Table Of Content{( Le temps approche où il ne sera guère possible d'écrire un livre de
philosophie comme on en fait depuis si longtemps: Ah ! le vieux style ...
La recherche de nouveaux moyens d'expression philosophiques fut inau
gurée par Nietzsche, et doit être aujourd'hui poursuivie en rapport
avec le renouvellement de certains autres arts, comme le théâtre et le
cinéma. »
Gilles Deleuze
Différence et répétition, 1969
{( Le baptême\du concept sollicite un goût proprement philosophique
qui procède avec violence ou avec insinuation, et qui constitue dans la
langue une langue de la philosophie, non seulement un vocabulaire,
mais une syntaxe atteignant au sublime ou à une grande beauté. Or,
quoique datés, signés et baptisés, les concepts ont leur manière de ne pas
mourir, et pourtant sont soumis à des contraintes de renouvellement, de
remplacement, de mutation qui donnent à la philosophie une histoire
et aussi une géographie agitées, dont chaque moment, chaque lieu se
conservent, mais dans le temps, et passent, mais en dehors du temps. »
Gilles Deleuze & Félix Guattari
Qu'est-ce que la philosophie ?, 1991
Disons-le d'emblée. Rares sont les philosophies qui intègrent la
question du style à une démarche strictement philosophique. Plus
rares encore sont les philosophies qui ressaisissent dans le « pro
blème d'écrire» les linéaments d'une réflexion apte à dire ce que
fait le concept. La pensée de Gilles Deleuze, peut-être plus qu'une
autre, se prête sans doute à cette démarche croisée, ne justifiant
en contrepoint la nécessité d'une stylistique de la pensée qu'à ce
qu'elle remet en jeu sous les plis d'une pensée du style. Les raisons
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LES STYLES DE DELEUZE
n'en tiennent pas seulement à la manière bien particulière qu'avait
Deleuze de nouer le rapport constructif et relativement complexe
avec les Inodes d'énonciation conceptuels ou non-conceptuels de la
philosophie; elles concernent surtout la spécificité mêlne de l'acte
de création qui, bien que variant selon qu'il s'actualise dans les arts,
les sciences ou les philosophies, n'en exige pas moins que son indi
viduation soit signée. Si cet aspect, peu étudié jusqu'à aujourd'hui
de l'œuvre de Deleuze, pourrait avoir une véritable portée dans la
réévaluation de sa pensée, c'est sans doute en ce qu'il contribue
à nouveaux frais à la cOlnpréhension de la voix qui fut la sienne
dans le débat philosophique de la fin du siècle dernier. Néanmoins,
dans ce choix, on ne verra pas une insidieuse tentative de tirer le
travail de Deleuze du côté d'on ne sait quelle littérarisation de la
philosophie. Bien plutôt, au croiselnent de multiples champs où
la question du style vient se nouer, c'est tout un maniérisme du
concept qui trouve son volume.
De l'histoire de la philosophie, pratiquée dès lors comme col
lage pictural et assortie de ses portraits noétiques expressionnistes,
ou de l'empirisme supérieur hissé à une espèce très particulière de
« roman policier» et de « science-fiction », les décrochages sty
listiques de la pensée de Deleuze nous déportent vers les vitesses
virtuelles du concept et ses ralentissements teintés d'affect, en
passant par le n1aniérisITle des intensités en leurs contrepoints
artistiques en compagnie de Leibniz, Bacon ou Boulez, et par la
pragmatique de l'expression et la cartographie intensive de la syn
taxe qui viennent relancer en littérature les procédés de minoration
irnpersonnelle à la limite du « non-style ». Qu'on ne s'y méprenne
pas toutefois: si la diversité de ces préoccupations philosophiques et
esthétiques fait qu'il paraît difficile, à première vue, de dégager un
fil conducteur autour duquel devait s'organiser une stylistique chez
Deleuze, on aurait tort de croire celle-ci confuse dans ses objectifs.
Plus qu'une systématisation, en effet, c'est une rernise en question
des continuités discursives que produit la pensée deleuzienne, de
Différence et répétition à Qu)est-ce que la philosophie? et Critique et
6
INTRODUCTION
clinique, se déployant sur plus d'un plan à la fois, passant avec le
rnême bonheur de Spinoza à Leibniz, de Proust à Carmelo Bene,
de Nietzsche à Kafka. Ce faisceau de gestes et de relais théoriques
converge vers une même direction: la nécessité de désenclaver le
concept et la pratique du style des poncifs où il s'est embourbé, '
pour le penser en retour sous le signe d'une philosophie pratique.
Car, non seulement le style demande à être appréhendé dans la
singularité irréductible de ses modes d'énonciation noétiques et
esthétiques; mais il exige également qu'il soit examiné à l'aune
des fonctions proprement pratiques et opératoires qui lui sont à
chaque fois assignées. Peut-être est-ce là un des enjeux les plus
troublants de la question chez Deleuze, et ce qui peut justifier
qu'on maintienne l'idée des styles de son œuvre.
Si l'interrogation sur la théorie et la pratique du style se met ici
au pluriel, nous ofFrant d'un mêlne geste et une ouverture précieuse
sur la rnanière dont la pensée de Deleuze procède et une possibilité
de savoir en quel sens le philosophe sait, lui aussi, ce que parler veut
dire, elle n'en appelle pas rnoins en revanche à une lecture nuancée
et non réductrice de ses textes, qu'on aborde souvent en pensant
savoir par avance ce qu'ils ont à nous dire. Entre théorie et pra
tique du style, ou plutôt dans l'oscillation malaisée qui soumettrait
chacune aux exigences de l'autre, le propos du présent ouvrage
est de fàire jouer les perspectives, examiner les prémisses de cette
articulation et en peser sérieusement les attendus. Et ce, en lisant
deux fois Deleuze.
Que fait donc le style en philosophie, le style à la philosophie?
Le premier moment de lecture, alliant réflexions et études de cas,
propose de relever quelques stratégies énonciatives de Deleuze et
d'en mesurer aussi bien l'originalité que les paradoxes. Fonction
nant en accords discordants, produisant par coupures, pliages et
raccords ce qui, non seulement n'appartient à aucun des codes
constitués de la machine textuelle, mais se refuse au cloisonnement
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LES STYLES DE DELEUZE
des forn1es d'expression, les diverses facettes du seul style prati
qué par Deleuze se prêtent pourtant m~l à l'ordinaire sémantique
conceptuelle. Elles seront ici examinées du triple point de vue de
leurs modes de fonctionnement discursif: de la fonction argumen
tative qu'elles y assument, et de leur ilnplication dans la pédagogie
du concept.
Si Deleuze conserve parfois le sens daté du style comine façon
particulière de dire les mêmes choses, détachant ainsi le fond et la
forme, il faut convenir que l'une des originalités de sa démarche
en histoire de la philosophie ne tient pas tant aux distorsions d'une
philologie hasardeuse qu'au refus du cOlnmentaire, s'échappant du
sillage auctorial et favorisant plutôt l'intervention créatrice dans les
systèmes. Et si c'est d'un seul et mêIne mouvement qu'il relit les
philosophes en « comlnentateur », ou reformule un problème mal
posé, ou encore crée ses propres concepts, la fonction performative
qu'il confie chaque fois au style est éminemment philosophique;
elle ne se conquiert que dans l'état d'une pensée hors d'elle-même,
qui n'est puissante qu'au point extrême de son impuissance. La
contextualisation par Philippe Mengue de la logique qui fédère
cette variation, ne la situe pas seulement dans la différence des
styles deleuziens - différence bien sensible depuis Empirisme et
subjectivité jusqu'aux derniers textes, en passant bien sûr par le très
polémique Anti-Œdipe de 1972 -, mais aussi dans les variations
à l'intérieur de l'unité d'un même style, dans les modulations que
Deleuze introduit dans sa propre prose philosophique. On y verra
aussi que, dans la manière dont il réoriente aussi bien la pratique
que la conception de la philosophie, rnainte lumière surgit des
portraits noétiques et machiniques que Deleuze enfile en miroir,
et con1ment cela produit une stylistique qui effeuille tous les plans
qu'elle recoupe comme autant de pièces définitives dont les effets
de sens ne cessent pourtant de se renouveler en fonction des agen
cements énonciatifs dans lesquels elles sont prises.
8
INTRODUCTION
Qui parle cependant? Bien que sa pratique de pensée le tienne
en Inarge des clivages disciplinaires et des dilemmes terriens des
lectures « historiennes)} de la philosophie, on ne se méprendra pas
sur le caractère Inobile, ouvert, des monographies universitaires
que Deleuze en historien de la philosophie avait consacrées à Spi- '
noza, Hume, Kant, Nietzsche, Bergson. Que ce soit en réactivant
une lignée de penseurs qui, comme il l' explique dans Pourparlers,
« avaient l'air de faire partie de l'histoire de la philosophie mais qui
s'en échappaient d'un côté ou de toutes parts », ou en détournant
des bribes de théories de toute nature pour les utiliser à d'autres
fins, ou encore en, dramatisant un concept en le rapportant à ses
vraies conditions, c'est-à-dire aux forces et aux dynamismes intui
tifs qui le sous-tendent, ou enfin, plutôt qu'à critiquer de front un
thème ou une notion, à l'aborder par le biais d'une « conception
tout à fait tordue)} - comme c'est le cas avec sa Présentation de
Sacher Masoch en 1967 -, l'exercice de l'histoire de la philoso
phie ne vaut aux yeux de Deleuze que par sa capacité de relance,
d'actualisation et de créativité de problèmes. L'étude de Charles
Ramond propose un examen attentif et original, à ras du texte,
des traces deleuziennes sur celles de Spinoza, pour montrer en quoi
l'usage des formules prescriptives - patent aussi bien dans la thèse
complémentaire de 1969 sur Spinoza et le problème de l'expression
que dans le petit opus de 1981, Spinoza. Philosophie pratique
permet de mettre au jour une « tentation de l'irnpératif» rnoins
apparente que d'autres traits stylistiques, lnais bien présente dans
la pratique, sinon dans la conception de l'histoire de la philosophie
écrite par Deleuze. Le relais est pris ici par Isabelle Ginoux qui
revient sur les lectures deleuziennes de Nietzsche et la philosophie
en analysant comment l'ejJèt de style, s'il produit une démultiplica
tion polyphonique de l'énoncé deleuzien, s'apparente davantage à
la distribution d'ironies et d'humours par laquelle une répartition
d'intensités, vécues en rapport avec l'extériorité d'un rnasque ou
d'un nom propre, saute hors du texte.
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LES STYLES DE DELEUZE
Si donc le style recoupe, à hauteur de dignité équivalente,
les deux plans intensifs de la philosophie et de l'histoire de la
philosophie, cela suffira-il pourtant à justifier que soit ouvert le
chantier d'une stylistique proprement deleuzienne ? Il faudra, en
d'autres termes, vérifier si et dans quelle rnesure la philosophie
de Deleuze elle-même contient le principe de réalisation concrète
d'une telle stylistique. En réponse à cette question, on lira l'étude
de Jérôme Rosanvallon qui pointe trois démarches stylistiques chez
Deleuze, correspondant respectivement aux trois types de vitesse
qui animent son style d'énonciation philosophique avant, avec et
sans Félix Guattari. La contribution d'Arnaud Villani, qui clôt ce
prernier volet, explore les jalons d'une pratique peu cornmune du
concept chez Deleuze, en développant l'hypothèse d'une stylistique
transcendantale, discrètement balisée par les développements de la
« méthode de dramatisation» dans Différence et répétition et ensuite
mise en œuvre en 1991 avec Félix Guattari, dans Qu'est-ce que la
philosophie? Moins cloisonnée que celle que chaque discipline pra
tique souvent de façon quelque peu solipsiste, mais indispensable à
la vie stylistique du concept, la dramatisation ferait de la tournure
non seulement l'objet de cette stylistique, mais sa rnéthode et sa
texture même.
Le deuxième rnoment de lecture, faisant le chemin inverse
pour étudier cette fois-ci la contribution de Deleuze à une pensée
du style, se rejoint dans l'examen de quelques cartographies esthé
tiques et leurs rnises en pratique cliniques. Sous les trois angles
de vue qui, là encore, resserrent respectivernent l'investigation -
savoir, celui de l'individuation intensive; celui de la pragmatique
du langage et des régimes sémiotiques de l'énonciation; et enfin
celui de la clinique des modes d'existence -, il ne s'agit pas tant
de chercher une définition univoque du style que de dégager un
aperçu différencié des problèmes auxquels ce concept se rattache
chez Deleuze, ainsi que des enjeux épistémologiques dont son trai
tement thématique semble chaque fois porteur.
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INTRODUCTION
L'élucidation par Deleuze des pratiques artistiques et de leurs
maniérismes exige en effet de placer l'effet stylistique en deçà du
partage sédentaire, établi seulement dans le donné, entre un sens
propre et un sens figuré. Le privilège qu'il accorde, depuis 1964
avec Proust et les signes jusqu'aux textes réunis en 1993 dans Critique
et clinique, à la littérature dans cette pensée du style s'explique évi
demment par la capacité éthologique qu'a le langage de joindre le
geste à la pensée dans un même champ problématique; et c'est
ce qui rattache la cartographie deleuzienne du style aux virtua
lités de son empirisme supérieur. Le traitement syntaxique de
la langue, auquel Deleuze se veut très sensible dans les textes de
Beckett ou de Wolfson, parce qu'il aborde conjointernent l'élé
ment génétique du langage et de la pensée, permet de retrouver les
facteurs d'individuation intensive qui nous font penser et parler,
mais qui sont en eux-mêmes impensables et ineffables dans les
conditions empiriques. Comme pour le vivant, le style intervient
toujours comme acte éthologique d'individuation.
La question de savoir en quoi cette théorie de l'individuation
intensive transforme la stylistique tout en se répercutant en
linguistique, en littérature et dans tous les champs de l'art fait
l'objet de l' article d'Anne Sauvagnargues, qui se demande en
quoi l'opération de « dépersonnalisation », commandant pareille
cartographie du style, s'ordonne nécessairement suivant trois
directions: les modes collectifs impersonnels, imperceptibles et
intensifs. Tirant parti de Hjelrnslev, des rnatières et formes de
contenu et d'expression, et connaissant la psycholinguistique de
Gustave Guillaume, Deleuze n'hésite pas en effet à s'ernparer du
point d'où les théories linguistiques de Benveniste, Chomsky ou
Austin deviennent critiquables pour construire une pragmatique
des régimes de signes, capable de renouveler l'approche du style,
une pragmatique généralisée dont l'usage créateur, soustractif et
productif, est le thème inépuisable. Et c'est là qu'il convient de
situer, en opposition à la norme majeure, les ricochets du style
Il
LES STYLES DE DELEUZE
« rnineur », style dont la machine kafkaïenne donne la formule
avec les procédés de « variation continue» et de « modulation»
que son expérimentation littéraire du langage est censée mettre
en œuvre. La contribution de Guillaume Sibertin-Blanc s'efforce
dans cette perspective de Inettre en lumière les trois aspects qui,
en 1975, ont déterminé chez Deleuze et Guattari la construction
d'un concept objectifde « littérature mineure» : à savoir le repérage
sociolinguistique du matériau langagier dont dispose Kafka; le
procédé stylistique inhérent au travail spécifique effectué par
l'écrivain dans ce matériau; et le coefficient politique, censé évaluer
la façon dont un procédé d'écriture réussit à produire de nouveaux
effets sémiotiques et de nouvelles visibilités sur le champ social,
en rapport avec l'émergence de nouveaux énoncés et de nouvelles
organisations de pouvoir.
Si par ailleurs l'usage non-conventionnel du discours indirect
libre caractérise les textes ultérieurs de Deleuze coécrits avec Félix
Guattari, avant de devenir un thème de prédilection pour lui, c'est
parce que cet usage conduit à concevoir le style non plus comme
un Inixte empirique de direct et d'indirect qui supposerait des
sujets préconstitués, mais comme un mode d'intercession énoncia
tive où se compliquent des voix distinctes quoique indiscernables,
une énonciation impersonnelle qui préside à la differenciation des
sujets. La contribution de Jean-Claude Dumoncel se propose de
restituer le cadre clinique de cette question chez Deleuze, entre la
grammaire sophistiquée de Bakhtine et le « discours indirect libre»
de Pasolini d'une part, et d'autre part le « tenseur binaire» de Gus
tave Guillaume, pour revenir sur la terra incognita du bégaiement
asyntaxique. En continuité avec ce cadre d'analyse, l'étude de
Véronique Bergen s'attache à déplier, dans toute leur extension,
les enjeux de l'équation deleuzienne du style et du non-style, en
privilégiant toute source de tension stylistique pour en peser l'effet
pragmatique produit dans le réel selon les deux coordonnées carac
téristiques d'une clinique du style chez Deleuze: à savoir le rapport
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