont le monde nous est
donné: «II étaÏl ulle jois. .. », ~\j n.ut• Et cette unique fois est d'autant
plus étrange qu'elle se répétera un nombre indéfmi de fois'au cours du
temps, de rlicits en récits, plus tard de lectures en lectures, pour confier
à la tradition une mémoire toujours vouée à l'oubli. Au commencement
est le mythe qui trace sa voie à la parole et commande dès l'origine, ~
ŒpI"Ç, « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut», à l'unisson des Muses aux
premiers vers de la Théogonie d'Hésiode2. A ce chant de l'origine, Platon
fera naturellement écho quand il prêtera ces mots à Socrate, au livre II
de la République: « Le commencement est, en toutes choses. ce qu'il y a
de plus grand» (clPX" 1mVTOç lpyou pÉYLO'!'ov)3. La fonction paradoxale du
mythe consiste à briser ce mutisme du commencement qui, d'emblée,
1. Pllton, ProtCCDI'IU. 321 c 8; PlWd~. 259 b6. Platon emploie aussi le seul adverœ -. u une
rois". po.u introduire le mythe: RiptlbJiqlll. U, 35941; X. 614b4.
2. Hésiode, niogolfit. 1/. 1: ~lt"""'·; cr. v. 36 et 38. "ad. de Paul Mazoo. Palis. La Belles
[etbS. 1947. L'cxp1QsiOll ~ oiplt>i<. .. depuis le k>mmencclMllt". revient aux 1/ers 45, Il S. 156, 2.3.
4111, 4S2; ..1 cipxiK. 1/.425. Pour j'aporie d'une pensée qui cbercbeà remonter aux orisine&, cr.ltémi
Brague, Le ncit du commencement, in Jean.François Malt~i (~d), la lIalssance de la raison en G.i<.,
Actes du conilRs de Nice, Paris, PUF, 1990, p. 23·31.
3. JUp. • Il, ID a 12. La priv\lègllaQCOtdé an IC co_œmeot" (o!n4) .. tetlouve aVeII: le pro
verœ pytbqo.icicu dO$ lAiI (VI. 7~ e6): «Le ~e DClCl!Ieol ett la moiti6 de tout. "
2 1'1zimis
échappe aux hommes, et à leur transmettre la parole des dieux pour
déployer la figure du monde en sa totalité. Le mythe est bien premier
parce que le silence garde sauf le seuil de la parole: qui le franchit, pour
remonter vers la SOUICe, rencontrera le dieu. Selon la sentence de Wal
ter F. Otto dans son Dionysos, «Olt commencement il y a toujours le
dieu »1.
Au couchant du mythe, qui est l'orient de la philosophie, Platon
aussi rencontre le dieu, mesure de toutes choses, et avec lui le mythe
auquel la dialectique devra être confrontée. On sait que la confrontation
ne tournera pas à l'avantage du mythe; en bien des passages, Platon
raille ces contes de bonnes femmes qu'il rapporte aux mères, aux nour~
rices ou aux vieiIles femmes2 ; et il est significatif que son premier mythe,
celui de Prométhée et d'épiméthée, soit placé dans la bouche d'un
sophiste'. D'une façon générale, les occurrences majeures du terme
mllÛlos dans les dialogues renvoient à des récits traditionnels de la Grèce
Par
ancienne, mis en vers Homère, Hésiode, ésope ou d'autres poètes.
c'est-à-dire à!lD mode de parole iéputée douteuse, fictive ou menson
gère', qui forme le plus extrême contraste avec l'argumentation ration
nelle du fondateur de l'Académie. Que peut en effet avoir de communia
démonstration logique du philosophe, contrÔlée et partagée par ceux
auxquels il s'adresse, avec }'exposé solitaire du poète ou du faiseur de
mythes, invérifUlble dans le meilleur des cas, quand il présente un sens
cohérent, immoral et de toute façon absurde, dans les autres cas.
puisque le récit mythique, dans la mesure où il prétend donner accès à
l'inaocessible, se livre sans retenue au prestige de l'illusion?
n
reste que ce même Platon, qui chasse Homère de la cité parfaite,
en dépit de la tendresse d'enfance qui le porte vers lui, se prend à son
tour à composer de beaux et pieux mensonges. de l'allégorie de la
caverne à la légende de l'Atlantide, ou à évoquer les traditions reli
gieuses, en rapportant la parole sacrée (~IILll) des Anciens qui étaient
plus proches des dieux~. Il emprunte à Hésiode, tout en le modifumt
1. W. F. 0110, DiDIIJI-. 1" mylAt ." If euh". w.d. liaaç. de P.L."" Paris, MCra&n! de Fr.mœ,
'~.p.34.
2. Pour les mira elles DourNa, cf. Y,.. Il.377"''. 381,6; L1i.r. x. 881d2-3. P ...... b
w:ilks femmes. cr. GgrgiM. 527 QS ;I«'p. • 1. 35Oe4; Lysi3. 2OSd2-1
3. Pro/Qlorlll. 320c3.322d5.
4. Cf. I«~p" Il. 377 d 5.() : Jl.;e.u~ tjIt",oi~. lC des r'cits mensollllcrS».
S. Philèb" 16 c 8.
profondément, le mythe des cinq races de l'humanité primitive, renoue
les ms de traditions oubliées pour évoquer l'âge d'or et la royauté de
Kronos, contie à une prêtresse pythagoricienne le soin d'éclairer la nais
sance d'Éros. et fait appel aux Muses, comme Homère et Hésiode, pour
n
poser à la cité l'énigme du nombre nuptial. met en scène, au carrefour
du monde, les trois juges suprêmes, Minos, Éaque et Rhadamanthe, qui
dénudent rame des morts, ou bien les Moires qui ment, mêtent et tIan
chent leur futur destin, puis, plus audacieux qu'Homère. brosse le cor
tège des dieux olympiens qui parcourent sur leurs chars le théâtre du
ciel. Enfin il se risque, pour exposer la naissance du monde et la venue
des êtres engendrés, à consacrer un dialogue tout entier, le Timée, à un
«mythe vraisemblable» qui est le premier système cosmologique de la
science. 00 ne peut manquer d'être étonné - et, sans doute par là, d'être
conduit à la philosophie - de voir le théologien qui reproche à Homère
de ridiculiser la divinité mêler à sa théologie et à sa science, et même à
la plus ha~ te science, ceDe du Bien, des éléments symboliquœ et allégo
riques qui relèvent, au sein de l'opinîon, moins de la {( croyance» (1clo-t1l;)
que de l' (<imagination» ou, mieux, de la «simulation)} (dXŒO'(ar.). Est-ce
le logo$ ou le muthos qui fonde la légitimité du discours du philosophe
quand il cherche à l'opposer à celui du poète, du mythologue ou du
sophiste?
Il est bien diOicile. dans l'œuvre platonicienne. de trouver une Jimite
franche entre le terrain philosophique et le terrain mythique, ou, pour le
dire plus précisément, entre l'image mythique du ( commencement» et
le concept philosophique de cc principe» qui, tous deux. répondent à
l'appel du grec «px~. D'une part, cette limite, que le regard moderne
voudrait retrouver dans le secret des ~tes, ne présente aucun contour
Cenne car, comme un chemin à peine frayé, elle participe aux deux
champs qu'elle sépare. D'autre part, elle tend à effacer la dualité des
deux domaines en inversant leurs polarités, l'une après l'autre, pour
mieux les confondre. Tendue entre le mythe et la raison, le Iécit et l'ar
gumentation, la persuasion et la ceItitude. la philosophie platonicienne
natt ainsi comme mytho-fogie, entrelaçant de manière indissociable les
deux voies par lesquelles le monde accède à la parole. Si certains
contextes opposent radicalement le logos, comme discours vrai, au
muthos, comme discours illusoire (Phédo-n, 61 b4), d'autres rapprochent
le mutho$ du logos (Timée, 29 d 2, 68 d 2, 69 b 1) au point même de les
confondre (Phédon, 114 d 7 ; Gorgias. 523 a 2), Jes deux termes étant pris
4 r".",is
indifféremment l'un pour l'autre (Phédon, 67 cS; Rép., 365 e3). En défi
nitive, le terme de lLüf)o~ a une extension très large et désigne l' «expres
sion de la pensée », le «propos», comme ces récits du fond des âges que
nous appelons «mythes» Oe mythe de Phaéton dans le 7imée, 22 c 7},
les «thèses» des autres philosophes (les «matérialistes» ou les «mo bi
listes» du Théétète, IS6d4. 164d9), et même, de manière paradoxale,
les propres thèses de Platon: la cosmologie du Timée est un «mythe»
(29d2. 59c6. 68d2 et surtout 69blY. La négligence apparente avec
laquelle Platon utilise parfois un mot pour un autre est particulièrement
nette dans le Gorgias. en 565 dl-4. à propos de l'unité organique du dis
cours véritable. A l'image de Timée qui donnera à son «récit» (/10000;)
«une fin et un couronnement {une "tête", lŒ+«1.friJ en harmonie avec ce
,ui précède» (69b 1), Socrate pense qu'il n'est pas «juste» (themis) de
laisser son propos présent «sans tête» (évEIl ItE~").T,Iô), c'est-à-dire «en
plan»; et il applique, dans le même passage, le terme de xc+llÀ~ au
mutbos aussi bien qu'au logos.
TI me pal:lÙt plus fructueux dê s'intéresser, non plus aux termes de
p.iifloc;: et de >.6~ qui ne suffisent pas à définir la modalité de discours plato
nicien (ainsi le terme de rrAlthos n'infervient pas dans le Banquet pour qua
lifler les récits d'Aristophane et de Diotime), mais à la« chose même»,je
veux dire à la réalité des propos que tient Platon quand il raconte une his
toire. On voit alors les contours de la parole mythique se ratTelmir pour
dérmir un espace autonome dont les traits s'opposent, tenne à terme, à
ceux de la parole dialogique, Laforme logique du mythe est le monologue,
et non le dialogue; son pr.œdé rhétori~e tient à la narration, non à l'ar
gumentation ; la méd~tion symboli~e grâce à laquelle il opère est l'image,
et non le concept; s afl1lali té épistémaogtque repose sur la vérité, non sur la
vérification; enfin la référem:e ontologique à laquelle il renvoie. comme en
miroir, est la totalité du monde. et non la réalité singulière de la « chose» à
laquelle le logos est naturellement articulébOyo~·nvo.; : Sophiste. 262 e 6)2.
En conséquence, le mythe prend à l'égard de la vie quotidienne une dis
tance rendue manifeste à la fois par l'éloignement du récit dans le temps et
n
par l'étrangeté du narrateur dans l'espace. est en effet remarquable que
1. E. . '" qlÙ coocr,nrd:s douuits stalistiqucs de Ioules les aa;um:D= dlllCl1IIe ""'"' Ibm la
dialogue$, je renvoie. raDDexe [ (p. 171-183) de l'ouvrage de Lw:: Bn-n. PlalDII, IfllJflJts fIl.,
m"tIres, Paris, Mupelo, 1982.
2. Pour l'ellscmble des oppositiODS ôu m'4l/h ... el du lolos, et. nlOll .uvrage L'ordre du mOllM.
PlDlon. Nieuscl", NridtU'", Parla, PUF. [ga9, p. 5._52.
