Table Of ContentLES LIBERTARIENS
AUX ÉTATS-UNIS
Sociologie d'un mouvement asocial
Collection « Res publica »
Dirigée par Philippe GARRAUD et Christian LE BART
Comité scientifique :
Jean BAUDOUIN, Jacques CAILLOSSE, Jacques CHEVALLIER,
Christine GUIONNET, Claude MARTIN, Erik NEVEU et Pierre SADRAN
Patricia LONCLE,
Politiques de jeunesse. Les défis majeurs de l'intégration, 2010, 234 p.
Denis BARBET
Grenelle. Histoire politique d'un mot, 2009, 282 p.
Sandrine LEFRANC et Lilian MATHIEU (dir),
Mobilisations de victimes, 2009, 222 p.
Rémi LEFEBVRE et Antoine ROGER (dir.),
Les partis politiques à l'épreuve des procédures délibératives, 2009, 224 p.
Mathias DELORI, Delphine DESCHAUX-BEAUME et Sabine SANRUGGER (dir.),
Le choix rationnel en science politique. Débats critiques, 2009, 362 p.
Sandrine NICOURD (dir.),
Le travail militant, 2009, 130 p.
Thomas FRINAULT,
La dépendance. Un nouveau défi pour l'action publique, 2009, 242 p.
Patrick GUIOL et Jorge MUNOZ,
Management des entreprises et santé des salariés, 2009, 304 p.
Virginie ANQUETIN et Audrey FREYERMUTH (dir.),
La figure de l'« habitant». Sociologie politique de la «demande sociale», 2008, 186 p.
Sylvie ÜLLITRAULT,
Militer pour la planète. Sociologie des écologistes, 2008, 226 p.
Michel ÜFFERLÉ et Henry Rousso (dir.),
La fabrique interdisciplinaire. Histoire et science politique, 2008, 286 p.
Lionel ARNAUD,
Réinventer la ville. Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de
développement urbain. Une comparaison franco-britannique, 2008, 176 p.
Élisabeth LONGUENESSE,
Professions et société au Proche-Orient. Déclin des élites, crise des classes moyennes, 2007,
256 p.
Emmanuel HENRY,
Amiante : un scandale improbable. Sociologie d'un problème public, 2007, 312 p.
Jean BAUDOUIN et François HOURMANT (dir.),
Les revues et la dynamique des ruptures, 2007, 210 p.
Colette BEC,
De l'État social à l'État des droits de l'homme?, 2007, 240 p.
Sébastien CARÉ
LES LIBERTARIENS
AUX ÉTATS-UNIS
Sociologie d'un mouvement asocial
Collection « Res publica »
PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES
2010
www.pur-editions.fr
© PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES
UHB Rennes 2-Campus de La Harpe
2, rue du Doyen-Denis-Leroy
35044 RENNES cedex
Mise en page par Clément Le Priol pour le compte des PUR
Dépôt légal : 1er semestre 20 10
ISBN: 978-2-7535-1138-5
SOMMAIRE
Introduction ................................................................................................. 9
De l'expert libéral à l'intellectuellibertarien ............................................ 10
La constitution d'un mouvement libertarien ........................................... 13
Les apories de l'engagement libertarien ................................................... 16
Un mot sur les sources ............................................................................ 20
Première partie
I:histoire du mouvement libertarien:
l'union des forces antiétatistes
il. L émergence du mouvement libertarien (194 5-1969) ............................ 27
La gestation du libertarianisme ( 1945-1960):
une résistance au nouveau conservatisme ................................................ 27
La naissance du mouvement libertarien (1960-1969) :
la sortie à gauche du cénacle conservateur ............................................... 54
~. Le déploiement du mouvement libertarien (1969-) ............................... 87
Linstitutionalisation du mouvement libertarien ( 1968-1980) ................. 87
L'implosion du mouvement libertarien (1984-) ..................................... 125
Seconde partie
Le mouvement libertarien aujourd'hui:
la force d'une désunion
~. Anatomie d'un mouvement éclaté ....................................................... 157
Une diversité socio-culturelle source de controverses ............................. 157
Les divergences sur la stratégie à adopter ............................................... 190
~. Des stratégies partisanes diversifiées:
les libertariens éparpillés dans la lutte pour le pouvoir ........................ 207
7
La réalité du système politique américain:
des fenêtres d'opportunité étroites pour les libertariens ......................... 208
La stratégie du Parti Libertarien ou le choix de la marginalité ............... 221
Des stratégies politiques clandestines:
les transmigrations libertariennes .......................................................... 234
~-Des stratégies intellectuelles concurrentes:
une guerre des idées menée sur plusieurs fronts .................................. 247
Remarques préalables sur les think tanks ................................................ 247
La stratégie du Cato lnstitute:
un usage expert de l'utopie libertarienne ............................................... 252
La stratégie du Mises lnstitute:
un usage prophétique de l'utopie libertarienne ...................................... 266
Les autres think tanks libertariens .......................................................... 283
Conclusion ............................................................................................... 295
lndex ....................................................................................................... 301
Bibliographie ............................................................................................ 307
Introduction
« Nous avons besoin de leaders intellectuels, prêts à résister aux séductions du
pouvoir et de la popularité, et qui soient prêts à travailler pour un idéal, quand
bien même ses chances de réalisation seraient maigres 1• »
« Les combattants pour le capitalisme ne doivent pas être des "conservateurs"
en faillite, mais de nouveaux radicaux, de nouveaux intellectuels2. »
« Les libéraux ont laissé le champ libre au socialisme pour devenir le parti de
l'espoir et du radicalisme3. »
Postés au chevet de leur aïeul agonisant, les libertariens dressent un diagnostic
récurrent: il aurait manqué au libéralisme un pouvoir d'attraction semblable à
celui qui a fait le succès du socialisme. La cause en est que le libéralisme aurait
cessé d'être une philosophie politique appelant à l'imagination et investissant tous
les domaines du vivre-ensemble, pour ne devenir qu'une doctrine économique,
par trop concrète et pragmatique, et partant réduite à la défense conservatrice
d'un statu quo peu reluisant. Ainsi boudé par les intellectuels, dont l'appétence
subversive et le goût pour les idées abstraites se trouvaient davantage satisfaits
par le socialisme, le libéralisme aurait perdu le combat d'idées pour ne devenir
«qu'une croyance stationnaire et rigidé ». Ce constat fut établi avec une certaine
précocité par Friedrich Hayek dans un article paru en 1949 et intitulé « Les
intellectuels et le socialisme». Dans ce texte, qui définissait en quelque sorte le
programme que rempliraient vingt ans plus tard les libertariens, l'auteur autri
chien prescrivit une cure d'utopisation qui redonnerait au libéralisme un certain
attrait auprès des intellectuels. La thérapie ainsi définie comprenait deux volets.
Hayek appelait tout d'abord à la constitution d'une« utopie libérale», subversive
et visionnaire, autrement dit au développement d'un libéralisme d'opposition au
pouvoir et d'exploration d'un autre possible5• Il destinait ensuite cette utopie à
1. HAYEK F. A., « Les intellectuels et le socialisme » ( 1949), in Studies in Philosophy Politics, Economies, London,
Roucledge and Kegan Paul, 1967, trad. fr. Ch. PITON, Essais de philosophie, de science politique et d'économie,
Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 292.
2. RAND A., « Conservatism: An Obituary »,in A. RAND, Capitalism: 7he Unknown Ideal, New York, Signet,
1967, p. 20 1. Les citations extraites d'ouvrages en langue anglaise sont traduites par nos soins.
3. ROTH BARD M., For a New Liberty: 7he Libertarian Manifesta, édition mise en ligne par le Mises Instituee,
2002 [ 1973], [http://www.mises.org/rothbard/foranewlb. pdf], p. 15-19.
4. F. A. HAYEK, «Allocution d'ouverture d'un colloque à Mont-Pèlerin » (1947), in Essais de philosophie, de
science politique et d'économie, op. cit., p. 232.
5. Ces deux traits se retrouvent dans la définition que Paul Ricœur donne de l'utopie. Pour le philosophe fran 9
çais, l'utopie remplit d'abord une double fonction positive de distanciation (par l'exploration du possible)
LES LIBERTARIENS AUX ÉTATS-UNIS
l'usage des intellectuels, reprochant aux libéraux d'avoir sacrifié le combat d'idée
sur le long terme aux recherches d'influences ponctuelles et techniques. Nous
avons montré ailleurs6 comment les penseurs libertariens étaient parvenus à réali
ser la première partie de ce projet en accédant à l'utopie dont Hayek avait montré
la voie. Systématisée dans les années 1970 par des auteurs comme Robert Nozick,
Ayn Rand et Murray Rothbard, le libertarianisme se présente en effet comme
une mutation en utopie du libéralisme classique à travers un double processus
de généralisation et de subversion. :Lutopie libertarienne projette d'une part la
logique du marché sur toutes les sphères du vivre ensemble et mue, d'autre part,
la défense des libertés individuelles en une lutte contre l'État. Il s'agira dans cet
ouvrage d'investir le second volet du programme défini par Hayek et de s'inter
roger sur les usages dont cette utopie libertarienne a pu faire l'objet, à travers
l'étude de l'histoire de la constitution du mouvement libertarien aux États-Unis
et l'examen de ses diverses stratégies d'intervention dans la vie politique améri
caine d'aujourd'hui. Avant d'aborder successivement ces deux points, il convient,
en guise d'introduction, de baliser le chemin que nous souhaitons emprunter.
De l'expert libéral à l'intellectuellibertarien
La systématisation de l'utopie libertarienne coïncide avec la constitution d'un
véritable mouvement qui, au début des années 1970, se dota de ses propres ins
titutions et fit entendre sa voix dans le débat politique américain. La mutation
théorique du libéralisme engagé par les libertariens avait bien une visée straté
gique consistant à reconquérir la classe intellectuelle. Il s'agissait autrement dit
de construire une utopie qui, à l'instar de sa rivale socialiste, mobilise et mette
en mouvement.
La sociologie américaine nous offre les outils permettant de mettre en évi
dence la singularité de ces nouveaux intellectuels libertariens, hostiles au pouvoir
en place et désireux de faire advenir une société conforme à leurs principes. Il
faut ici souligner que la double dimension (générale et subversive) que Hayek
appelait le libéralisme à réinvestir, et dans laquelle le libertarianisme nous sem
ble présenter sa singularité, a été mobilisée par Seymour Martin Lipset et Asoke
et de subversion (par une sape de l'autorité existante), puis une fonction négative de fuite, de rupture entre
le présent et le futur. Ricœur oppose ainsi l'utopie à l'idéologie qu'il définit aussi à travers trois fonctions:
la dissimulation ou la distorsion de l'ordre existant, la légitimation du pouvoir en place et l'intégration du
groupe par un ensemble de médiations symboliques. Là où, nous dit Ricœur, l'idéologie dissimule, légitime
et intègre, l'utopie explore, subvertit et rompt. Voir RICŒUR P., L'idéologie et l'utopie, Paris, Le Seuil, 1986,
rééd. 2005. Il est ici frappant de constater que Hayek oppose son projet d'utopie libérale à ce qu'est devenu
le libéralisme exactement de la même manière que Ricoeur distingue l'utopie et l'idéologie. Hayek écrit par
exemple ceci: ~~ Ce dont nous manquons, c'est d'une Utopie libérale, un programme qui ne serait ni une
simple défense de l'ordre établi, ni une sorte de socialisme dilué, mais un véritable radicalisme libéral qui
n'épargne pas les susceptibilités des puissants (syndicats compris), qui ne soit pas trop sèchement pratique, et
qui ne se confine pas à ce qui semble politiquement possible aujourd'hui >> (HAYEK F. A., « Les intellectuels
et le socialisme », art. cit., p. 292).
10 6. Voir CARÉ S., La Pensée libertarienne: Genèse, fondements et horizons d'une utopie libérale, Paris, PUF,
2009.
INTRODUCTION
Basu pour mettre en évidence le principal rôle de l'intellectuel7• Les deux socio
logues dressent une typologie des intellectuels à partir du croisement de deux
oppositions, l'intelligence contre l'intellect, et l'intégration contre l'innovation.
La première opposition fait écho aux travaux de Richard Hofstadter et Lewis
A. Coser, qui distinguent l'intelligence, caractérisée par un intérêt pragmatique
pour le monde extérieur, et l'intellect qui renvoie à une forme de détachement
spéculatif vis-à-vis de l'expérience immédiate8. Eric Hansen a une manière très
suggestive de présenter l'opposition en termes d'extraversion et d'introversion:
«Alors que l'intelligence s'élance à la rencontre du monde et de la réalité, afin de
négocier avec eux (extraversion), l'intellect apporte le monde à soi, l'intériorise, et
en fait une partie des processus antiques du soi (introversion) 9• » Lipset et Basu
ajoutent à cette distinction une dichotomie originale, opposant l'intégration et
l'innovation, autrement dit le choix entre la participation au pouvoir et le com
bat contre ce dernier. Au diapason de la littérature concernant les intellectuels 10,
Lipset et Basu considèrent que l'intellectuel pencherait tendanciellement du côté
de la critique et de l'innovation. En croisant les deux oppositions, ils aboutissent
à la typologie suivante:
Intellect Intelligence
Innovateur Le prophète 11 ( Gatekeeper) Le moraliste (Moralist)
Intégrateur Cidéologue 12 (Preserver) L expert 13 ( Caretaker)
Le prophète serait ici le prototype de l'intellectuel, dont le rôle consiste à met
tre l'emphase sur l'intellect et l'innovation, autrement dit à se montrer à la fois
7. LIPSET S. M. & BASU A., « Des types d'intellectuels et de leurs rôles politiques », Sociologie et Sociétés,
vol. 7, no 1, 1975, p. 51-90.
8. La meilleure définition de cette distinction peut être mise au crédit de Hofstadter, qui écrit:« Lintelligence
est une excellence de l'esprit qui trouve son emploi dans un champ étroit, immédiat et prédictible; c'est
une qualité éminemment pratique, qui manipule et s'adapte ... l'une des plus éminentes, des plus précieuses
vertus de l'animal. Lintelligence fonctionne dans les limites posées par des buts clairement énoncés [ ... ]
Lintellect, par ailleurs, présente le côté critique, créateur et contemplatif de l'esprit. Alors que l'intelligence
cherche à saisir, manipuler, réordonner, ajuster, l'intellect examine, pèse, interroge, théorise, critique, ima
gine. ,. HOFSTADTER R., Anti-intellectualism in American Lift, New York, Vintage Books, 1962, p. 25.
9. HANSEN E., cité dans LIPSET S. M. & BASU A., « Des types d'intellectuels et de leurs rôles politiques»,
art. cie., p. 63.
10. Schumpeter soulignait ainsi que« l'un des traits qui distingue les intellectuels[ ... ] des autres[ ... ], c'est
l'attitude critique» (in SCHUMPETER J., Capitalism, Socialism, and Democracy, New York, HarperTorch
books, 1950, p. 147), Raymond Aron voyait même dans« la tendance à critiquer l'ordre établi [. .. ]la mala
die professionnelle des intellectuels », Hosftadter associait l'activité intellectuelle à« l'idée de protestation
morale et politique» (HOFSTADTER R., Anti-intellectualism in American Lift, op. cit., p. 38).
11. François Peraldi traduit ici Gatekeeper par « Gardien du Seuil ». Nous préférons la traduction par<< pro
phète» suggérée par Gérard Leclerc, LECLERC G., Sociologie des intellectuels, Paris, PUF <<Que sais-je? »,
2003, p. 19.
12. François Peraldi traduit ici par << Protecteur», nous lui préférons encore « idéologue>>, qui fait écho à la
distinction établie par Ricœur entre utopie et idéologie.
13. F. Peraldi traduit par<< conservateur .. , Leclerc par<< expert». La première traduction nous paraît peu conve
nir, au sens où les conservateurs s'avèrent plus proches du rôle que Lipset et Basu attribuent à l'idéologue 11
(preserver).
