Table Of ContentMAINTENANT LA FINITUDE
Du même auteur
Erwin Schrödinger. Philosophie et naissance de la mécanique
quantique (avec O. Darrigol, sous la dir.), Frontières, 1993.
Mécanique quantique : une introduction philosophique, Flamma-
rion, 1996; «Champs», 1997.
Physique et Réalité. Un débat avec B. d’Espagnat (avec S. Lau-
gier, sous la dir.), Frontières-Diderot, 1997.
L’Aveuglante Proximité du réel. Réalisme et quasi-réalisme en
physique, Flammarion, «Champs», 1998.
Physique et philosophie de l’esprit, Flammarion, 2000;
«Champs», 2005.
L’Épistémologiefrançaise,1830-1970(avecJ.Gayon,sousladir.)
PUF, 2006; rééd. Matériologiques, 2015.
Théorie quantique et sciences humaines (sous la dir.), CNRS,
2009.
De l’intérieur du monde : pour une philosophie et une science des
relations, Flammarion, 2010.
La conscience a-t-elle une origine? Des neurosciences à la pleine
conscience : une nouvelle approche de l’esprit, Flammarion,
2014.
La pratique des possibles : une lecture pragmatiste et modale de
la mécanique quantique, Hermann, 2015.
Michel Bitbol
MAINTENANT
LA FINITUDE
Peut-on penser l’absolu ?
Flammarion
Cet ouvrage a été publié avec le soutien du laboratoire d’excellence
TransferS(programmeInvestissementsd’avenirANR-10-IDEX-0001-02
PSL*etANR-10-LABX-0099).
© Flammarion, 2019.
ISBN : 978-2-0814-5209-1
INTRODUCTION
Penser,c’estnagerpoursesauverdelaperdi-
tion dans le chaos.
J. Ortega y Gasset
Dans l’histoire de la philosophie, une « nouvelle voie1 »
se manifeste par l’annonce d’une désincarcération. Les tra-
ditions philosophiques n’en finissent pas de léguer leurs
itinéraires balisés, leurs cercles invisibles séparant le pen-
sable de l’impensable, plus discrètement et plus efficacement
qu’elles ne communiquent leurs thèses. Elles restreignent
ainsi, à leur insu, les degrés de liberté mentaux de ceux qui
ont été éduqués dans leur cadre. Puis s’opère une transfor-
mation sans précédent, un retournement intégral, qui
change jusqu’au sens des discours en intervertissant ce qui
compte comme problème et ce qui est acceptable comme
solution. L’enfermement de la pensée dans la cage translu-
cide de son code de bonne conduite socio-professionnelle
cesse alors brusquement, et un champ d’exploration inouï
s’ouvre dans un climat d’évidence ; quitte à instaurer pour
cela une géographie neuve du concevable dont les frontières
fraîchement tracées sont tacitement acceptées par les intelli-
gences en demande de repères.
1. A. Badiou, préface àQ. Meillassoux, Après lafinitude. Essai sur la
nécessité de la contingence, Éditions du Seuil, 2006, p. 11.
8 MAINTENANT LA FINITUDE
La « révolution copernicienne » de Kant représente
l’archétype moderne d’une telle rupture transformée en
système, puis en héritage. C’est donc logiquement contre
son poids culturel que la voie du « matérialisme spécula-
tif », esquissée par Quentin Meillassoux1, et vite propagée
dans l’arène du débat philosophique international moyen-
nant quelques inflexions2, cherche à marquer sa nou-
veauté. C’est en tâchant de prendre le criticisme kantien et
son abondante postérité en flagrant délit d’auto-contradic-
tion, que cette doctrine à l’état naissant veut s’élancer et
reconfigurer de fond en comble la toile de concepts par
laquelle, depuis plus de trois siècles, ont été tenues
ensemble la connaissance, les choses à connaître, et le sujet
connaissant. Prenant son essor à partir d’un constat de
contradiction interne3, le matérialisme spéculatif affirme
pouvoir faire ce que l’ombre tutélaire de Kant sur toute la
philosophie ultérieure nous empêchait même de rêver :
penser le monde « en soi », sans égard à la façon dont il
nous apparaît, et indépendamment même des limites de
notre intelligence ; faire irruption dans le « grand dehors »
qui n’est « pas relatif à nous », et qui existe donc « tel qu’en
lui-même, que nous le pensions ou non4 ».
La nouvelle doctrine déclare d’ailleurs pouvoir montrer
non seulement que la percée est à portée de la main, qu’elle
a toujours été en passe de s’accomplir sous la forme d’une
1. Q. Meillassoux,Aprèslafinitude.Essaisurlanécessitédelacontin-
gence, op. cit.; Q. Meillassoux, Métaphysique et fiction des mondes
hors-science, Aux forges de Vulcain, 2013. Ces deux ouvrages seront
désormais notés par leurs initiales : ALF et MHS.
2. G. Harman,QuentinMeillassoux,PhilosophyintheMaking,Edin-
burgh University Press, 2011; T. Sparrow, The End of Phenomeno-
logy : Metaphysics and the New Realism, Edinburgh University Press,
2014; P. Gratton, Speculative Realism, Problems and Prospects,
BloomsburyAcademics,2014;M.Ferraris,Manifestedunouveauréa-
lisme, Hermann, 2014; M. Ferraris, Émergence, Éditions du Cerf,
2018.
3. ALF, chapitre III.
4. ALF, p. 21-22.
INTRODUCTION 9
faille profonde, bien qu’à peine visible, dans la philosophie
des disciples de Kant, mais aussi qu’elle a déjà produit des
esquisses déterminées à propos de ce monde tel qu’il est.
La détermination-racine alléguée est que le monde ne se
trouve soumis à nul principe de raison, qu’il est fondamen-
talement « hyperchaotique1 », qu’il n’a d’autre nécessité
d’être que celle de sa stricte contingence, et qu’en particu-
lier, conformément au doute clairvoyant de Hume, il n’y a
aucune raison que de vraies lois y prévalent, si ce n’est sur
un mode purement circonstanciel. Une fois ménagée cette
première trouée vers l’absolu, une sorte de réaction en
chaîne s’enclenche, permettant l’absolutisation (au moins
spéculative) de propositions scientifiques antérieurement
relativisées à la faculté humaine de connaître.
L’enclos du système philosophique kantien semble alors
s’être effondré, et avec lui, de manière encore plus specta-
culaire, la muraille « claustrale2 » de l’intellect, du langage
et de l’apparaître, dans laquelle il enfermait tout discours
sur le monde. Nous sommes invités à aspirer une grande
bouffée d’air frais dans l’atmosphère d’une extériorité enfin
retrouvée, après de longs âges d’enfermement dans les inté-
riorités personnelle, linguistique et sociale. Nous nous
voyons également restituer la liberté d’une figuration illimi-
tée des possibles (voire des virtualités de possibles), affran-
chie des ultimes sujétions leibniziennes que sont le principe
du meilleur et le principe de raison suffisante. On annonce
en somme pour la philosophie un événement analogue à
celui de l’astronomie post-médiévale : le passage d’un
monde clos à un univers infini3.
Cette nouvelle voie, comme toutes les autres, a besoin de
définir son territoire en redessinant les lignes de démarca-
tion conceptuelles et doctrinales, en déplaçant les jalons
qui rendent chaque discours localisable par rapport aux
1. ALF, p. 87; Q. Meillassoux, «Contingency and the absolutization
of the one», conférence à la Sorbonne, mars 2011.
2. ALF, p. 21-22.
3. A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Gallimard, 1973.
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autres protagonistes du débat, en proposant des néolo-
gismes assez transparents pour être immédiatement com-
préhensibles, mais assez différents des mots anciens pour
signaler la recatégorisation du champ des idées. Les
vocables et les énoncés nouveaux ont l’avantage de tracer
des sillons alternatifs par rapport aux ornières préalables
de l’esprit, et d’inactiver automatiquement les réflexes
d’association intellectuelle qui prévalent dans la tradition
en vigueur.
Parmi les expressions alternatives proposées, l’une d’elles
paraît être le cœur symbolique de la protestation désincar-
cérante : il ne faudra plus désormais appeler la démarche
de Kant « révolution copernicienne », mais à l’inverse :
« contre-révolution ptolémaïque1 de la philosophie2 ».
Après tout, si l’on admet que la marque de l’astronomie
de Copernic est la décentration de l’homme et de sa Terre,
opposée à la centralité qui leur était consentie dans le sys-
tème de Ptolémée, et si l’on concède que le geste kantien
consiste à replacer l’homme connaissant au centre de
l’architecture de sa propre connaissance, il faut bien
admettre que la dénomination substitutive est méritée3. On
voit à travers cet exemple qu’un changement de nom suffit
1. L’adjectif«ptolémaïque»renvoie,dansl’usagecourant,àladynas-
tie des Ptolémées d’Égypte (IVe-Ier siècle av. J.-C.). Mais Quentin
Meillassoux l’utilise régulièrement pour renvoyer à l’astronome
Ptolémée(parexemple,ALF,p.163).Ons’estconforméiciàsonusage
quand ses textes étaient commentés.
2. ALF, p. 165.
3. La proposition de qualifier la philosophie kantienne de «ptolémé-
enne» plutôt que «copernicienne» a de nombreux antécédents. Voir
B. Russell, Human Knowledge. Its Scope and Limits, Routledge, 1992,
p. 9 : «Lorsqu’on décrit le monde, la subjectivité est un vice. Kant a
dit de lui-même qu’il avait accompli une “révolution copernicienne”,
mais il aurait fait preuve de plus d’exactitude s’il avait parlé d’une
“contre-révolutionptoléméenne”,puisqu’ilaremisl’hommeaucentre
d’où Copernic l’avait détrôné.» Également M.J. Scott-Taggart, «The
Ptolemaic counter-revolution», dans L.W. Beck (éd.), Proceedings of
the Third International Kant Congress, Reidel, 1972, p. 501-509;
A. Shimony, «Scientific inference», dans Search for a Naturalistic
World View I, Cambridge University Press, 1993.
Description:Depuis plusieurs années, les «nouveaux réalismes» sont au coeur d'un vif débat philosophique. Ce livre y prend part en faisant la critique de l'une de leurs principales variétés, le «matérialisme spéculatif» de Quentin Meillassoux (auteur, en 2006, de Après la finitude). Il s'oppose à c