Table Of ContentLETTRES À UNE JEUNE CINÉASTE
de Micheline Lanctôt
est le mille soixante-cinquième ouvrage
publié chez VLB ÉDITEUR
et le troisième de la collection «Lettres à un jeune…»
LETTRES À UNE JEUNE CINÉASTE
LETTRES À
UNE JEUNE
CINÉASTE
MICHELINE
LANCTÔT
Première lettre
LE MÉTIER STUPIDE
Quiconque fait ce métier
stupide mérite tout ce qui lui arrive…
ORSON WELLES
Je crois l’avoir souvent dit: je n’ai jamais voulu faire le métier de réalisatrice.
J’avais renoncé au cinéma d’animation, ma véritable passion, parce que passer
dix heures par jour assise devant une table à dessin ne convenait pas à mon
tempérament hyperactif. J’avais commencé à écrire parce que j’en avais marre
d’attendre les rôles, parce que je lisais trop de scénarios quelconques, parce que
je pensais avoir une contribution à apporter, parce que la littérature me faisait
peur et parce que, vivant alors en Californie, j’étais en train de perdre mon
français.
Ce sont là les raisons qui m’ont poussée à écrire mon premier film. Mais le
réaliser? Oh la la, la galère! Ce travail m’apparaissait comme un métier de
servitude et de frustration. J’avais trop souvent vu les réalisateurs avec qui
j’avais travaillé comme actrice maudire la température, le manque de moyens,
les horaires trop chargés, l’équipement, les collaborateurs, le public, les
critiques, pour souhaiter m’embarquer dans ce qui me semblait être un aller
simple pour le désespoir organisé.
Mais voilà. Le producteur René Malo ne trouvait pas de réalisateur qui serait,
à son avis, capable de rendre justice à mon scénario, qu’il trouvait très personnel.
Il m’a posé la question à brûle-pourpoint: «Pourquoi tu ne le réaliserais pas?» Il
n’en a pas fallu plus pour que je saute de l’avion sans parachute. Au troisième
jour de tournage je suis allée voir René, et je lui ai dit: «Mets-moi à la porte, je
ne sais pas ce que je fais.» C’était un constat lucide qui ne me causait aucune
angoisse. Je n’avais pas l’intention de continuer dans la profession, et j’étais
persuadée que je n’en mourrais pas. Mais il ne m’a pas écoutée et je lui en serai
toujours reconnaissante. Je me suis donc résignée à repousser mes limites et à
me faire confiance, et je suis passée à travers le tournage en essayant tant bien
que mal de pallier mon inexpérience. Cela m’a valu une sélection à la Quinzaine
des réalisateurs, à Cannes. Un début, comme on dit, prometteur.
Réaliser, le mot le dit: rendre réel, incarner, rendre vivant. Prendre, en quelque
sorte, la place de Dieu. Alfred Hitchcock disait qu’un film, c’est la vie dont on a
supprimé tous les moments ennuyeux. Alors on la crée, cette vie, en s’assurant
que chaque seconde en sera captivante parce que le spectateur aura toujours le
loisir de quitter la salle. Ce métier fait de nous des démiurges toutpuissants. Mais
à quel prix!
Autant te le dire d’entrée de jeu: la compétition est planétaire, la technologie,
encombrante, les ressources humaines, compliquées à gérer, les coûts,
faramineux, le public, volage, et la critique, sans pitié. Pour embrasser cette
profession, il faut la détermination, la foi et la ferveur d’un jeune séminariste. On
doit avoir une raison suffisante pour passer outre les écueils du financement, les
frustrations du tournage et les inévitables déconvenues artistiques. Cette raison,
chacun la porte en soi, et elle n’apparaît véritablement qu’au troisième ou
quatrième film. Alain Resnais disait qu’il faut avoir fait quatre films avant de se
prétendre réalisateur. Je dirais qu’il faut avoir fait quatre films avant de
s’assumer comme tel.
Ma raison à moi? Le sentiment que j’ai éprouvé d’être à ma place, enfin.
D’utiliser mon potentiel intellectuel et affectif à pleine capacité, de satisfaire ma
gourmandise scientifique et mon besoin d’action, de nourrir mon insatiable
curiosité et de jongler en permanence avec la résolution de problèmes. Ta raison
à toi? Tu la trouveras en cours de route, si tu persévères.
Lorsqu’on avait demandé à Akira Kurosawa, alors âgé de 86 ans, quelle était
la principale qualité que l’on devait posséder pour faire ce métier, il avait
répondu: la santé. Réaliser un film, c’est comme courir un marathon sans
entraînement. L’effort physique est aussi important que l’effort intellectuel, les
horaires sont inhumains, et les problèmes sont innombrables.
J’aurais dû tenir un journal des difficultés auxquelles j’ai fait face au fil de
mes douze longs métrages. Avec chaque film, de nouveaux problèmes ont surgi
et il a bien fallu, à chaque fois, inventer des solutions inédites. Un des problèmes
les plus insolites que j’ai vus sur un plateau est arrivé alors que j’y étais présente
en tant qu’actrice. Nous tournions au centre-ville, dans une banque. En plein
milieu d’un plan qui impliquait que nous longions l’extérieur de l’édifice avant
d’y entrer, un vrombissement de moteurs éclate, un vacarme assourdissant qui
empêche toute prise de vue. Le réalisateur nous convoque dans la banque et nous
attendons ensemble les explications du régisseur. Ce dernier entre bientôt pour
expliquer la situation: la station de métro juste sous la banque est inondée! Deux
énormes pompes au diesel, à l’origine du vacarme, sont en train de drainer l’eau
pour assécher la station… Aucune solution possible cette fois; il a fallu remanier
l’horaire afin de tirer parti de l’interruption, ce que le réalisateur, habitué des
imprévus, a promptement fait. Nous avons attendu que les pompes terminent
leur ouvrage en tournant autre chose. Un problème comme celui-là, je n’en avais
jamais connu en plus de quarante ans passés devant et derrière la caméra. C’est
certainement un des plus loufoques auxquels j’ai eu affaire!
Le premier film d’un réalisateur se fait dans la foi et l’enthousiasme. Le
deuxième film est en général une réponse aux critiques dont le premier a été la
cible. Le troisième est créé dans le trac et l’angoisse, car le réalisateur commence
à connaître les pièges du métier. Et le quatrième, si tant est qu’on s’y rende, on
le fait parce qu’on a finalement reconnu qu’on aime la réalisation pour ce qu’elle
est et qu’on est prêt à faire face à la musique.
Tout film, quel qu’en soit le genre, aspire à donner l’illusion de la vie à l’aide
d’un arsenal technologique dont le cinéma, pendant ses quelque cent vingt ans
d’existence, a exploité les moindres ressources. Par le truchement de deux
éléments qui en résument l’essence, le grand écran et l’obturateur, le cinéma a
créé une vaste et imposante culture de l’image grand format destinée aux
masses. Le grand écran a entraîné la prolifération des salles qui lui étaient
dévolues, multipliant les possibilités de diffusion d’un film, donc le nombre de
personnes susceptibles de le voir, alors même que s’élaboraient les conventions
de récit qui permettaient au cinéma d’être apprécié par le plus grand nombre.
Afin d’honorer cet écran géant, la technologie a connu de fulgurants progrès et
permis de mettre au point quantité de raffinements pour la captation d’images et
la projection du son dans la salle. La hausse des coûts de production a fini par
rendre caduques nombre de ces merveilles. On leur préfère aujourd’hui des
appareils électroniques plus souples, qui grèvent un peu moins les budgets.
Quant à l’obturateur, c’est à sa nature même – soit l’alternance image/noir en
séquences de 24 images seconde – qu’on doit la rupture et l’association qui sont
constitutives d’un récit cinématographique fondé au premier chef sur ce qu’on
ne voit pas, c’està-dire ce qui se trouve entre la fin d’une image et le début d’une
autre, entre la fin d’un plan et le début d’un autre, entre la fin d’une scène et le
début d’une autre. Entre chaque image, l’obturateur se ferme et fragmente la
réalité. Cela s’appelle l’ellipse.
Dur métier que celui qui consiste à rendre le réel par le néant!
L’ellipse est fondamentale au cinéma. Ce qu’on ne montre pas est aussi
important que ce qu’on montre. Le véritable film se crée dans la tête du
spectateur, dans son imagination. Dans le livre de réflexions et de textes variés
de Michelangelo Antonioni, Quel bowling sul Tevere (en français Rien que des
mensonges), le cinéaste raconte dans un court texte d’à peine une demi-page sa
visite impromptue sur le site d’un crash d’avion. Alors qu’il déambule à travers
les débris, son regard est attiré, parmi les bagages éventrés et les fragments de
l’appareil, par un doigt coincé dans l’anse d’une tasse de café.
En quelques lignes à peine, il nous donne à voir une vie stoppée nette dans
toute l’horreur d’une catastrophe aérienne, et nous recevons la pleine mesure
tragique de l’événement dans une économie narrative qui marque toute l’œuvre
du réalisateur de La Notte (1961). La vie de cette passagère défile dans nos têtes
sans que nous ayons besoin d’en connaître les détails. Bien qu’il s’agisse de
littérature, il y a dans ce livre un des exemples les plus frappants qui soit du
pouvoir du récit cinématographique, cette capacité d’en dire le plus long possible
avec le moins d’éléments possible grâce à la magie de l’ellipse et de
l’association des images.
Un des effets pervers de l’omniprésence du cinéma hollywoodien, c’est qu’il a
habitué le public à ne plus se fier à son imagination et à recevoir tout cuit dans le
bec un récit formaté à l’extrême reposant sur des codes archi-connus que les
studios ont érigés en modèle absolu. Un peu comme devant un spectacle de lutte,
le spectateur est comme l’enfant qui réclame qu’on lui lise cent fois la même
histoire. Il s’attend à savoir d’avance comment tout va se passer. C’est rassurant,
et il quitte la salle obscure réconforté. Tout ce potentiel de sens, ce pouvoir
d’imaginer, de ressentir, de partager les tribulations des personnages se dissout
dans ces histoires à recettes ressassées à l’infini qui n’ont d’autre but que de
conjurer la peur de l’inconnu et d’affirmer qu’il est possible de prendre le
contrôle de sa vie.
Tu aimerais qu’il existe un mode d’emploi pour faire des films qui marchent?
Que, face aux coûts de production toujours croissants, un procédé soit là pour
assurer le succès d’un film et, partant, la possibilité de faire le suivant?
Cette recette, les magnats de Hollywood la cherchent depuis toujours. Ils se
sont continuellement efforcés de rétrécir le champ d’action des réalisateurs et de
minimiser les risques en reproduisant plutôt qu’en produisant des films. Ils ont
créé et maintenu à grand renfort de capitaux un système de vedettariat unique au
monde qui vise à fidéliser les spectateurs. Depuis quelques années, les studios
exploitent jusqu’à plus soif la filière Marvel en espérant damer le pion aux jeux
vidéo qui accaparent de plus en plus le jeune public. Une opération commerciale
couronnée de succès. Mais la recette infaillible n’existe pas pour autant. Les
êtres humains ont un besoin atavique de se faire raconter des histoires, mais
comment et sous quelle forme? Autant tenter de prévoir les caprices de la météo
des années à l’avance. À un moment donné, une histoire, un sujet, en phase avec
l’air du temps, touche la corde sensible qui fait vibrer des millions de gens sur la
planète. On répond à une angoisse, on réveille un vieux mythe, et bingo! C’est le
carton. On fait alors des sequels et des prequels, des remakes et des reboots,
mais bientôt, le succès n’est plus au rendez-vous, le public est passé à autre
chose. Et cette autre chose, impossible de la prévoir.
Pas de recette ou de martingale. Dans ces conditions, il faut que le réalisateur
garde une mesure d’indépendance et fasse preuve d’audace. À cet égard,
l’entière filmographie d’Alain Resnais est un modèle. Pas un des films de ce
cinéaste hors norme qui ne porte sa signature, pas un dont la forme d’une grande
liberté ne soit un exemple d’audace et d’invention. Pas un dont on ne sorte sans
être inspiré par l’adéquation de la forme et du fond, par la maîtrise d’exécution
de concepts casse-cou, et par la charge émotive et artistique que toute son œuvre
dégage. Qui d’autre que ce sorcier aurait pu, dans On connaît la chanson (1997),
faire apparaître en surimpression sur un plan ces méduses transparentes qui
traversent l’écran de bord en bord sans qu’on en soit autrement surpris ou
confus, comme s’il était parfaitement normal que des méduses accompagnent de
leurs ondulations hypnotiques Lambert Wilson et Agnès Jaoui tout au long de
leur scène.
«Un métier stupide», disait Orson Welles? Parfois, oui, par les contraintes et
le poids de l’argent, par la multiplication des intervenants et des ingérences.
Mais un métier qui offre aussi d’immenses moments de joie.
Une de mes plus grandes craintes quand je termine un tournage, et je crois
qu’elle est partagée par bon nombre de mes collègues, est celle de ne pas avoir
réussi à créer la vie et de me retrouver au premier assemblage devant un film
inerte avec des images belles, mais d’où la vitalité est absente. «Quand un
réalisateur meurt, il se transforme en photographe.» C’est le documentariste John
Grierson qui avait utilisé cette phrase lapidaire à propos d’un film de Joseph von
Sternberg, Shanghai Express (1932). Je l’ai relue ailleurs à propos de Wim
Wenders. C’est une formule terrible qui définit exactement ce dont je veux te
parler. Au lieu d’un film, on a alors une succession d’images figées, sans
dynamisme, et dont l’accumulation ne produit aucun sens. De beaux tableaux
vides.
Au visionnage du premier assemblage, l’angoisse me noue les tripes. Le bébé
est-il vivant? Respire-t-il? A-t-il de l’énergie? De la cohérence? Dit-il ce qu’il
doit dire, même sommairement, même imparfaitement? Tout film est perfectible
à condition qu’il possède cette qualité indispensable: une vie autonome.
Beaucoup de films qu’on dit à moitié réussis explosent de vitalité, et je les
préfère de loin aux œuvres parfaites et mortes. Le même Welles qui parlait d’un
métier stupide a aussi dit un jour: «On ne termine jamais un film, on ne fait que
l’abandonner.»
Comme dans la vraie vie, un récit cinématographique peut s’épuiser,
s’enfarger, s’égarer; en autant qu’il est vivant, le spectateur restera dans la salle,
car le spectacle de la vie est irrésistible.
Tu me demandes à quoi peut bien tenir la vitalité d’un film. À son réalisme?
À son caractère naturel? À sa vraisemblance? «Il ne faut pas être sentimental,
disait Jean Renoir, il faut être vrai.» Le naturel n’est pas un critère de vérité, pas
plus que la crédibilité. Aristote utilisait le terme «imitation»; nous utilisons celui,
plus moderne, de représentation. Représenter la vie, ce n’est pas lui être
totalement conforme. Un film, pas plus qu’un rêve, n’a l’obligation d’être
réaliste. Toutefois, il a le devoir d’être cohérent. C’est là que résident sa vérité et
sa vie. Car la cohérence d’un récit cinématographique est ce qui confère son sens
à l’histoire. Dans l’implacable enchaînement causal qui constitue une bonne
histoire, chaque plan, chaque cadre, chaque action, chaque son, chaque décision
de mise en scène doit tendre vers la cohérence. Comme dans une symphonie
impeccablement réglée, la moindre dissonance créera un hiatus et le spectateur,
l’espace d’un quart de seconde, perdra de vue le sens de l’histoire qui lui est
racontée. La confusion qui en résulte, si brève qu’elle soit, finira par susciter
chez lui un doute quant à la vérité de l’histoire et la vitalité de cette dernière s’en
trouvera affectée.
Comment un film peut-il être si fragile? Comment un réalisateur peut-il être
si vulnérable? Combien stupide peut être ce métier! C’est que le langage
cinématographique est un langage complexe. Certains le parlent mieux que
d’autres, et certains le comprennent mieux que d’autres. Comme tous les
langages, il a sa grammaire, son vocabulaire, sa syntaxe, ses règles et ses
exceptions. À ses débuts, le cinéma a balbutié, mais son vocabulaire s’est
rapidement enrichi: on dit que c’est D. W. Griffith qui a inventé dans les années
1910 toutes les valeurs de plans qu’on utilise aujourd’hui. Comme tout langage,
le langage cinématographique évolue avec ceux qui le parlent et peut être
corrompu par un mauvais usage.
Description:Avec la verve et l'intelligence qu'on lui connaît, Micheline Lanctôt partage dans ce livre ce que de nombreuses années passées derrière la caméra lui ont appris sur son métier de réalisatrice. Et elle en sait beaucoup, sur tout ce qui permet au cinéaste de passer de l'idée à l'écran. Ses