Table Of ContentCHARLES  THOMANN 
Le Mouvement  anarchiste 
dans les  Montapes  neuchâteloises 
et le  Jura  bernois 
THÈSE 
présentée à la Faculté de Droit, Section des Sciences commerciales 
et économiques, de l'Université de Neuchâtel, 
pour l'obtention du grade de 
Docteur es sciences commerciales et économiques 
19*7 
Imprimerie dei CoopératiTei Réuni« 
ta Chauz-de-Fondt
LE MOUVEMENT ANARCHISTE 
DANS LES MONTAGNES  NEUCHATELOISES 
ET LE JURA  BERNOIS
M. Charles Thomann, licencié es sciences commerciales et économiques, 
de  La  Chaux-de-Fonds,  est  autorisé  à  imprimer  sa  thèse  de  doctorat 
es sciences commerciales et économiques, intitulée « Le Mouvement anarchiste 
dans  les  Montagnes  neuchfcteloises  et  le  Jura  bernois ».  Il  assume  seul 
la responsabilité des opinions énoncées. 
Neuchàtel, le 21 octobre 1946. 
Le Directeur de la Section des Sciences commerciales, 
économiques et sociales : 
P.-R. ROSSET.
Je ne propose pas,  j'expose.
PREMIÈRE  PARTIE 
LES FAITS 
CHAPITRE  PREMIER 
INTERNATIONALISME  OU  ANARCHISME ? 
Les ouvriers anglais et français  eurent  l'occasion  de prendre 
contact à l'Exposition universelle de Londres, en 1862. En  effet, 
quelque  340  ouvriers  français  se  rendirent  dans  la  capitale 
britannique à ce moment-là, en vue de rédiger  des rapports  sur 
les progrès  économiques  et  techniques  accomplis  au  cours  des 
dernières années. Les travailleurs anglais saisirent cette occasion 
pour proposer un rapprochement à leurs camarades de France ; 
dès  cette  époque,  des  relations  suivies  s'établirent  entre  les 
deux mouvements  ouvriers. 
En  1863, ouvriers anglais  et français  sympathisèrent  lors  de 
l'insurrection  polonaise ;  de  grands  meetings  furent  organisés, 
En Allemagne, un parti  ouvrier  prenait  corps autour d'un  chef 
capable  et  énergique :  Lassalle.  L'Italie  n'était  pas  restée  en 
arrière ; les  travailleurs  italiens  faisaient  de  gros  efforts  pour 
s'unir.  On  sait  qu'en  1863  Garibaldi  fut  reçu  avec  beaucoup 
d'enthousiasme  par  les  trades-unionistes, 
Le  28  septembre  1864,  les  ouvriers  anglais  invitèrent  les 
travailleurs  de  France  à une  grande  conférence  tenue  à  Saint-
Martin's  Hall,  à  Londres.1  C'est  là  que  fut  créée  l'Internatio 
nale, 2 ou, plus exactement, l'Association Internationale des Tra-
1 Au sujet de la composition de ce meeting, consulter  L'Internationalisme 
et la Classe ouvrière, de L. Lorwin, p. 35. 
* Concernant  la  fondation  de  l'Internationale,  voir Histoire  de  !Inter 
nationale, de E.Villetard, p. 57-75. 
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vailleurs. * On a pu dire, non sans de bonnes raisons, que  c'était 
« un  enfant  né  dans  les ateliers  de Paris  et mis  en nourrice  à 
Londres ».3 Un comité directeur fut aussitôt nommé ; on l'appela 
Conseil  Général.  Il  devait  servir  de  bureau  de  correspondance 
entre les différentes  Sections de l'Association  et rendre  compte 
de  son mandat  à  chaque  Congrès  annuel.  L'Anglais  Odger  en 
fut  nommé  président ; parmi  les  membres,  citons  les  noms  de 
Jung, Eccarius  et Marx : « Il n'est pas vrai que  l'Internationale 
ait été la création de Karl Marx. Celui-ci est resté  complètement 
étranger  aux  travaux  préparatoires  qui  eurent  lieu  de  1862  à 
septembre  1864. Il  s'est  joint  à  l'Internationale  au  moment  où 
l'initiative  des  ouvriers  anglais  et  français  venait  de  la  créer. 
Comme le coucou, il  est  venu pondre son œuf  dans un nid  qui 
n'était  pas  le  sien.  Son  dessein  a  été,  dès  le premier  jour,  de 
faire de la grande organisation ouvrière l'instrument de ses vues 
personnelles. »3 
Les buts  de  la  nouvelle Association  étaient  aussi  nombreux 
que  les moyens préconisés pour  les  atteindre ; l'objet  final  de 
son activité  se résumait  pourtant  en  l'affranchissement  intégral 
du travail. 
A  La  Chaux-de-Fonds  vivait  depuis  plusieurs  années  un 
médecin  nommé  Pierre  Coullery4,  originaire  du  Jura  bernois. 
C'était une forte personnalité, un radical très avancé, poursuivant 
une  politique  humanitaire.  Au  printemps  1865,  il  se  mit  en 
relations  avec  le  Conseil  Général  de  Londres  et  ne  tarda  pas 
à  fonder,  avec  quelques  amis,  une  Section  chaux-de-fonnière, 
membre  de  l'Internationale.  Ce  fut  la  Section  Centrale  de  La 
Chaux-de-Fonds, dont les adhérents se réunissaient régulièrement 
pour  étudier  les  questions  sociales. 
Pierre  Coullery, aussi  actif  que  convaincu,  donnait  de nom 
breuses  conférences  et  faisait,  souvent  par  des  moyens  de  for 
tune,  autant  de  propagande  que  possible  en  faveur  de  l'Inter 
nationale.  Sa  popularité  ne  cessait  d'ailleurs  de  s'accroître  et 
son  influence  s'exerçait  sur  de  nombreux  citoyens  jurassiens. 
1 Une bibliographie détaillée de l'Internationale figure dans La Première 
Internationale,  de A. Babel, p. 226-227. 
s J.  Guillaume : Karl  Marx  pangermaniste,  p. 5. 
* J.  Guillaume : Op. cit., p. II. 
* « Né et  élevé  dans  la  pauvreté, sœur  de  la  misère, comme tous  les 
enfants du peuple travailleur. » P. Coullery : Jésus le Christ et sa Vie, p. IX. 
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Aussi  l'année  suivante  vit-elle  la  constitution  de  plusieurs 
sociétés  ouvrières  affiliées  à  l'Internationale ;  il  s'agit  des 
Sections  de  Saint-Imier,  Sonvilier,  Bienne et  Boncourt1,  créées 
les  unes  par  Coullery  lui-même,  les  autres  sous  son  influence 
directe.  Les  Loclois,  de  leur  côté,  ne  restaient  pas  inactifs. 
Constant Meuron et James Guillaume fondèrent la Section inter 
nationaliste du Locle en 1866. 
Meuron avait alors 62 ans. Sa famille, les de Meuron,  appar 
tenait  à  l'aristocratie  neuchâteloise  (Constant  n'usa  jamais  de 
la  particule).  Ayant  participé  à  l'insurrection  républicaine  de 
Neuchâtel, en 1831, il fut  arrêté et condamné à mort. Le roi  de 
Prusse  consentit  à  commuer  sa  peine  en  celle de  la  détention 
perpétuelle.  Bientôt  Meuron  parvint  à  s'enfuir  ;  il  vécut  loin 
de  sa  patrie  jusqu'en  1848,  année  en  laquelle  le  canton  de 
Neuchâtel devint une république et lui offrit  de nouveau l'hospi 
talité. Le père Meuron, comme on l'appelait,  vint alors  s'établir 
en qualité  de guillocheur au Locle, où il fit  la connaissance  de 
James  Guillaume. 
Le  jeune  Guillaume  était  alors  alerte  et  plein  d'enthou 
siasme.  Son  père,  de  vieille  souche  radicale,  était  membre  du 
Conseil  d'Etat  du  canton  de  Neuchâtel.  James  étudia  à  Neu 
châtel,  puis  à  Zurich.  Il  allait  continuer  ses  études  à  Paris, 
quand  on  lui  offrit  un  poste  de  professeur  de  littérature  et 
d'histoire  à l'Ecole  industrielle  du Locle, Il  accepta. 
Un appel  vibrant avait été lancé  de Londres : « Ouvriers  de 
tous  les  pays,  associez-vous ! » Et  chose  étonnante,  incroyable 
même,  de  nombreux  travailleurs  s'étaient  unis  sans  tenir 
compte  des  différences  sociales,  religieuses,  politiques,  natio 
nales, professionnelles  ou autres, qui pouvaient les séparer. Une 
force  latente,  mais  très  puissante,  se  révélait.  « Le  cri  parti 
de Londres  à l'adresse  du  prolétariat international  trouva  dans 
le  Jura  un  certain  écho.  Il  s'était  rencontré  dans  diverses 
localités  des  Montagnes  neuchâteloises  et  du  Jura  bernois  des 
noyaux  auxquels  la  monotonie  de  la  vie  terre-à-terre  d'alors, 
sans  idéal  supérieur,  pesait  comme  un  fardeau  incommode, 
vaguement ressenti,  et qu'ils auraient  bien voulu  secouer ; mais 
aucune  occasion  et  aucun  moyen  ne  se  présentaient  pour  les 
aider  à  sortir  de la  routine  et  des mœurs  de ce  temps ; ils  se 
1 O, Testut donne quelques renseignements  sur ces Sections aux  pages 
190-191 de son livre : L Internationale. 
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sentaient enserrés  dans cette routine comme dans un habit  trop 
étroit.  L'Association  Internationale  des  Travailleurs  vint  leur 
fournir l'occasion et le moyen d'élargir l'horizon de leurs pensées 
et de leur activité. Ces noyaux  furent  le levain qui devait  faire 
lever  la pâte. » 1 
La  doctrine  de  l'Internationale  n'était  pas  encore  forgée. 
Le  Capital  n'avait  pas  encore été publié ; Engels  était  presque 
inconnu,  et  Lassalle  un  homme  d'action  surtout.  Quant  à 
Proudhon,  il  n'exerçait  une  influence  efficace  que  sur  les 
ouvriers  français.  Chaque  groupe  socialiste  jurassien  avait 
adopté  les principes  de  Coullery  qui  « donnait  le  ton ». Or  le 
docteur  Coullery  n'était  autre,  nous  l'avons  vu,  qu'un  radical 
aux  idées  avancées. 
Il  existait,  à  cette  époque-là,  deux  grands partis  politiques 
dans le canton de Neuchâtel : le Parti libéral et le Parti  radical. 
Nombre  de  libéraux  étaient  convaincus  que  la  politique  du 
« laisser  faire,  laisser  passer »  représente  le  meilleur  système 
économique.  Le  Parti  libéral  recrutait  ses  membres  sur  tout 
le  territoire  du  canton, mais particulièrement  à  Neuchâtel. 
Le  Parti  radical  était  plus  près  du  peuple.  Les  radicaux-
démocrates  réclamaient  des  réformes  sociales ;  leurs  idées 
étaient  nouvelles  et  généreuses.  On  les  considérait  comme  les 
adversaires  irréconciliables  des  libéraux. 
« Je  me  souviens,  écrivait  un  anarchiste,  qu'avant  l'appa 
rition  de l'Internationale,  les ouvriers de notre région  horlogère 
vivaient dans une quiétude  et une indifférence  absolues  concer 
nant  les questions économiques  et  sociales. Toute la part  qu'ils 
prenaient aux affaires  d'un intérêt général consistait à participer 
à  la constitution  des pouvoirs publics  en déposant leur  bulletin 
d'électeur  en  faveur  de l'un  ou l'autre  des  candidats  présentés 
à leur choix, soit par les conservateurs, soit par les radicaux. » 2 
Les  premiers  socialistes  neuchâtelois,  radicaux  avancés  comme 
Pierre  Coullery  lui-même,  furent  toujours  en  opposition  avec 
Ie  Parti  libéral,  d'ailleurs  plus  au  point  de  vue  politique  que 
sur  le  terrain  économique.  Quant  aux  démocrates,  ils  étaient 
plus proches  des  socialistes  que les conservateurs. Aussi  firent-
ils cause commune  pendant  quelques  années.  Ils  apparentèrent 
leurs  listes  aux  élections  et  combattirent  souvent  ensemble  le 
1 A, Spichiger : Le Parti Pettavelliste,  p, 4-5, 
2 A. Spichiger : Op, cit., p. 4. 
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Parti libéral. Mais un  jour  vint, où il fut  donné aux  socialistes 
une  doctrine qui  leur  fit  voir  dans les Partis  libéral  et  radical 
les  restes  d'une  société  révolue. 
Dans  le  canton  de  Neuchâtel,  la  presse bourgeoise  engagea 
une polémique intense contre les internationaux qu'elle accusait 
d'être  révolutionnaires.  Elle  attaqua  le  seul  porte-parole  des 
socialistes :  La  Voix  de  l'Avenir,  En  effet,  Coullery  avait 
voulu publier un journal  qui répandît  ses idées, c'est-à-dire  les 
principes  de  l'Internationale.  N'ayant  pas  trouvé  d'imprimeur, 
il  s'avisa  d'acheter  lui-même  une  imprimerie,  des  presses  de 
laquelle  sortit,  le  31  décembre  1865  pour  la  première  fois, 
La  Voix  de  l'Avenir,  journal  socialiste,  dont  les  tendances 
religieuses,  humaines  et  modérées  furent  approuvées  par  de 
nombreux  lecteurs. Le  National  Suisse1  et  les autres  journaux 
bourgeois ne  devaient pas lui ménager leurs attaques.  Pourtant 
une partie  de la presse réserva  un  accueil  assez  favorable  aux 
manifestations  de  l'Association  Internationale  des  Travailleurs 
qui avait été constituée une année  auparavant. 
L'Internationale  possédait  des  statuts  provisoiresz ; ils  de 
vaient être ratifiés par son premier  Congrès qui aurait  dû avoir 
lieu  en  Belgique,  en  1865. La  réunion  d'un  tel  Congrès  ayant 
apparu  comme  prématurée,  on  se  contenta  d'une  Conférence 
qui  eut  lieu  la  même  année  à  Londres.  Les assistants,  Varlin, 
de  Paepe,  Jung,  Eccarius,  Dupleix,  Becker,  Odger,  Marx  et 
d'autres  ne  firent  guère  que  de  préparer  le  premier  Congrès 
de  l'Internationale  qui  eut  lieu  du  3  au  8  septembre  1866,  à 
Genève.B 
Soixante  délégués  de  diverses  Sections  d'Angleterre,  de 
France,  d'Allemagne  et  de  Suisse  assistèrent  à  ce  premier 
Congrès  annuel  qui  fut  présidé  par  un  polyglotte  emèrite, 
Hermann Jung, horloger de Saint-Imier établi à Londres. Pierre 
Coullery *, l'un des secrétaires du Congrès, et Jules Vuilleumier, 
représentaient  la  Section  de  La  Chaux-de-Fonds,  James  Guil 
laume celle du Locle, et Adhémar  Schwitzguébel  celle de Son-
vilier. 
1 Journal  radical  paraissant  alors  à La  Chaux-de-Fonds. 
'  S'agissant  de  leur  élaboration,  consulter  J.  Guillaume :  Op.  cit., 
p. 6-10. 
3 A. Babel  (op. cit., p. 253 et suivantes)  a donné un excellent  compte 
rendu  du  premier Congrès général  de  l'Internationale. 
* « Les ouvriers suisses étaient dirigés par le docteur Coullery, un « hu 
manitaire néo-chrétien ». L. Lorwin : Op. cit., p. 40. 
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Un  fait  illustrera  la  situation  politique  du  canton  de  Neu-
châtel,  en  1866 :  Guillaume  fit  paraître  un  compte  rendu  du 
Congrès de Genève dans un  journal radical.1 Certains  journaux 
passèrent  sous  silence  cet  événement  « sans  importance » ; 
d'autres furent hostiles à cette réunion d'ouvriers mal organisés. 
Personne  ne  soupçonnait  la  puissance  qui  se  cachait  sous  ce 
mot : Internationale. 
Après avoir admis dans la grande Association  internationale 
les  ouvriers  « de  la  pensée », considérés  également  comme  des 
travailleurs  (sinon  il  eût  fallu  renvoyer  les  docteurs  Marx  et 
Coullery !), le Congrès passa à l'ordre du jour ; plusieurs  sujets 
furent  traités,  en particulier : 
La  combinaison  des  efforts  pour  la  lutte  du  travail  contre 
Ie capital. 
La réduction des heures de travail. Le principe de la  journée 
de huit heures fut posé pour la première fois officiellement  à  un 
Congrès, à cette occasion-là. Un délégué affirma même que trois 
heures  de  travail  suffiraient,  si  chaque  membre  de  la  société 
faisait  sa  part. 
« La  situation  des  femmes  et  des  enfants  dans  la  grande 
industrie  donna  lieu  également  à  un  débat  animé ; le  docteur 
Coullery prononça  en faveur  « de l'émancipation  de la femme » 
un  discours  qualifié  de  chaleureux  par  le  compte rendu.  Dans 
la  société  actuelle,  la  femme  est  « presque  fatalement  vouée 
à  Ia prostitution. C'est  le côté  le plus horrible  du prolétariat. » 
Son  accès  dans  les usines  devrait  être  interdit  par  la  loi,  car 
« la  place  de  la  femme  est  au  foyer  domestique,  près  de  ses 
ses  enfants »,2  affirma-t-il. 
Lorwin,s résumant les résolutions adoptées à Genève, écrivit : 
« Le travail  du  Congrès  de Genève  fut  très  confus.  Ce  dernier 
approuva  cependant  les  statuts  élaborés  par  Marx  et  adopta 
un  certain  nombre  de  résolutions,  dont  les  plus  importantes 
furent  celles par  lesquelles  il  se  prononça  pour  la  journée  de 
huit  heures,  pour  des  lois  internationales  de  protection  des 
femmes  et  des  enfants,  et  pour  l'abolition  du  travail  de  nuit 
pour les femmes. » 
Les  questions  des  trades-unions,  de  la  coopération  et  de 
l'impôt  figurèrent  également  à  l'ordre  du  jour  du  Congrès  de 
1 Le Premiers Mars. 
* A. Babel : Op. cit., p. 267. 
* Op, cit., p. 41. 
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Description:es sciences commerciales et économiques, intitulée « Le Mouvement anarchiste  d'abord, devinrent peu à peu collectivistes, révolutionnaires, anarchistes. La première Section de l'Internationale qui fut fondée dans notre contrée, celle de La  divers articles sur l'anarchie et le personnalism