Table Of ContentCOLLECTION LATOMUS
Fondée par M. RENAReDn 1939
Dirigée par C. DERouxe t J. DUMORTIER-BIBAUW
VOLUME308
Dominique BRIQUEL
Mythe et révolution
La fabrication d'un récit:
la naissance de la république à Rome
ÉDITIONS LATOMUS
BRUXELLES
2007
ISBN 9782870312490
D/2007 /0415/6
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INTRODUCTION
Un moment essentiel dans la mémoire historique des Romains
Le renversement du tyran Tarquin le Superbe, qui avait représenté pour
les Romains la fin de la période royale, était certainement à leurs yeux un
moment essentiel de leur histoire. C'était une sorte de nouvelle fondation
de la cité et Tite-Live le souligne en faisant précéder son livre II, dont le
début relate les tentatives du roi déchu pour reprendre le pouvoir une fois
qu'il en eut été chassé, d'une préface qui fait écho à celle du livre I, où il
relate la naissance de la Ville : il aborde une nouvelle phase de la vie de
la cité, qui se prolongera sans solution de continuité jusqu'à son temps,
celle de la cité libre, la libera res publica. Dès lors la ville s'était donné
les cadres qui seront ceux de toute son histoire ultérieure : ceux de cette
république dont, formellement, Octave s'était bien gardé, lorsqu'il instau
ra le nouveau régime du principat, de faire disparaître les structures.
Pour les Romains de l'âge classique, c'était en effet à ce moment
que s'étaient mises en place les structures de leur vie politique. Après
509 av. J.-C., la cité aurait à sa tête deux consuls, élus annuellement par
le peuple : les principes donc de la collégialité et de l'annualité, garantis
sant la liberté et préservant la Ville de toute mainmise d'un pouvoir
despotique, auraient été posés dès le début et Denys d'Halicarnasse les
fait proclamer par Brutus dans le discours qu'il lui fait tenir pour appeler
ses compatriotes à bannir définitivement les rois ('). Dans cette cité pré
servée de la domination d'un monarque, les droits des citoyens seraient
garantis contre tout arbitraire de la part des détenteurs du pouvoir: c'est
à un autre des pères de la république, Publius Valerius surnommé
Publicola, terme compris comme signifiant «l'ami du peuple», qu'était
rapportée la reconnaissance solennelle de la souveraineté du populus
Romanus et du droit imprescriptible de chacun de ses membres à faire
appel devant l'assemblée populaire de toute condamnation prononcée par
(1) DENYS D'HALICARNASSE, Antiquités romaines4 , 84, 4.
6
INTRODUCTION
un magistrat (2). Bref, c'était à cet événement fondateur qu'avait été l'ins
tauration de la république que Rome devait le judicieux équilibre des
pouvoirs, cette combinaison harmonieuse de démocratie, oligarchie,
monarchie, qui suscitait l'admiration du Grec Polybe et en faisait, à ses
yeux, le modèle idéal de constitution mixte (3).
Les historiens d'aujourd'hui admettent difficilement que les choses se
soient passées d'une manière aussi simple et que les principes de fonc
tionnement qui furent ceux de la res publica romaine des temps ultérieurs
aient été posés dès le début par Brutus, Publicola et leurs compagnons.
Beaucoup pensent que le système du consulat ne s'est élaboré que pro
gressivement et il ne s'est peut-être mis en place qu'après les décemvirs,
au milieu du ve siècle av. J.-C. ; quant au droit d'appel au peuple, pro
uocatio ad populum, il a des chances de ne pas être antérieur au ive siècle
av. J.-C. (4). Il n'en reste pas moins que les Romains de la fin de la
République ou de l'Empire ne remettaient pas en cause la réalité de la tra
dition annalistique. Ils étaient convaincus que la révolution de 509 av
J.-C. avait eu lieu comme elle le racontait et que c'était à Brutus et
Publicola qu'ils devaient les cadres politiques qui étaient les leurs. Le rôle
fondateur de cette période allait au reste au-delà des aspects politiques.
Bien des usages, dans des genres divers, étaient rapportés à des faits alors
survenus. La coutume de prononcer, lors des funérailles des grands per
sonnages, des oraisons funèbres, qui devait, elle aussi, frapper Polybe et
lui apparaître comme le meilleur moyen d'entraîner les citoyens à suivre
l'exemple de leurs ancêtres et à imiter leurs vertus (5), était référée au dis
cours que Publicola avait prononcé lors des funérailles de son collègue
Brutus, tombé dans la bataille de la forêt Arsia (6 Et le comportement
).
méritoire de l'esclave Vindicius, qui avait dénoncé le complot que tra
maient ses maîtres pour rétablir le pouvoir du tyran, était considéré
comme étant à l'origine d'une des formes d'affranchissement, qu'il aurait
obtenu comme récompense. La topographie même de Rome gardait le
souvenir des événements de cette période et de leurs acteurs. Les Mucia
(2) TITE-LIVE 2, 8, 2, DENYS D'HALICARNASSE 5, 19, 3-5, PLUTARQUE, Vie de Publicola 9,
10-11.
(3) POLYBE 6, 11-18.
(4) Pour la mise en place du consulat, données et bibliographie dans HEURGON (1969),
p. 268-273, CoRNELL(1 995), p. 226-230. Sur l'histoire de la prouocatio, données dans
SANTALUCIA (1988), p. 436-445.
(5) POLYBE 6, 53.
(6) DENvso 'HALICARNASSE 5, 17, 2-6.
INTRODUCTION 7
prata, prés de Mucius, étaient là pour rappeler l'exploit du jeune patricien
Mucius Scaevola, qui n'avait pas hésité à mettre sa main au feu pour
convaincre le roi Porsenna de cesser de faire la guerre à sa patrie, et la
vision de l'île Tibérine remémorait également cette période glorieuse de
l'histoire de l'Vrbs: on racontait qu'elle s'était formée à partir du blé des
champs des Tarquins que le peuple avait jeté dans le fleuve et, tout absur
de que nous paraisse cette explication, un auteur comme Plutarque se
donnait la peine de la justifier par une longue argumentation (7). Il aurait
sans doute été difficile de remettre en cause la véracité de faits rapportés
à des personnages dont les statues se dressaient au cœur de la cité :
Horatius Cocles avait son effigie sur le Comitium, Brutus sur le Capitole ;
la vierge Clélie avait aussi la sienne, où elle était représentée à cheval, en
haut de la Voie Sacrée ; on connaissait également une statue de Mucius
Scaevola et même l'Étrusque Porsenna avait son monument, en bronze,
près de la Curie (8 En somme, les Romains des temps ultérieurs bai
).
gnaient dans le souvenir de cette époque, elle imprégnait, matériellement
autant que spirituellement, leur existence: lorsqu'un nouveau Brutus se
dressa contre celui qu'il considérait comme un nouveau Superbe et leva
contre César un poignard qu'il se plaisait à identifier à celui dont Lucrèce
s'était frappée et qui, brandi par son homonyme près de cinq siècles
auparavant, avait lancé le signal du renversement de la tyrannie et de
l'instauration de la liberté, ce n'était pas le geste nostalgique d'un exalté,
se cherchant des références dans un passé lointain, mais bien la réactua
lisation d'un modèle présent à l'esprit de tous ses compatriotes et l'an
nonce, au moins à ses yeux, d'un retour à ce grand moment de l'histoire
de la cité (9).
(7) PLUTARQUVEie, de Publicola 8, 1-6.
(8) Statue d'Horatius Cocles : TITE-LIVE2, 10, 12, DENYsD 'HALICARNA5S,S 2E5 , 2,
PLUTARQUVEie, de Publicola 16, 9, Auw-GELLE4 , 5, 1-6, De uiris illustribus ll ; statue
de Brutus, sur le Capitole, à côté de celle des sept rois : DIONC Assrus4 3, 45 (mais une
autre interprétation de cette statue y reconnaît celle du collègue sabin de Romulus, Titus
Tatius); statue de Clélie: TITE-LIV2E, 13, 11, DENYSD 'HALICARNA5S, S3E5 , 2, SÉNÈQUE,
Consolation à Marcia 16, 2, PLINEL 'ANCIENH,i stoire naturelle 34, 13, 28, PLUTARQUVEie,
de Publicola 19, 8, Vertu des femmes 14,250, SERVIUcSo, mmentaire à VIRGILEÉ,n éide 8,
646, De uiris illustribus 13, scholie à JUVÉNA8L, 265 ; statue de Mucius Scaevola: De
uiris illustribus 12 ; statue de Porsenna : PLUTARQUVEie, de Publicola 18, 10.
(9) Pour un commode exposé des faits, MARTIN(1 988).
8 INTRODUCTION
Un récit qui ne peut être conforme à la réalité des faits
Ainsi, nul dans l' Antiquité ne remettait sérieusement en cause la
manière dont la tradition présentait la chute des Tarquins et la mise en
place du régime républicain. Le scepticisme qui se fait jour chez Tite
Live à propos de la naissance divine des jumeaux fondateurs ou de leur
allaitement par la louve, ou encore des entretiens secrets que le roi Numa
aurait eus avec la nymphe Égérie (1°), se fait discret lorsqu'il s'agit de la
fondation de la république. S'il exprime des doutes à propos de la voix
s'élevant dans la nuit du fond de la forêt Arsia pour révéler aux Romains
qu'ils avaient remporté la victoire (11 et s'il prend ses distances vis-à-vis
)
du récit de l'exploit d'Horatius Cocles défendant seul le pont du Tibre
contre toute l'armée ennemie (12 ce sont les seuls épisodes auquel son
),
rationalisme, plus vigilant en d'autres circonstances, trouve à redire. Plus
loin, l'historien padouan, comme le reste de nos sources, prend pour
argent comptant l'histoire de Scaevola brOlant sa main droite ou celle de
l'otage Clélie s'enfuyant en franchissant le fleuve à la nage. Ni lui ni
aucun autre auteur ne manifeste non plus de sens critique devant l' attitu
de de Brutus mettant à mort ses enfants - ils se bornent à souligner le
caractère effrayant du geste - ou encore ne s'étonne de ce que le renver
sement de la monarchie ait pu être dO à un événement d'ordre privé
comme le viol de Lucrèce par un des fils du Superbe. Sans doute de tels
faits ne sont-ils pas strictement impossibles - et même la voix de la forêt
Arsia pouvait sembler admissible pour les Anciens, qui admettaient
l'existence de prodiges analogues, comme l'intervention d' Aius
Locutius, cette voix mystérieuse qui avait annoncé l'arrivée des Gaulois
en 390 av. J.-C. (13 Il n'en reste pas moins qu'on peut parler ici d'un
).
déficit d'esprit critique: Tacite, lui, pouvait, au détour d'une phrase,
s'ériger en faux contre le récit annalistique en affirmant que Rome avait
(10) TITE-LIVEre, spectivement 1, 4, 2; 1, 4, 7; 1, 19, 5. L'historien préfère attribuer la
naissance de Romulus et Rémus à un viol et non à l'union de leur mère avec le dieu Mars,
voit dans l'histoire de la louve une extrapolation à partir du nom de «louve», au sens de
prostituée, désignant le métier exercé par Acca Larentia qui avait recueilli les jumeaux
abandonnés, et considère les entretiens de Numa Pompilius avec Égérie comme une
supercherie
(11) TITE-LIVE2, 7, 2.
(12) TITE-LIVE2 , 10, 11 : «ce trait d'audace plus admirable que vraisemblable aux
yeux de la postérité».
(13) Voir sur la question notre étude BRIQUEL (1993).
INTRODUCTION 9
capitulé devant Porsenna (14 Il avait compris que la remise d'otages dont
).
la tradition avait gardé le souvenir, à travers l'épisode de Clélie, était le
signe d'une défaite devant le roi de Chiusi, dont certains témoignages
gardaient par ailleurs le souvenir (15 et que par conséquent l'ensemble
),
du récit reposait sur une reconstruction complaisante des faits (16
).
La réalité que les historiens modernes estiment pouvoir déceler derriè
re les réfections de la tradition correspond au pressentiment de Tacite (17
).
Loin de s'être opposée victorieusement aux menées de Porsenna et
l'avoir convaincu d'abandonner le tyran déchu pour s'allier à la jeune
république, Rome est tombée aux mains du roi étrusque. Mais le but du
souverain, en venant du Nord de !'Étrurie pour attaquer la cité, n'était pas
de rétablir le roi Tarquin sur le trône de l'Vrbs. L'expédition qui a été
conduite ensuite par le fils de Porsenna contre les Latins, soutenus par le
tyran de Cumes Aristodème, et s'est conclue par la défaite à Aricie de
l'armée étrusque, dont les débris ont reflué sur Rome, donnant naissance,
selon la tradition, au quartier étrusque, le Vicus Tuscus, révèle le sens de
l'action du roi de Chiusi. Il voulait étendre l'hégémonie de sa cité, alors
en pleine expansion, sur la basse vallée du Tibre et dominer le Latium. Il
réussit à s'emparer de Rome, mais échoua devant les autres cités latines
et dut renoncer à ses ambitions d'expansion méridionale. S'il est descen
du vers le sud, ce ne fut assurément pas pour répondre à une demande
d'aide de Tarquin que ses sujets avaient chassé du trône. Bien au contrai
re, c'est son offensive en direction de la mer qui dut provoquer le départ
de Rome du dernier souverain de la dynastie des Tarquins. Celui-ci, loin
de s'être tourné, comme le soutient la tradition, vers Chiusi, ni déjà
auparavant vers des cités étrusques méridionales, Tarquinia et Véies, par
rapport auxquelles on ne constate qu'aucune solidarité ethnique ne jouait,
dut immédiatement se réfugier auprès de ses alliés naturels, les Latins
envers qui la «grande Rome des Tarquins», pour reprendre l'expression
(14) TACITE, Histoires 3, 72.
(15) PLINEL 'ANCIENda ns Histoire naturelle 34, 139, évoque le texte d'un traité impo
sé par le roi Porsenna aux Latins dans lequel il leur interdisait l'usage du fer autrement
que pour les travaux agricoles : cette mesure de désarmement n'est compréhensible que
dans le cadre d'une défaite devant le roi de Chiusi.
(16) C'est ce que R. Syme dans SYME( 1958) formulait d'une manière expressive en
disant qu'une seule phrase de Tacite suffisait à détruire des passages entiers de Tite-Live.
( 17) Pour ce qui a pu réellement se passer lors du passage de la monarchie au régime
républicain, voir HEURGON (1969), p. 261-264, CoRNELL(1 995), p. 215-218, BRIQUEL dans
HINARD(2 000), p. 131-152.
10 INTRODUCTION
célèbre de G. Pasquali {18 avait mené une politique active et efficace -
),
Latins que venait appuyer la Cumes d' Aristodème auprès de qui le
Superbe devait finir ses jours, une fois ses derniers espoirs de restauration
mis à bas par la défaite de la ligue latine devant Rome lors de la bataille
du lac Régille. Le dernier roi Tarquin fut donc vraisemblablement chassé
de Rome par l'avancée du roi de Chiusi, qui s'empara de la ville et mit
fin à son pouvoir. Le monarque déchu, avec l'appui de ses alliés latins,
tenta de résister et de reprendre son trône. Mais si la ligue latine, bénéfi
ciant de l'aide des Grecs de Cumes, parvint à bloquer l'offensive de
Porsenna à Aricie, contraignant le souverain étrusque à renoncer à ses
projets méridionaux, la victoire de l'Vrbs au lac Régille sonna le glas des
espoirs de rétablissement de l'ancienne dynastie. De nouveau, Rome
imposa sa suprématie dans le Latium: mais cette fois ce fut contre les
Tarquins, dans le cadre du nouveau régime qui s'était mis en place dans
la cité. Tels sont les éléments d'histoire réelle qu'on entrevoit: ils ne lais
sent guère de place aux épisodes exaltants que retrace l'historiographie
romaine, à ces exemples de courage qu'elle proposait aux générations
successives de Romains, avec Horatius Cocles ou Mucius Scaevola, ou,
pour les femmes, Lucrèce et Clélie. Ce ne sont là que de pieux menson
ges pour masquer une réalité qui fut beaucoup moins flatteuse pour l'or
gueil romain.
Un récit qui entremêle réalité et fiction
Il se passa assurément quelque chose d'important à Rome à la fin du
vl" siècle av. J.-C. et la cité connut un changement de régime qui, à terme,
aboutit à l'État républicain que nous connaissons. Il n'y a pas lieu de
récuser l'existence des Tarquins, ni le fait que le monarque qui fut alors
chassé du pouvoir appartenait à cette famille, qui présida aux destins de
Rome au cours du vl" siècle, mise à part une éviction temporaire cor
respondant, dans la tradition, au règne de Servius Tullius {19 Le boule
).
versement politique paraît se lire sur le terrain, avec les destructions qui
semblent avoir marqué la fin de cette période, notamment celle, suivie
= =
(18) Voir PASQUALI (1936) PASQUALI (1942), p. 1-24 PASQUALI (1968), p. 3-21. Les
données matérielles sont présentées dans le catalogue d'exposition CRISTOFANI (1990).
Pour un bilan actuel, BRIQUEL dans BINARD (2000), p. 127-129, avec bibliographie p. 935,
941.
(19) Pour le détail des faits, BRIQUEL dans BINARD (2000), p. 85-115.
INTRODUCTION Il
d'un abandon de plus d'un siècle, du sanctuaire de Sant'Omobono qu'on
est porté à considérer comme lié à un culte dynastique (20 Certains faits,
).
comme l'offensive de Porsenna contre le Latium, suivie de son arrêt après
la défaite de son fils à Aricie, ou l'exil final du roi déchu auprès
d' Aristodème de Cumes, peuvent s'appuyer sur une source totalement
indépendante de l'historiographie romaine, une chronique locale rédigée
à Cumes dont Denys d'Halicarnasse a utilisé le texte (21 Les acteurs
).
essentiels du récit ne sont donc pas sortis de l'imagination des annalistes.
Une découverte est venue, il y a quelques années, apporter un témoigna
ge contemporain qui semble prouver l'historicité de l'un d'entre eux,
Publicola: une stèle, trouvée à Satricum, sur laquelle on lit le nom d'un
Publius Valerius qui a toutes chances d'être Publicola (22 Même en l'ab
).
sence de témoignages aussi directs, on croira difficilement qu'on ait
inventé Brutus, ce Lucius Junius Brutus qui portait le titre archaïque de
tribun des Celeres et dont on s'étonnait qu'il n'appartînt pas à une gens
connue comme patricienne, alors que ce point est précisément un argu
ment en faveur de son historicité, et du fait qu'il avait exercé son pouvoir
avant ce qu'on a appelé «la fermeture du patriciat», qui ne s'est produite
que plus tard (23 Il en va de même pour Collatin, le mari de Lucrèce : il
).
n'est pas pensable qu'on ait inventé à partir de rien la figure d'un membre
de la famille du tyran, ce Lucius Tarquinius Collatinus, qui se serait rangé
dans le camp de la révolution. Comme le roi Tarquin et Porsenna, les
pères fondateurs de la république ont dQ réellement exister.
Mais de ce que nous ayons affaire, parfois, à des éléments d'une incon
testable historicité, on ne saurait conclure à celle de l'ensemble du récit.
Que certains personnages aient certainement existé ne saurait garantir
qu'il en ait été de même pour tous: ainsi, nous le verrons, on peut esti-
(20) Nous proposons ici une lecture des faits archéologiques qui les interprète en fonc
tion des données de la tradition. Une approche beaucoup plus sceptique est possible : voir
dans ce sens les ouvrages de J. Poucet, Pouœr (1985) et, sur cette période, Pouœr (2000),
notamment p. 225-239.
(21) DENYos 'HAuCARNAS7S, E3 -11. Voir surtout A. ALFôLDI (1965), p. 56-72; biblio
graphie complète dans PoucE'T(2 000), p. 113-116.
(22) Il s'agit d'une dédicace au dieu Mars faite par des individus qui se présentent
comme les compagnons d'un Publius Valerius (Popliosio Valesiosio) dans lequel la
majorité des commentateurs reconnaît Publius Valerius Publicola. Voir STIBBEC,o LONNA,
DE SIMONVE,E RSNE(1L9 80).
(23) Sur ce point, BRIQUEL dans HINAR(D20 00), p. 185-190, avec bibliographie p. 950-
951 ; l'expression de «fermeture du patriciat» remonte à G. De Sanctis: voir DE SANCTIS
(1960) 1, p. 219-234.
12 INTRODUCTION
mer que Clélie est née de l'interprétation d'une antique figure de divinité
féminine à cheval. D'autre part, même quand il s'agit de personnages
qu'on peut tenir pour historiques, ce qui est dit d'eux ne l'est pas tou
jours. Ainsi l'attitude de Brutus, contrefaisant le fou pour dissimuler ses
desseins et révélant, quand l'occasion s'en présente, sa véritable person
nalité, correspond à un motif folklorique connu, que le sens de son sur
nom de Brutus, le stupide, aura appelé sur lui {24 La légende se mêle
).
inextricablement à l'histoire.
Aussi une des tâches essentielles qui s'impose à l'historien de cette
période est-elle d'essayer, dans la mesure du possible, de déterminer
comment s'est fait ce mélange, autrement dit comment notre récit s'est
formé, ce qu'il charrie de réalité et de fiction, ou plus exactement
comment des événements certainement historiques, comme la chute des
Tarquins, l'instauration de la république à Rome, l'avancée du roi de
Chiusi en direction de la basse vallée du Tibre, ont pu s'intégrer dans une
narration aussi riche et aussi complexe que celle que les historiens
anciens nous ont transmise. Par rapport aux tout débuts de l'histoire de la
cité, où on a peine à déceler dans le récit historiographique autre chose
que des éléments légendaires, des transpositions de faits ultérieurs ou des
étiologies de realia sur lesquels les Romains de l'âge classique s' interro
geaient, nous nous trouvons, pour cette phase de l'histoire de la cité,
devant le problème de comprendre comment une réalité historique que
nous appréhendons quelque peu a pu se transmuer en autre chose : ce
riche récit qui imprégna la mentalité des Romains des siècles suivants et
dont les épisodes hauts en couleurs n'ont pas perdu, même dans notre
monde moderne, leur pouvoir de fascination.
Un récit qui donne prise à l'analyse comparative: le borgne et le manchot
Nous avons évoqué, pour Brutus, un point du récit qui appartient au
domaine du conte, ou des motifs folkloriques. Il en est d'autres qui, tout
aussi légendaires, sont d'une nature différente et relèvent de ce qu'on
peut considérer comme des éléments de mythologie {25 Nous nous
).
(24) Voir BE1TIN(I1 987) et BE1TIN(I1 989).
(25) La distinction entre éléments mythiques et éléments folkloriques est posée clans
Pouœr ( 1985), p. 179-184. Elle est commode, mais ne doit pas masquer qu'il n'existe pas
d'incompatibilité radicale entre les deux (voir la remarque de B. Sergent clans le compte
rendu qu'il a donné de ce livre clans Annales E. S. C., 1992, p. 395).