Le Testament de la Liberté

50 Pages·2008·0.3 MB·French

Éliphas Lévi

Le Testament de la Liberté

PDF par : Fr473r D33K0N57R0K7’d

Mise en garde
Par Jean Théophage l’Hermite

L’on doit lire Lévi avec l’esprit ouvert, particulièrement ce texte-ci : Ne pas tout prendre au pied de la lettre.
Par exemple, pour Lévi, « La Bible n’est pas une histoire, c’est un recueil de poèmes, c’est un livre d’allégories et
d’images. » (La Clef des Grands Mystères.) Je propose donc qu’on lise Le Testament de la Liberté comme son
auteur lui-même lit les deux testaments de la Bible, car, fidèle à cette tradition, Lévi sait cacher les idées derrière les
voiles des mots. Lorsqu’il parle de Jésus, de Marie, de l’humanité, de la femme, de l’homme, et autres… à quoi
peut-il faire référence ?

D’abord, qu’est-ce que Jésus ici ? La vision de Jésus qu’avait Lévi est inextricablement liée au symbolisme
kabbalistique. « Vous voulez de plus savoir, je pense, si c’est une réalité historique et scientifique ? Certainement
non (…) Il n’existe aucun document historique sur la personne de Jésus. » (Cours de Philosophie Occulte.) « La
Bible, c'est la philosophie des anciens écrite en énigmes et en paraboles à la manière des poètes orientaux. » (Le
Livre des Sages.) Je prends un exemple parmi plusieurs : si l’on interprète le tétragramme, י (jod) représente Dieu
le Père, ה (hé) représente Dieu le Fils, ו (vau) représente Dieu le Saint-Esprit, pour y voir la sainte Trinité. Que faire
du deuxième ה (hé) ? C’est la double-nature du Christ ; c’est-à-dire l’humanité, enfant unique de Dieu, pleinement
divin parce qu’il est pleinement humain. « En un mot, la “communication des idiomes”, c’est la solidarité des deux
natures divine et humaine en Jésus-Christ ; solidarité au nom de laquelle on peut dire que Dieu c’est l’homme, et
que l’homme c’est Dieu. » (Dogme de la Haute Magie.) Cela est non sans rappeler l’Homme Universel de René
Guénon, dans son Symbolisme de la Croix : « Le véritable “médiateur”, en qui l’union du “Ciel” et de la “Terre” est
pleinement accomplie par la synthèse de tous les états, est “l’Homme Universel”, qui est identique au Verbe
(…) L’union du “Ciel” et de la “Terre” est la même chose que l’union des deux natures divine et humaine dans la
personne du Christ, en tant que celui-ci est considéré comme “l’Homme Universel”. »

Lévi parle de Marie comme d’une déesse en principe. « Marie est la personnification humaine de (…) la
sagesse divine (…) Elle est le côté féminin du Verbe fait chair… » (Cours de Philosophie Occulte.) Il lui attribue,
elle aussi, une sorte de double-nature : « Humanité ma mère, humanité fille et mère de Dieu, humanité conçue sans
péché, Église universelle, Marie ! » (La Clef des Grands Mystères) Mais avec une manifestation différente : « La
science Vierge et mère, la science dont Marie est la douce et lumineuse image, n’est-elle pas prédestinée à écraser
aussi la tête de l’ancien serpent ? » (Histoire de la Magie) Parfois, Lévi pourra utiliser Jésus ou Marie pour exprimer
une nuance de manière de manifestation (masculine ou féminine) du même Verbe.

Lorsque Lévi parle de l’homme, il veut parfois dire l’humanité entière (comme de convention) et parfois
l’aspect spirituellement masculin de l’humanité selon la tradition. Lorsqu’il parle de la femme, il parle plus souvent
de l’aspect spirituellement féminin de l’humanité (toujours selon la tradition) que des êtres humains de sexe féminin.
D’autre fois, on pourrait y lire « Jésus » ou « Marie » entre les lignes. De plus, il faut comprendre que les êtres
humains de l’un ou de l’autre sexe sont aussi les symboles représentants leurs aspects spirituels. « L’homme est
l’amour dans l’intelligence, la femme est l’intelligence dans l’amour. » (La Clef des Grands Mystères) Or, Lévi se
permet souvent des doubles-sens où il parle à la fois des humains de sexe féminin (ou masculin) et de ce qu’elles
(ils) représentent spirituellement.

Ainsi doit-on user d’un discernement semblable envers tous les concepts que Lévi nous présente.

Le Testament de la Liberté est le dernier livre écrit sous le nom d’Alphonse Louis Constant, en 1848, avant
qu’il prenne le pseudonyme Éliphas Lévi et qu’il écrive le livre qui a changé le destin de la magie en occident :
Dogme et Rituel de la Haute Magie. D’ailleurs, on retrouvera des chapitres du Testament presque entièrement cités
dans le Dogme et Rituel. Le lecteur avisé y verra aussi dans le Testament plusieurs passages qui présageront le
fameux Quaternaire : « Savoir. Vouloir. Oser. Se Taire. »
I libre, par celui qui, seul, ne peut se tromper, parce qu'il
LA GENESE DE LA LUMIERE est infini.

La vérité qui se connaît est la pensée vivante. Car l'essence de l'Intelligence, c'est le jugement
La vérité est la pensée qui est en elle-même; et la pensée ; et l'essence du jugement, c'est la liberté.
formulée, c'est la parole. Lorsque la pensée éternelle a
cherché une forme, elle a dit : « Que la lumière soit. » L’œil ne possède réellement la lumière que par
la faculté de se fermer ou de s'ouvrir.
Or, cette pensée qui parle, c'est le Verbe; et le
Verbe dit : « Que la lumière soit, parce que le Verbe lui- S'il était forcé d'être toujours ouvert, il serait
même est la lumière des esprits. » l'esclave et la victime de la lumière ; et, pour fuir ce
supplice, il cesserait de voir.
La lumière incréée, qui est le Verbe divin,
rayonne parce qu'elle veut être vue; et lorsqu'elle dit : « Ainsi, l'Intelligence créée n'est heureuse
Que la lumière soit ! » elle commande à des yeux de d'affirmer Dieu, que par la liberté qu'elle a de nier Dieu.
s'ouvrir; elle crée des intelligences.
Or, l'Intelligence qui nie, affirme toujours
Et lorsque Dieu a dit : « Que la lumière soit ! » quelque chose, puisqu'elle affirme sa liberté.
l'Intelligence a été faite et la lumière a paru.
C'est pourquoi le blasphème glorifie Dieu ; et
Or, l'Intelligence que Dieu avait épanchée du c'est pourquoi l'enfer était nécessaire au bonheur du ciel.
souffle de sa bouche, comme une étoile détachée du
soleil, prit la forme d'un ange splendide et le ciel le salua Si la lumière n'était pas repoussée par l'ombre,
du nom de Lucifer. il n'y aurait pas de formes visibles.

L'Intelligence s'éveilla et se comprit tout entière Si le premier des anges n'avait pas affronté les
en entendant cette parole du Verbe divin : « Que la profondeurs de la nuit, l'enfantement de Dieu n'eût pas
lumière soit ! » été complet et la lumière créée n'eût pu se séparer de la
lumière par essence.
Elle se sentit libre, parce que Dieu lui avait
commandé d'être; et elle répondit, en relevant la tête et Jamais l'Intelligence n'aurait su combien Dieu
en étendant ses ailes : est bon, si jamais elle ne l'avait perdu !

- Je ne serai pas la servitude ! Jamais l'amour infini de Dieu n'eût éclaté dans
les joies de sa miséricorde, si l'enfant prodigue du ciel
- Tu seras donc la douleur ? lui dit la voix fût resté dans la maison de son père.
incréée.
Quand tout était lumière, la lumière n'était nulle
- Je serai la Liberté ! répondit la lumière. part ; elle remplissait le sein de Dieu qui était en travail
pour l'enfanter.
- L'orgueil te séduira, reprit la voix suprême ; et
tu enfanteras la mort. Et lorsqu'il dit : « Que la lumière soit ! » il
permit à la nuit de repousser la lumière, et l'univers
- J'ai besoin de lutter contre la mort pour sortit du chaos.
conquérir la vie, dit encore la lumière incréée.
La négation de l'ange qui, en naissant, refusa
- Dieu alors détacha de son sein le fil de d'être esclave, constitua l'équilibre du monde, et le
splendeur qui retenait l'ange superbe, et, en le regardant mouvement des sphères commença.
s'élancer dans la nuit qu'il sillonnait de gloire, il aima
l'enfant de sa pensée, et, souriant d'un ineffable sourire, Et les espaces infinis admirèrent cet amour de
il se dit à lui-même : « Que la lumière était belle. » la liberté, assez immense pour remplir le vide de la nuit
éternelle, et assez fort pour porter la haine de Dieu.
Dieu n'a pas créé la douleur ; c'est l'Intelligence
qui l'a acceptée pour être libre. Mais Dieu ne pouvait haïr le plus noble de ses
enfants, et il ne l'éprouvait par sa colère que pour le
Et la douleur a été la condition imposée à l'être confirmer dans sa puissance.
Aussi le Verbe de Dieu lui-même, comme s'il Les premières douleurs de l’Intelligence furent
eût été jaloux de Lucifer, voulut-il aussi descendre du les douleurs de l’enfantement, et, dans la solitude de son
ciel et traverser triomphalement les ombres de l'enfer. exil, elle donna le jour à deux sœurs : la Poésie et la
Liberté.
Il voulut être proscrit et condamné ; il médita
d'avance l'heure terrible où il crierait, à l'extrémité de Ces deux filles de l’étoile du matin naquirent
son supplice : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m'as- pures et brillantes comme leur mère, et toutes deux
tu abandonné ? » s’élancèrent, en naissant, pour combattre la nuit, en
précédant le soleil qu’elles semblaient fuir, mais à qui
Comme l'étoile du matin précède le soleil, elles frayaient la voie.
l'insurrection de Lucifer annonça à la nature naissante la
prochaine incarnation de Dieu. La Liberté, fille de l’Intelligence, sortit du front
de Lucifer ; et la Poésie, fille de la Contemplation,
Peut-être Lucifer, en tombant dans la nuit, s’échappa de son cœur avec ses premiers sanglots, et
entraîna-t-il une pluie de soleils et d'étoiles par descendit sur la terre avec ses larmes.
l'attraction de sa gloire !
Car les premiers enfantements de Lucifer furent
Peut-être notre soleil est-il un démon parmi les douloureux, parce qu’ils étaient solitaires et que l’amour
astres, comme Lucifer est un astre parmi les anges. n’en adoucissait pas les travaux.

C'est pourquoi, sans doute, il reste calme en L’ange du génie avait refusé la Servitude pour
éclairant les horribles angoisses de l'humanité et la lente épouse, parce qu’il aspirait aux embrassements libres de
agonie de la terre, parce qu'il est libre dans sa solitude et la beauté éternelle.
qu'il possède sa lumière.
Et les filles de sont célibat furent tristes
Mais peut-être un moment viendra où l'ennui d’abord, et portèrent sur le front, comme leur père, le
attiédira ses rayons, et alors il retournera vers le foyer signe des maudits.
éternel.
L’une, indomptable et farouche comme une
Salut à toi, soleil exilé, qui te dévores le cœur jeune lionne, l’autre, mélancolique et pleine de larmes,
et qui souris ! elles attendent celui qui doit soumettre tout orgueil et
relever toute espérance.
Salut à toi, qui entends sur la terre une robe de
fleurs pour cacher les ossements dont elle est couverte ! Il faut qu’un céleste amant descende du ciel
vers ces deux vierges proscrites, et, qu’en les sanctifiant
Salut à l'ange du génie ; salut à l'astre de la par un baiser divin, il les fasse devenir mères.
lumière, moins splendidement beau qu'une triste pensée
de Lucifer. En attendant cette heure de leur délivrance,
Lucifer, qui les a vues trop belles pour languir ainsi à la
Vous retournerez, ensemble, vers Dieu, quand face du ciel, dans un long et douloureux veuvage, jaloux
vous l'aurez voulu, et votre clarté, que vous avez de leurs formes impérissables, a repris leur beauté qu’il
conservée dans les tourments de la nuit et dans le froid avait créée, et, la repliant comme un vêtement précieux,
de l'espace désert, ne vous sera jamais reprise, car c'est il l’a cachée, de nouveau, dans sa pensée et dans son
votre conquête et elle sera pour jamais à vous. cœur.

Salut éternel à toi, Liberté sainte, fille unique Et il a attaché l’âme de ses deux filles à deux
de Dieu ! À toi qui émancipes les anges et qui affranchis étoiles ; et, l’une de ces étoiles, il l’a cachée, auprès de
les soleils ! l’Espérance, au fond de la boîte que devait ouvrir
Pandore ; car il prévoyait que les tempêtes du ciel et de
II la terre se réuniraient pour l’éteindre.
LES FILLES DE LUCIFER
Quant à l’autre, comme elle brille mieux dans
Quand la lumière se fut affranchie en prenant les nuits orageuses, il la laissa voltiger comme un
conscience d’elle-même, elle sentit qu’elle allait devenir météore ; mais elle ne voulut jamais abandonner sa sœur
mère, parce qu’elle avait été créée à l’image de Dieu. captive ; et, fixée au-dessus de l’arche qui sert de
berceau de d’asile à l’enfance de la Liberté, la jeune immortelle, l’agneau qu’on avait égorgé est vivant, et
Poésie répand sur elle sa lumière, et servira toujours de c’est lui qui connaît les secrets du livre de Dieu.
guide à ceux qui porteront, vers l’avenir, ce dépôt sacré
envoyé par l’ange de l’intelligence. Il les connaît, et il se repose, parce qu’il
attend !
Car, Lucifer, dans la douleur de sa solitude, ne
peut lui-même élever ses filles. III
L’ARCHE DE L’ÉTOILE
Le Génie sera père, quand il aura trouvé
l’harmonie, et l’Intelligence sera mère, quand elle sera La Liberté a des ennemis au ciel, sur la terre et
unie avec l’amour. dans les enfers.

Alors la Liberté sortira de son arche sous les Dieu d’abord qui la combat pour lui donner une
traits d’une jeune reine, et la Poésie, transfigurée, tendra gloire presque égale à la sienne en la rendant victorieuse
les bras à sa sœur. Toutes deux alors feront le tour du de lui-même.
monde et le soumettront par la magie de leur beauté, et
par la séduction irrésistible de leur voix. Dieu qui doit l’aimer jusqu’à s’exiler de sa
divinité même et qui se chargera de malédiction pour
Alors la Liberté deviendra douce et gagner ainsi l’amour de la maudite ; Dieu qui, pour
harmonieuse comme la Poésie, et la Poésie, toute enfanter la plus belle de ses filles, a consenti aux
puissante, sera reine comme la Liberté. angoisses de la nature et aux blasphèmes des esprits ;
Dieu qui la torture sans pitié, sachant bien que les
L’esprit d’amour empruntera leurs traits pour tourments la font grandir et que les douleurs la rendent
soumettre et sauver l’ange rebelle ; et il viendra aimer et forte ; Dieu qui se glorifie des combats de sa créature et
féconder les deux nobles sœurs, sous les traits glorieux qui triomphe dans les victoires qu’elle lui arrache,
de génie régénéré. suscite contre elle la création tout entière, afin qu’elle
soumette la création et qu’elle ait ensuite le droit de
C’est ainsi que la gloire rentrera dans la l’affranchir.
paisible famille des enfants de Dieu, et que les lions
adoucis viendront dormir parmi les agneaux. Car si l’Intelligence est née reine du monde,
c’est à la Liberté qu’elle devra toute sa puissance, et si
Que le lion rugisse encore dans le désert, et que Dieu l’a placée comme un juge entre le ciel et la terre,
l’agneau bêle encore parmi les fleurs ! c’est la Liberté seule qui doit être médiatrice entre
l’Intelligence et Dieu.
Dieu, qui est leur père, les entend et comprend
leur plainte ; il veut les réconcilier et les bénir. Sur la terre, la Liberté a pour ennemis les
esprits qui aspiraient à elle, et dont elle a dédaigné les
Mais il ne contraindra jamais le lion à bêler amours, parce qu’ils n’étaient pas encore dignes de
comme l’agneau ; seulement, il divinisera l’agneau et le l’aimer.
fera respecter par les lions.
La Liberté a pour ennemis, sur la terre, les
Dans le ciel mystique, qui s’ouvrit à l’extase de éléments eux-mêmes, qui la redoutent, parce qu’ils sont
saint Jean, rugissait un lion, criait un aigle, mugissait un esclaves encore des forces aveugles ; force qu’elle doit
taureau et parlait un ange : mais aucun d’eux ne pouvait diriger et soumettre ; ils présentent en elle une
expliquer les mystères du livre fermé. souveraine plus puissante encore, parce qu’ils ne la
connaissent pas.
Ce fut l’agneau, tout sanglant encore des
rigueurs du sacrifice, qui fit comprendre au ciel et à la Elle a pour ennemis, dans les enfers,
terre les secrets du livre éternel, et qui apparut devant le l’ignorance, la nuit et le sot orgueil qui s’y cache ; la
trône, triomphant et paisible, au milieu des sept haine, l’envie et tous les vices qui engendrent le
tonnerres, des sept trompettes et des sept fléaux. despotisme et en caressent les fureurs.

La Royauté sur son cheval blanc, la Guerre sur Lors donc que Lucifer voulut construire une
son cheval roux, la Famine sur son cheval noir et la arche pour y cacher l’étoile de la Liberté, il ne la voulut
Mort sur son cheval pâle, peuvent, maintenant, labourer faire ni d’or ni d’argent, parce que l’or et l’argent tentent
le monde, l’espérance des élus de l’avenir est la cupidité des rois et deviennent bientôt entre leurs
mains des instruments de servitude. Et Lucifer, avant de les quitter, leur révéla tout
bas, mystérieusement et vaguement encore, le secret de
Il ne voulut pas d’abord y mettre du fer, parce l’étoile et de l’arche qu’il avait cachée.
que c’est avec le fer qu’on forge des chaînes, et parce
que la rouille s’y attache et finit par le dévorer. C’est pourquoi Adam commença à labourer et à
défricher courageusement la terre pour découvrir le
Il voulait d’ailleurs qu’elle pût surnager sur trésor qui y était enfoui.
l’abîme des eaux, mais il ne pouvait la tailler dans le
bois de peur qu’elle ne résistât pas aux attaques du feu. Caïn, le plus ambitieux des enfants d’Adam,
tua son frère Abel pour hériter seul de l’étoile, et se mit
Voyant donc que ni les métaux, ni le bois, ni à la chercher par tout le monde ; mais il ne put la trouver
les autres substances de la nature ne pouvaient servir au parce qu’un nuage de sang était toujours devant ses
salut de la jeune Liberté, Lucifer résolut de faire un or yeux.
nouveau qui fut inaccessible à la cupidité des rois, un
argent immaculé qui ne peut jamais servir à la Nemrod, l’un des descendants de Caïn, voulut
corruption, et un fer divinement trempé qui fut rebelle conquérir la terre pour se rendre maître de l’étoile ; car
au marteau de la tyrannie et que ne pussent jamais la terre, vaincue par ses propres efforts et affaiblie par
rouiller ni le sang ni les larmes. les convulsions du déluge, était devenue comme une
proie abandonnée à la tyrannie des hommes.
Il prit la lumière de son diadème et la condensa
en or, il changea en argent les rayons crépusculaires de Mais le déluge n’avait pu engloutir l’arche de
son auréole, il surprit l’archange Michel endormi et le l’étoile dans ses eaux, et les tyrans qui s’abattirent
désarma de son glaive dont il prit et plia le fer ; puis ensuite comme des corbeaux sur les campagnes
ayant cueilli un fruit de l’arbre de la science, il en dévastées et pleines de cadavres, ne découvrirent jamais
replanta la semence et fit germer sur la terre une tige la grotte du mont Sinaï.
sacrée d’un bois qui devait sauver le monde, et que ne
pourrait jamais détruire la flamme de l’enfer. C’était le conducteur du premier peuple
affranchi, le fléau des Pharaons, le rois des vagues et le
Il fit donc l’intérieur de l’arche avec le bois de conquérant du désert qui devait recevoir des mains de
l’arbre qui plus tard devint une croix, puis il fondit Dieu même le berceau où reposait l’enfant de la lumière.
ensemble, par le feu de son souffle, l’or de son diadème,
l’argent de son auréole et le fer du glaive de l’archange C’était Moïse le proscrit, qui devait le premier
et il en revêtit l’extérieur du berceau sacré. révéler la Liberté au monde, en proclamant la loi devant
laquelle tous les esprits créés sont égaux.
Dans cette arche, il renferma l’étoile de la
Liberté, puis il la ferma avec soin et la cacha dans une IV
caverne, près de la cime du mont Sinaï. L’HÉRITAGE DES PROSCRITS

C’est dans ce temps-là même, qu’il entraîna les Moïse est le premier des grands rebelles
premiers humains dans sa révolte glorieuse. humanitaires. Proscrit en naissant, son existence même
est une protestation contre les lois des tyrans ; et les
À la femme, il promit la science ; et la femme premières actions de sa vie abjurèrent la morale des
affronta la mort pour affranchir sa pensée. esclaves. Sauvé par la fille de Pharaon et nourri à la
cour du roi d’Égypte, il ne connaît qu’un devoir envers
L’homme trouva sa compagne si sublime, qu’il les meurtriers de son peuple : l’ingratitude ! Témoin de
osa la préférer à Dieu. l’oppression des enfants d’Israël, il se fait à la fois juge
et exécuteur… L’esprit de Dieu s’empara de lui, dit la
Et tous deux en donnant leur vie, l’une pour Bible, et il tua l’Égyptien… Mais les esclaves ne
l’intelligence, l’autre pour l’amour, méritèrent de passer comprirent pas le droit royal de la Liberté et ils forcèrent
par les épreuves de la vie à l’immortalité de leur libérateur de s’enfuir en lui donnant le nom de
l’intelligence et de l’amour. meurtrier… à lui qui venait de protester contre le
meurtre moral d’une nation entière !
Ils furent chassés du paradis de l’innocence ;
mais il devinrent les rois laborieux de la terre qui leur fut Le découragement s’empare un instant du
donnée à conquérir. prophète ; il s’enfuit au désert. Mais l’esprit de Dieu ne
laisse pas de repos à ceux dont il s’est rendu maître.
Moïse venait de punir la tyrannie de l’homme sur montagne d’Éphraïm, l’héritage des proscrits est
l’homme ; il rencontre au désert des hommes qui maintenant dans le mains sanglantes d’Aod.
abusent de leur force contre des femmes… ; le justicier
de Dieu s’élance et frappe encore : et l’amour de L’arche de l’étoile passera de rebelle en rebelle
Séphora est le prix du vengeur de la femme. jusqu’à l’époque où naîtra le paria de Galilée. Alors
l’arche s’ouvrira, et l’étoile s’élèvera dans les aires pour
En vertu de quelle loi humaine, Moïse le avertir les mages ; c’est-à-dire les rois de l’intelligence,
proscrit, tuait-il les officiers du roi son maître, et dans toutes les parties du monde !
empêchait-il, par la force, les bergers du désert de
s’approprier exclusivement leurs citernes ? Puis une enfant sera proscrit et l’étoile de
conduira dans son exil.
L’esprit de Dieu s’était emparé de Moïse, et
c’était au nom de la justice de Dieu que le proscrit luttait L’étoile de la Liberté brillera seule au ciel
contre la tyrannie des rois et des hommes. quand le soleil laissera défaillir sa lumière sympathique
à l’agonie de l’Homme-Dieu.
La verge, qui est le sceptre du pasteur, est
destinée aux animaux ; les lois n’enchaînent que les Et ce sera ensuite jusqu’à la fin des temps,
enfants, l’intelligence est la loi des hommes faits, et les l’étoile des crucifiés et des martyrs.
hommes faits sont des hommes libres.
V
Mais la servitude a peur de la Liberté comme LA COLONNE DE FEU
d’une peine ; et la tyrannie, qui est toujours servile, la
redoute comme un châtiment. Ils avaient multiplié, et leur nombre était égal à
celui des grains de sable de la mer.
Les peuples et les rois la proscrivent, les lois la
condamnent à mort, les assassins stipendiés la Ceux qui se disaient leurs maîtres en avaient
poursuivent, les bourreaux l’attendent, le fer et la peur ; et, pour les affaiblir, ils les faisaient travailler sans
flamme à la main. les nourrir et ils leur défendaient d’élever des enfants
mâles.
Mais qu’importe à Moïse d’être aux yeux des
Égyptiens un ingrat, un rebelle, un meurtrier, un Alors, la souffrance de ce peuple poussa un cri,
vagabond, un conspirateur et un fléau public ! Une dont la plainte douloureuse s’éleva jusqu’au ciel.
vision lui a montré le mont Sinaï et l’étoile de l’avenir
cachée dans l’arche mystérieuse… ; il ira, en entraînant Dieu, alors, ordonne à cette multitude de se
à sa suite un peuple affranchi ; il saisira le dépôt sacré, et lever et de rassembler pour la grande pâque, parce que
si le peuple n’en est pas digne encore, il le transmettra l’exterminateur allait passer.
de prophète en prophète et de proscrit en proscrit,
jusqu’aux générations que l’étoile de la Liberté doit Le banquet de la communion fut le signal de la
illuminer et conduire. délivrance ; cette foule, qui avait parlé par la voix de son
défenseur, eut une tête et devint un peuple, dont les
Après Moïse, viendra Josué, l’exterminateur tyrans n’osèrent plus arrêter la marche.
des rois, celui qui fait tenir tant d’exploits guerriers en
un seul jour, qu’il semble avoir arrêté le soleil et doublé Ils sortirent de la servitude en emportant les
les heurs du combat. dépouilles de leurs maîtres, et, le pouvoir, interdit, les
regarda passer.
Mais le soleil de la victoire se couchera enfin,
puis viendra la torpeur de la servitude et la nuit de De qui parlons-nous ici ? Faisons-nous de
l’idolâtrie ; l’heure où doit se lever l’étoile de la Liberté l’histoire ou de la prophétie ? Racontons-nous ce qui
n’est pas venue encore. arriva aux Israélites, ou annonçons-nous ce qui doit
arriver à l’immense famille des prolétaires quand sera
Les hommes se sont endormis ; c’est aux venu le jour de ses pâques fraternelles, et quand les
femmes de veiller sur l’arche sainte. Le berceau de la fléaux de Dieu seront venus frapper à la porte des
Liberté sera sauvé par l’enthousiasme de Débora et par mauvais riches, qui boivent le sang du pauvre et qui
le marteau de Jahel. s’engraissent de ses sueurs ?

La trompette de l’insurrection retentit sur la Hommes du peuple, mes frères, qui vous
découragez et qui n’attendez plus rien de Dieu ni de sa elle revient se ranger près du prophète comme un
justice, écoutez la parole de Moïse et voyez ce qui se auxiliaire terrible, et, s’élevant jusqu’au ciel, elle éclaire,
prépare : car, je vous dis en vérité, ce n’est pas une au loin, le peuple qui se délivre, et menace les bourreaux
histoire du passé qu’il vous raconte, c’est une vision de qui osent courir après lui ; elle éclaire les uns et aveugle
l’avenir. les autres, car la vérité, qui brille aux yeux des hommes
libres, n’est qu’une nuit profonde pour les tyrans et leurs
Un cri de désespoir s’est élevé des bords de la esclaves.
mer Rouge ; le peuple, nouvellement affranchi, mais
poursuivi par ses anciens maîtres, est arrivé près de la Déjà les assassins du peuple se sont engagés,
mer : d’un côté le glaive, de l’autre le gouffre ; plus sans le savoir, dans les abîmes ; ils ne voient pas qu’ils
d’issue, qu’à travers les cadavres ou les abîmes ! ont quitté la terre ; leurs pieds s’enfoncent dans un sable
mouvant, et les montagnes d’eau, semblables à la colère
La triple immensité du ciel, du désert et de la du peuple lorsqu’elle se contient encore, pendent sur
mer, semble attendre avec épouvante le résultat de cette leurs têtes et les pressent de toutes parts.
lutte suprême ; le crépuscule blanchit à peine l’horizon ;
la multitude des proscrits borde le rivage, et l’armée des Il marche encore, ce bétail de la mort ! Tout à
persécuteurs s’avance, comme un long serpent, toute coup, le tonnerre éclate et ils se voient aux lueurs de la
étincelante de casques et de boucliers, et toute hérissée foudre ; ils lisent leur arrêt de mort sur le visage livide
d’épées et de lances. de leurs conducteurs ; ils poussent à leur tour, un cri de
désespoir, qui expire écrasé par les vagues… L’abîme
Les fugitifs lèvent les mains vers le ciel et s’est refermé sur sa proie ; et le soleil, qui se lève,
poussent des cris de désespoir ; ils pleurent comme des n’éclaire, sur la mer, qu’une immensité morne et
enfants ! Et voilà que Moïse, indigné, se dresse de toute paisible, sur laquelle flottent, dispersés comme des brins
la hauteur de son génie, et, se plaçant debout entre les de pailles, quelques débris de chars et d’armures, tandis
Israélites qui tremblent et les Égyptiens qui s’avancent, qu’un flot vient jeter, aux pieds de Moïse, le cadavre de
il semble abriter derrière lui, un peuple entier. Pharaon.

Debout ! s’écrie-t-il, debout ! Esclaves qui Sombre et magnifique tableau des destinées
retombez aux pieds de vos indignes maîtres ; regardez- humaines ! Allégorie pleine de menace pour ceux qui
les encore une fois si vous les regrettez, car, demain, oppriment, et d’espérance pour ceux qui souffrent !
vous ne les verrez plus.
Que les parias se réunissent ! Qu’ils mangent
Qui vous arrête ?… Un peuple qui marche vers ensemble la pâque symbolique en communiant au même
la Liberté, n’est-ce pas Dieu qui passe ? Avez-vous peur amour et à la même pensée, et qu’ils sachent bien que
des flots de la mer ou des rochers du rivage ? Marchez ! l’ange des fléaux est debout devant eux.
c’est la mer qui doit céder ; ce sont les rocher qui
doivent vous craindre !… Marchez ! vous dis-je, et la Qu’ils marchent ensuite, qu’ils marchent
nature entière vous obéira. ensemble et qu’ils ne doutent pas ! La lumière éternelle
marchera devant eux, le Verbe lui-même les
Ne voyez-vous pas la colonne de lumière qui accompagnera ; c’est la colonne de feu qui aveugle les
vous précède, s’avance sur les flots qui frémissent et se oppresseurs et qui illuminera toujours la fuite
séparent : l’Intelligence vous trace une voie audacieuse ; triomphante des proscrits !
marchez ! et malheur aux aveugles qui oseront vous
poursuivre ! Qui, je vous le dis, au nom de la vérité
éternelle, à vous tous qui souffrez : quand vous serez
L’enthousiasme de Moïse a électrisé tout le ensemble, quand vous aurez une tête pour vous conduire
peuple ; il se lève, il croit, il sent sa force, il marche… et et une voix qui parle pour vous, sachez que vous serez
les flots de la mer reculent et s’ouvrent devant lui. alors un grand peuple et que la toute puissance de Dieu
sera avec vous ; quand vous vous lèverez, on ne vous
Éclairé par les reflets terribles de la colonne de fera pas plier les genoux ; quand vous parlerez, personne
feu, Moïse est immobile et tient ses deux mains ne vous fera taire, et quand vous marcherez, ni les
étendues : l’une protège, l’autre menace. Les Hébreux tyrans, ni leurs satellites, ni les bourreaux, ni les déserts,
traversent la mer Rouge et les Égyptiens approchent. ni les abîmes ne pourront s’opposer à votre passage dans
la voie du progrès pacifique.
Cependant la merveilleuse lumière qui guidait
le peuple affranchi, devient sanglante et tourmentée : Et ceux qui vous poursuivront auront cherché la
mort, car le ciel, la terre et la mer sembleront combattre pouvoir élever leur pensée et agrandir leur cœur.
pour vous.
Ô solitude cruelle du génie ! Ô agonie des
VI pensées qu’on exile, inexprimables amertumes d’une
LE PEUPLE AU DÉSERT volonté sainte qui se dévoue toujours et que toujours on
brise ! Quand donc le ciel, qui vous comprend seul,
Ce n’est pas tout d’échapper aux oppresseurs, il mettra-t-il un terme à vos douleurs ?
faut savoir être libre.
Non, jamais le peuple ne s’affranchira que par
Avant d’avoir une patrie, il faut qu’un peuple l’intelligence de ses droits et de ses devoirs ! Pour se
soit vraiment un peuple. rendre libre, il faut agir ; pour agir, il faut vouloir ; pour
vouloir, il faut savoir ; et pour savoir, il faut
C’est ce que Moïse nous enseigne en laissant comprendre.
périr, tout entière, dans le désert, une race indigne
encore de la terre promise. L’homme seul peut être libre ; l’animal est
esclave de ses instincts, et, en les dominant, on s’empare
Étudions les leçons contenues dans le récit de sa force. Ainsi donc, toute multitude qui n’a pour loi
prophétique du Livre Sacré. que ses instincts brutaux, quelle que soit, d’ailleurs, la
figure des êtres qui la compose, n’est pas un peuple,
Le peuple périt misérablement dans le désert, à c’est un troupeau, et elle est fatalement soumise au
cause de son ignorance qui le rend défiant envers ses bâton du pâtre et au couteau du boucher.
amis et confiant pour ses ennemis ;
Vous tous, qui vous plaignez de vos maîtres,
De son matérialisme grossier, qui lui fait l’esprit de liberté n’a qu’une parole à vous répondre :
regretter la servitude ; vous êtes plus vils que ceux dont vous vous plaignez,
puisqu’ils sont vos maîtres.
De sa pusillanimité, qui l’entraîne sans cesse au
doute, au murmure et à la révolte. La tête seule distingue et fait reconnaître les
hommes, et l’on doit juger une nation d’après son chef.
Au moment même où Moïse, sur le Sinaï, pose,
sur deux tables de pierre, les bases de la liberté humaine Conspirer contre un roi, c’est conspirer contre
et de l’égalité des hommes devant Dieu, cette odieuse ses sujets. Jamais un vrai peuple ne conspire ; il
populace se prosterne devant le Veau d’Or et veut se approuve ou il condamne, parce que lui seule est
créer des chefs pour retourner en Egypte. responsable des actes de celui qui le conduit.

Tandis que la foi du prophète dispute au désert Mais, tant que le peuple ne sera pas au moins
la vie de tout un peuple, fait jaillir l’eau des veines du aussi intelligent que ses chefs, le gouvernement
rocher et arrache au ciel un pain miséricordieux, les arbitraire ne sera pas aboli, et les conducteurs du peuple
Israélites sont assis et pleurent en songeant aux oignons pourront invoquer le droit divin.
de l’Égypte et aux marmites pleines de viande qui
repaissent la faim des esclaves de Pharaon. Tant qu’on pourra enivrer la multitude, on
pourra l’enchaîner, et, tant que le peuple ne mettra pas
Moïse pleure et prie. Seul, à l’entrée du les besoins de l’âme au-dessus des nécessités du corps, il
tabernacle, ses entrailles sont torturées, comme celles de se vendra pour une vile pâture qu’on ne lui donnera
la femme qui enfante ; il est, en quelque sorte, en travail même pas.
de l’unité divine ; il va, in révélant au monde l’esprit
suprême, proclamer la loi hiérarchique des esprits et Tant que le peuple n’aimera pas la liberté plus
leurs destinées éternelles… Que fait le peuple ? Il que sa vie, il aura peur, et la peur est la première
danse, avec des femmes impures, autour des autels de servante des tyrans et la conseillère de tous les crimes.
Madian ou va s’initier furtivement au culte immonde des
idoles de Moab ! À quoi servent de vaines déclamations, si vous
ne voulez pas souffrir pour vous racheter de
Sans cesse Moïse est forcé de remédier, avec le l’esclavage ? Pourquoi murmurez-vous, mauvais
fer et le feu, à la gangrène de cette chair malade ; la serviteurs, si vos âmes ne sont pas libres ? Savez-vous
terreur lui soumet cette race d’esclaves, qu’il fatigue de quels sont vos premiers et vos plus redoutables tyrans ?
ses miracles et de ses enseignements sublimes, sans Ce sont vos erreurs et vos vices.
Le législateur des Hébreux, après avoir
Un jeune Spartiate avait été vendu comme renouvelé le peuple dans le désert, voyant que l’exil et
esclave ; arrivé chez celui qui se croyait son maître, il lui les tourments des siens étaient près de finir, jugea qu’ils
dit, avec un sourire de mépris : « Tu vas savoir ce que tu n’avaient plus besoin de lui, et que son œuvre était
as acheté ! » et, se précipitant par une fenêtre, il se tue. accomplie.

Chez les Juifs, le vieux Razias ; chez les Il déposa dans l’arche les tables de la loi et la
Romains, Caton d’Utique, aimèrent mieux se déchier les verge du commandement, dans cette arche qui était la
entrailles que de survivre à leur liberté. figure du berceau de l’étoile.

Qu’il vienne au monde un peuple animé de Puis il se retira seul sur une montagne, où il se
l’esprit de Razias et de Caton ; puis, qu’on essaie de lui mit à prier en attendant la mort.
imposer des lois iniques et de mauvais maîtres !
Combien de jours dura sa lente agonie !
La loi des hommes intelligents, c’est la justice ; Combien de sanglots et de larmes laissa-t-il s’échapper
et les hommes libres ne reconnaissent qu’un maître, de son cœur brisé par l’ingratitude des hommes !
c’est Dieu.
Les cimes arides du Nébo ne l’ont pas raconté,
Les hommes libres n’obéissent jamais aux et Dieu seul en a gardé le secret et le souvenir.
passions des autres hommes, parce qu’ils règnent sur
eux-mêmes : demandez aux martyrs si l’on peut Peut-être dans cette solitude, le doute vint-il
contraindre la volonté ! envahir son cœur ; peut-être regretta-t-il l’oubli qu’il
pouvait trouver dans la maison de Jethro avec l’amour
Et bien ! donc, vous tous qui aspirez à voir de Séphora.
tomber les chaînes de la servitude, il faut vous le crier
avec cette voix puissante qui ressuscite les morts, et Des visions tournoyèrent devant ses yeux
c’est à vous de le comprendre et de croire que vous le fatigués de larmes ; le sable rouge du désert se changea
pouvez : « Soyez libres !… Du jour où vous l’aurez en un lac de sang, et sur ce lac se soulevèrent les ombres
voulu, vous aurez commencé à l’être ! » de ceux qu’il avait livrés au glaive. Les rochers
volcaniques, qui avaient englouti Coré, Dathan et
VII Abiron, s’entrouvrirent de nouveau, et les fantômes
MOÏSE SUR LE MONT NÉBO poudreux et noirs des schismatiques du désert se
dressèrent contre Moïse.
L’homme qui se dévoue au salut de l’humanité
ne doit rien attendre des autres hommes. Toutes ces ombres montraient du doigt ; et leur
gémissement ressemblait à un rire amer. Toutes
Tout initiateur est une victime du progrès élevaient vers le ciel leurs mains pleines de sang, et elles
humain. Malheur à lui, s’il a peur de mourir ! accusaient leur meurtrier.

Trop au-dessus de son époque pour être Moïse détourna les yeux du côté de la terre
compris par elle, il ne vit déjà plus dans le siècle qui sainte, dont le soleil levant faisait resplendir les
s’achève ; et ses aspirations l’emportent toujours, et tout campagnes, et enrichissait les vallées d’un luxe solennel.
entier, vers un siècle qui n’est pas encore ; aussi sa vie
n’est-elle qu’une longue souffrance et qu’une lente Alors Jérusalem se montra au prophète,
déception. Tout ce qui doit cesser d’être n’étant déjà rayonnante de toute la pompe de Salomon, et son cœur
plus pour lui, il lui semble qu’on l’a enchaîné vivant à se remplit de confiance et de joie. Il oublia le désert
des cadavres, et il traîne, comme un insupportable rouge de sang, et n’entendit plus les imprécations des
fardeau, son existence orpheline et désolée. fantômes.

Il ressemble à Moïse sur le mont Nébo : d’un Mais tout à coup les sons d’une musique
côté, il voit dormir à ses pieds les paresseuses caravanes lascive lui traversent le cœur comme des glaives….. Il
d’Israël, auxquelles il n’a plus rien à dire ; de l’autre, il ne s’est pas trompé : ce sont encore les fêtes du Veau
aperçoit la terre promise, dans laquelle il n’entrera point, d’Or ! Israël tout entier se prostitue à des idoles ; ils
et il se sent mourir, seul au monde, sans que personne le dansent, ils chantent, puis ils dorment, les insensés ! Et
soutienne et le console. ils ne voient pas ce nuage noir, tout étincelant d’armes,
qui accourt à l’horizon.
Moïse entend le hennissement des chevaux, le L’âme de Moïse alors s’éleva radieuse dans le
grondement des chars d’airain qui roulent comme le ciel, appuyée sur le Verbe divin, et son corps resta sur le
tonnerre ; il voit les éclairs du bouclier et de la lance ; il Nébo, les mains croisées sur sa poitrine, contre laquelle
veut encore sauver son peuple, il veut crier…mais sa il pressait le dépôt rayonnant des cavernes du Sinaï,
voix n’est pas entendue, et la vision achève de dérouler l’arche mystérieuse où dormait encore l’étoile de la
devant ses yeux les plus épouvantables images. Liberté.

L’auréole de Dieu a cessé d’entourer le saint Deux anges terribles s’avancèrent alors des
temple ; une épaisse fumée roule ses nuages le long des deux points opposés du ciel, et vinrent se disputer le
portiques déserts. La flamme s’élève en colonnes corps de Moïse ; c’était Lucifer et l’archange Michel.
sanglantes ; Jérusalem n’est plus qu’un immense
holocauste ! Moïse détourne les yeux avec horreur, et il Le livre des symboles sacrés ne nous dit pas
revoit plus menaçants les spectres de ses victimes, quel fut le résultat de leur lutte ; mais il nous apprend
rendus plus livides par les reflets de l’incendie. Tous les que l’archange ne crut pas avoir le droit de maudire
proscrits du désert grincent les dents et semblent Lucifer, et qu’il en appela au jugement du maître
triompher en regardant tomber Jérusalem… Déjà le suprême.
reflet rouge s’est éteint : une lumière blafarde et morne
s’étend dans le ciel comme un linceul. Moïse reporte Toutefois, le corps de Moïse ne put être
malgré lui ses regards du coté de Jérusalem… Il ne voit retrouvé, et la tradition des voyants est qu’il fut emporté
plus qu’une montagne couverte de cendres et de ruines, par deux anges dans la terre promise, où il fut caché,
et, au milieu de ces ruines, le dernier des prophètes avec le dépôt sacré qu’il tenait toujours sur son cœur,
pleure inconsolable, comme cette mère qui ne veut plus dans un sépulcre du mont Moria, dont une des collines
rien écouter parce que son enfant n’est plus. s’appela depuis le Calvaire.

Palpitant d’épouvante, assailli presque de VIII
remords et le cœur brisé d’angoisses, l’élu du Sinaï lève LA PLAINE COUVERTE D’OSSEMENTS
les yeux au ciel pour interroger son Dieu… Le ciel est
d’airain, et la voix de Dieu ne se fait plus entendre. Le Parle, dit l’esprit de Dieu au fils de l’homme, -
prophète expirant se dresse sur ces pieds par un suprême Seigneur à qui parlerai-je ? Je suis seul au milieu des
effort ; il est debout ; ses cheveux se hérissent, ses mains morts !
crispées se portent à ses yeux, un cri déchirant s’échappe
de sa poitrine : Mon Dieu ! Mon Dieu ! dit-il, tu m’as Les larmes ont usé leurs yeux ; le blasphème a
abandonné ! Puis, comme si la vie s’échappait de son dévoré leurs lèvres ; le doute a fait évanouir leur
sein avec ce cri désespéré, il tombe affaissé comme un pensée ; ce sont des crânes vides et desséchés !
temple qui s’écroule, et le dernier sentiment de
l’existence humaine est pour lui un désespoir En vain le soleil de Dieu se lève pour eux, ils
irrémédiable et profond comme l’enfer. ne savent plus s’il y a un Dieu, parce qu’ils ne sentent
plus la chaleur de son soleil.
Cependant une voix le réveille de cet
assoupissement de mort et le fait tressaillir : une main le Les intérêts rivaux leur ont mangé le cœur,
touche et le fortifie ; il voit près de lui quelqu’un dont il l’égoïsme a décharné leur poitrine, et leurs entrailles se
reconnaît le visage sans l’avoir jamais contemplé. C’est sont corrompues, parce que les affections humaines ne
lui, doux et souriant, avec sa figure pâle et résignée ! Il les faisaient plus tressaillir.
tient à la main un livre fermé de sept sceaux ; ses
cheveux dorés, qui tombent en boucles sur ses épaules, Ceux qu’ils avaient pris pour chefs les ont
sont pressés d’une couronne d’épines ; ses mains et ses conduits dans le champ de la mort, et chacun d’eux s’est
pieds sont ensanglantés d’avance des plaies qu’il doit empressé d’y choisir une place, parce qu’un lourd
recevoir un jour ; il parle à l’oreille du prophète sommeil les courbait déjà vers la terre : et quand ils ont
mourant, et il lui raconte les gloires à venir de la dormi du sommeil de la tombe, les pasteurs de ce
nouvelle Jérusalem. Pourquoi donc as-tu douté, ô mon troupeau de cadavres se sont applaudis en disant : Nous
fils ! ajoute-t-il ; tu n’as pas souffert comme je dois avons donné la paix au monde !
souffrir ; et c’est moi qui sauverai le monde !
Viens maintenant, toi que l’esprit d’avenir
Quitte maintenant la terre, viens de reposer ; les tourmente, fais le tour de ce royaume de la mort, et vois
anges prendront soin de ta sépulture ! si tous ces squelettes ne sont pas immobiles et froids !