Table Of ContentLE SIÈCLE DELEUZIEN
DU MÊME AUTEUR
Essais:
Variations. La philosophie de Gilles Deleuze, Payot, 1993 (rééd. poche,
2005).
Ossuaires. Anatomie du Moyen Age roman, Payot, 1995.
L'Image virtuelle. Essai sur la construction du monde, Kimé, 1996.
L'Âme du monde. Disponibilité d'Aristote, Les Empêcheurs de penser en
rondlLe Seuil, 1998.
Van Gogh, L'œil des choses, Les Empêcheurs de penser en rondlLe Seuil,
1998.
L'opposition universelle, Préface à Gabriel Tarde, Les Empêcheurs de pen
ser en rondlLe Seuil, 1999.
François Rouan -Papiers découpés, Somogy Éditions d'Art, 2000.
Figures des temps contemporains, Kimé, 2001.
Parures d'Éros. Un traité du superficiel, Kimé, 2003.
Sens en tous sens. Autour des travaux de Jean-Luc Nancy (avec F. Guibal)
Galilée, 2004.
Le Corps de l'empreinte. Études photographiques, Kimé, 2004
100 mots pour jouir de l'érotisme, Les Empêcheurs de penser en rondlLe
Seuil, 2004.
100 mots pour 100 philosophes. De Héraclite à Derrida, Les Empêcheurs
de penser en rondlLe Seuil, 2005.
Éloge de l'inconsommable, Éditions de L'éclat, 2006.
Borges - Une biographie de l'éternité, Éditions de L'éclat, 2006.
Constellation de la philosophie -Badiou, Deleuze, Derrida, Foucault, Lyo
tard, Nancy, Rancière ... , Kimé, 2007.
L'œil-cerveau, avec Éric Allez, Vrin, 2007.
Bréviaire de l'éternité -Entre Vermeer et Spinoza, Éd. Léo Scheer, 2011.
Une intrigue criminelle de la philosophie -Lire la Phénoménologie de l'Es
prit de Hegel, Les Empêcheurs de penser en rondlLa Découverte 2009.
Plurivers -Essai sur lafin du monde, PUF, "Travaux pratiques", 2010.
Deleuze, Éditions de L'éclat, 2012.
Enfer de la philosophie, Éditions Léo Scheer, 2012.
Derrida -un démantèlement de l'Occident, Max Milo, 2013.
Métaphysique d'Alien, (Dir), Paris, Éditions Léo Scheer, 2014.
Comprendre Foucault, Paris, Max Milo, 2014.
Le mal et autres passions obscures, Kimé, 2015.
Derrida -Déconstruire lafinitude, Ellipses, 2015.
Romans:
La chambre, Léo Scheer, 2009.
Morningside Park, Léo Scheer, 20 Il.
JEAN-CLET MARTIN
"-
LE SIECLE DELEUZIE
ÉDITIONS KIMÉ
2, impasse des Peintres
PARIS lle
BM0697117
© Éditions Kimé, Paris, 2016.
ISBN 978-2-84174-742-9
http://www.editionskime.fr
«Longtemps,je crois, cette œuvre tournera au-dessus de nos têtes
( ... ). Mais un jour, peut-être, le siècle sera Deleuzien. »
Michel Foucault, Dits et écrits, Vol. 2. p. 75.
LES ENFANTS TERRIBLES DE DELEUZE
Nous qui, pour parler comme Nietzsche, avons exploré des lignes de
pensées anti-généalogiques, nous les lecteurs de Deleuze et de Derrida
qui avons fouillé dans les recoins peu familiers de L'Anti-Œdipe autant
que de Glas, voire sous les ruptures de l'archéologie Foucaldienne, il
ne nous appartient certes plus de revendiquer une descendance, une fi
liation. Nous nous comporterions plutôt comme des enfants abandonnés,
terribles, les enfants du « siècle Deleuzien »1. Avec la difficulté de penser
en dehors finalement de toute continuité. La pensée de Deleuze ne ren
voie à aucun héritage. Elle est, comme il le dit pour Proust, une géné
tique florale qui procède par boutures et coupures. « C'est elle qui fonde
les profanations et se trouve hantée par le bourdon, l'insecte transversal
qui fait communiquer les sexes eux-mêmes cloisonnés»2. Et c'est peut
être ce que Deleuze pratique dans sa lecture de la tradition pour
lui « faire des enfants dans le dos» comme il le reconnaît dans une lettre
à Cressole3• Nous voici donc sur des « lignes de fuite», autre mot de De
leuze, un peu comme ferait une pousse de lierre qui suit un chemin tor
tueux et se montre capable de repousser ailleurs, par transplant. Peut-être
les concepts qui sont les nôtres prolifèrent-ils bien à l'image des plantes
et des insectes, suivant en cela des « insections »qui se multiplient sans
retour. Devenir un cloporte : une pensée que Kafka annonce dans La
métamorphose mais que Derrida également croise par la passion de
l'animal4 Notamment devant un insecte pris dans la résine, fossilisé en
•
suite dans l'ambre qui traverse des durées énormes pour assembler des
hétérogénéités radicales. Les graines de la plante elles-mêmes sèchent
de longues années et repoussent le cas échéant dans une autre ère. Ce
qu'on pourrait imaginer d'une idée, de sa pollinisation induisant ainsi,
entre des nappes de temps hétérogènes, une forte « difficulté de pen
ser »5.
10 Le siècle deleuzien
La difficulté de penser n'est pas seulement l'exercice d'une pensée
difficile. Il ne s'agit en rien d'une question de méthode pour adoucir les
angles d'approche comme si les objets étaient là à attendre notre indul
gence, notre disponibilité, notre écoute, notre curiosité. La Difficulté doit
s'entendre peut-être davantage devant ce qui reste diffus, se diffracte et
dissémine quels que soient les outils de la raison mis en jeu. Rousseau
s'en plaint en ouverture à son propos sur l'éducation, lui qui se voit éga
lement conduit à réfléchir sur l'héritage, sur le « siècle des Lumières»
pour lui trouver un nom: «Semblable, dit-il, à la statue de Glaucus que
le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu'elle res
semblait moins à un dieu qu'à une bête féroce, l'âme humaine altérée
au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l' ac
quisition d'une multitude de connaissances et d'erreurs, par les change
ments arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des
passions, a, pour ainsi dire, changé d'apparence au point d'être presque
méconnaissable »6. Comment retrouver, dans une telle altération des fi
gures, père et mère? Et cette difficulté de connaître, de reconnaître, n'est
pas seulement un accident lié à des mauvaises conditions d'approche.
Elle constitue le cœur de la réalité essentiellement contingente, hostile
à toute descendance. On peut soupçonner déjà que, devant cette dissé
mination des choses, devant ce régime moléculaire de la dispersion, la
pensée entre en rapport avec des singularités qui résistent, refusent de
composer un nom, encore moins une époque, venues le plus souvent
d'une autre.
Nous aurons l'occasion de revenir à ces enfants terribles dans un réel
qui échappe d'emblée à sa rationalisation, aux habitudes d'une pensée
séminale. Ce que nous pourrons dire en premier lieu, c'est qu'il n'y a
pas de parenté, pas d'objets naturellement disposés à un savoir qui éta
blirait une autorité. C'est, au demeurant, ce qui ressort de l'analyse de
la famille dans Glas que Derrida confie également aux caprices des
fleurs, celles de Genet, prolifiques, quand Deleuze et Guattari, dans
L'Anti-Œdipe, nous entraînent sur un versant« machinique » ou encore
animal. Depuis les deux bords ici convoqués de l'anti-généalogie, nous
ne pouvons plus croire aujourd'hui à la vérité d'un siècle enfanté selon
la forme d'un progrès. Créer n'est pas progresser, ni détruire ce qui est.
La vérité serait plutôt que les choses demeurent obscures. Loin d'être
Les enfants terribles de Deleuze 11
limpides, elles se refusent à nous, se retirent dans des contrées lointaines
et inaccessibles. Ce qui est vrai n'est pas donné dans une démarche apo
dictique. Le vrai, le plus affolant pour la pensée, est que la vérité reste
chose rare, exceptionnelle, excessive, ne se construisant que par l'éla
boration d'un chemin de traverse, par des écarts périlleux qui forment
une« expérience» difficilement supportable, un souci capable de nous
arracher à notre quiétude. Le siècle de Deleuze serait la vérité du « sin
gulier pluriel» dont la division caractérise un « monde» fort peu stable.
Une errance hors de l'histoire mais encore hors de l'ontologie si nous
décidons de suivre la langue de Badiou, caractéristique du « Siècle »7.
On pourrait risquer peut-être le nom de contemporain pour dire ce
monde: un temps pour plusieurs, un temps multiple, une contemporali
sation d'atomes très différents, appartenant à des ères fort différentes.
Et c'est le nom de« multiplicité» qu'on retrouve, pour cette raison sans
doute, dans le sillage de Deleuze, chez Badiou autant que chez Jean-Luc
Nancy, au point de nous engager également à évoquer, pour notre temps,
un univers en déliquescence, un régime nommé Plurivers.
Les enfants de Deleuze sont devenus des enfants terribles. Enfants
« épuisés» ou qui, peut-être, « tombent de sommeil» comme dirait
Nancy dans sa réflexion sur l'ivresse. Il n'est plus possible, en effet,
sous le plurivers qui fait notre siècle, de parier sur UN sens du monde
qui soit autre que pluriverse1, végétal, rhizomatique. Orpheline, trans
plantée, aucune pensée n'est le centre des choses. Ce pourquoi Hegel,
lui qui eut un fils naturel hors-mariage et qui aura quitté le foyer, devait
reconnaître déjà que le sujet doit faire l'épreuve de figures des plus ter
ribles, d'une histoire brisée qui fait tomber la nuit et tomber l'esprit du
monde. Pour autant, les objets de la pensée ne sont pas simplement re
devables au caprice. Il y a bien des vérités, des vérités qui ne se confor
ment pas au relativisme, même si le pluriel est de mise. Il y a bien une
chose, une« chose même» qui est le propre de la pensée, mais c'est une
chose en fuite, un labyrinthe qui vraiment avance parce qu'il est vivant.
Aussi l'approche du réel, notre réalisme, ne passe plus par une connais
sance idéale, par une certitude subjective, intentionnelle, comme cela
fut enseigné à toute une génération. La chose est d'abord prise dans des
temps sans rapport, chose fossile qui ouvre la violence de la rencontre,
du négatif, violence qui met en déroute toutes les formes d'abstraction.
12 Le siècle deleuzien
Il Y a une effraction du réel qui ouvre un conflit, un combat qui porte la
conscience à se nier elle-même et son histoire. Et ce qui est vrai de Hegel
vaut pour la déterritorialisation Deleuzienne qui ne dit pas « oui» à tout,
qui ne sombre pas dans le relativisme de l'opinion, l'obstination de l'âne.
Qu'est-ce que la philosophie? est une question qui se pose à Deleuze
dans un siècle où tout est susceptible d'entrer sous l'échange universel
du capitalisme, d'être réduit à l'inconsistance. D'où le besoin de trouver
dans le concept autre chose qu'une opinion, autre chose qu'une com
munication ou une réflexion: un « monument» dit-il, mais toujours dé
constructible, fait de pièces inégales, issues d'âges différents. La
philosophie, devait m'écrire Deleuze, n'est ni réflexion, ni communica
s
tion . Dans le pluralisme singulier des mondes, elle est voie de passage,
empirisme, libre création. Autre chose donc que le relativisme.
Un tel constat ne cède pas d'un pouce au nihilisme qui considère que,
dans le naufrage de la raison, aucune expérience ne vaut le détour. De
cette difficulté de penser qui fait le cœur de la philosophie contempo
raine, il n'est pas question d'en sortir par le relativisme de l'opinion qui
veut que chacune vaut comme point d'affirmation du réel, que toutes les
perspectives reviennent au même pour autant qu'elles trouvent la faveur
d'un public. Le perspectivisme, qu'il soit la manière Hégélienne de sau
ter d'abord dans un cercle pour en faire le tour, ou encore la façon Nietz
schéenne d'évaluer le poids d'une interprétation, n'a rien à voir avec la
revendication subjective donnant raison à celui qui l'impose. Dans les
deux cas que nous venons d'évoquer, il est question davantage d'un ar
rachement à soi vers une chose qui traverse des strates hétérogènes, ef
face l'histoire déjà faite, comme une faille dans la croûte terrestre qui
mêle les âges les plus éloignés. Toute pensée consiste en une coupe de
ce genre. D'où la difficulté, la nature diffuse d'une véritable idée, for
cément extérieure à l'opinion, trop autre pour se laisser assimiler. Aussi
la chose qu'il s'agit de penser - cette chose ou cette fêlure qui fend la
«terre» - met toute pensée en difficulté, la sur-prend, suppose un mou
vement, un trajet sismique. Une telle coupe est loin de se confondre avec
une donnée individuelle, particulière, comme si ma volonté suffisait à
la produire. Une Idée n'est jamais à moi et bondit hors de son temps.
Une Idée est peut-être d'abord la sollicitation d'un dépaysement, d'une
forme étrangère qui nous contamine, indépendante du système de la