Le dictamen dans tous ses états: Perspectives de recherche sur la théorie et la pratique de l’ars dictaminis (XIe-XVe siècles)

610 Pages·2015·2.626 MB·French

by  Benoît Grévin, Anne-Marie Turcan-Verkerk

LE DICTAMEN
DANS TOUS SES ÉTATS
BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE CULTURELLE
DU MOYEN ÂGE
16
Collection dirigée par
Nicole Bériou et Franco Morenzoni
LE DICTAMEN
DANS TOUS SES ÉTATS
PERSPECTIVES DE RECHERCHE
SUR LA THÉORIE ET LA PRATIQUE
DE L’ARS DICTAMINIS (XIe-XVe SIÈCLES)
Études réunies par
Benoît Grévin et Anne-Marie Turcan-Verkerk
2015
F
H
© Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium
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D/2015/0095/95
ISBN 978-2-503-55304-7
Avant-propos
Le cœur de ce livre est constitué par les actes du colloque internatio-
nal Le dictamen dans tous ses états. Perspectives de recherches sur la théorie et
la pratique de l’ars dictaminis (XIe-XVe siècles), qui s’est tenu à Paris les 5 et
6 juillet 2012. Cette rencontre, préparée de longue date, avait pour objectif de
faire le point sur les recherches foisonnantes mais dispersées sur l’ars dicta-
minis, leurs progrès, leurs problèmes et priorités, en mettant en relation des
spécialistes d’origine géographique, mais aussi de spécialisation diverses.
Il s’agissait en particulier, non seulement de réaliser une synergie entre les
recherches effectuées en France, en Italie, dans le monde germanique et aux
États-Unis, mais aussi d’intégrer la dimension fondamentale et trop souvent
négligée du dictamen que représente son expansion dans l’Europe centrale
et orientale, en particulier dans les pays de la couronne de Bohême et dans
l’ensemble polono-lituanien. Par-delà les frontières géographiques, linguis-
tiques et politiques, un enjeu tout aussi crucial était de faire dialoguer plus
étroitement les spécialistes de l’histoire des théories rhétoriques et de la
littérature médiolatine d’une part, et les historiens du politique, des chancel-
leries, de l’écriture pragmatique qui étudient essentiellement la pratique du
dictamen d’autre part.
Ces journées ont été l’occasion de constituer un véritable réseau de re-
cherche internationale sur le dictamen, qui se prolongera notamment pour la
période 2013-2017 à travers le programme « Die lateinische Ars Dictaminis im
Mittelalter » coordonné par Florian Hartmann. Dans cet esprit d’ouverture, il
nous a paru fécond de compléter par quelques adjonctions les quatorze com-
munications originellement présentées en juillet 2012 pour élargir l’extension
géographique, chronologique et thématique du colloque. Martin Camargo,
qui n’avait pu se joindre à nous, nous a fait l’amitié d’autoriser la traduc-
tion en français par Benoît Grévin de l’un de ses articles les plus récents,
concernant le problème de la performance des lettres dans l’enseignement
du dictamen aux xiiie et xive siècles, en particulier en Angleterre. Vito Sivo
et Dario Internullo enrichissent les contributions sur l’histoire italienne de
l’ars en envisageant respectivement la question des citations poétiques dans
le Registrum de Paul le Camaldule, et celle de l’enseignement du dictamen
dans la Rome et l’Italie centrale du début du xive siècle. Enfin, nous avons
réorienté nos propres contributions en les centrant, l’une sur la question de
l’arrivée de l’ars en France au milieu du xiie siècle, l’autre sur sa diffusion et
sa pratique dans la péninsule ibérique aux xiiie et xive siècles.
Pour autant, un colloque n’est pas une synthèse, et il serait illusoire
de couvrir l’ensemble des problèmes posés par le champ de recherche émi-
nemment complexe et polymorphe que représente l’ars en une vingtaine de
6 Avant-propos
contributions, quelles que soient leur richesse et leur complémentarité. La
vitesse des renouvellements, l’ampleur des découvertes, le nombre des édi-
tions en chantier imposent de souligner le caractère provisoire de ce bilan
d’étape. Afin d’accroître l’utilité de ce livre et d’en faire un instrument de
travail, nous lui avons adjoint une bibliographie raisonnée, qui tente notam-
ment d’inclure la majorité des ouvrages et articles concernés parus entre
1990 et 2012, complétant ainsi les bibliographies de Martin Camargo, Vito
Sivo, Carol Poster et Richard Utz. Nous proposons d’autre part une version
amendée et augmentée du répertoire des traités théoriques des arts d’écrire
originellement publié par Anne-Marie Turcan-Verkerk dans Archivum Latini-
tatis Medii Aevi en 2006.
Faute d’écrire les communications dans ce beau latin rythmé qui forme
le pain quotidien des chercheurs étudiant l’ars dictaminis, nous avons res-
treint les langues de publication des contributions de ce livre à l’italien et au
français. Cette décision s’est imposée pour plusieurs raisons. En l’absence
d’anglophones natifs parmi les participants du colloque, les débats se sont
déroulés essentiellement dans ces deux langues. Plusieurs de nos collègues
ont eu l’amabilité d’écrire leurs textes directement en français ou en italien.
Enfin, nous avons souhaité que les recherches importantes sur le dictamen
papal du xiiie siècle effectuées en Allemagne ces dernières années soient plus
facilement accessibles à un public francophone. Trois communications initia-
lement présentées en italien (Fulvio Delle Donne) ou en allemand (Matthias
Thumser, Tanja Broser) ont donc été traduites par Benoît Grévin en fran-
çais, contribuant à réaliser un équilibre entre les deux langues. Le livre ainsi
conçu formera une porte d’entrée « romane » sur le monde du dictamen qui
devrait s’ajuster harmonieusement aux projets éditoriaux germanophones
et anglophones des prochaines années. Un avantage ultérieur de ce choix
sera, nous l’espérons, d’attirer plus directement l’attention des médiévistes
francophones sur un secteur de recherches qui reste assez mal connu de ce
côté des Alpes et du Rhin, en dépit de sa croissance exponentielle au niveau
européen. Car ce livre est aussi l’occasion de découvrir que l’ars dictaminis
n’est pas seulement l’affaire des philologues ou des spécialistes des théories
rhétoriques, mais qu’il concerne aussi bien les historiens du politique et de
la ‘literacy’ que les littéraires ou les médiolatinistes, la Castille ou la Pologne
que la France ou l’Italie, l’automne du Moyen Âge que son été. C’est bien
« le dictamen dans tous ses états » que nous avons voulu présenter dans ces
pages.
Cette initiative scientifique a d’abord été portée par une collaboration
et un co-financement du Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris
(LAMOP, UMR 8589), de la section des Sciences historiques et philologiques
de l’École Pratique des Hautes Études et de l’équipe d’accueil Savoirs et pra-
tiques du Moyen Âge au xixe siècle de l’EPHE (SAPRAT, EA 4116). Nous
Avant-propos 7
avons également bénéficié d’un financement direct du CNRS, ainsi que
d’une aide importante du Laboratoire d’excellence « Histoire et anthropo-
logie des savoirs, des techniques et des croyances » (Labex Hastec, Comue
Hésam). Enfin, Nicole Bériou nous a fait l’honneur et l’amitié de nous accor-
der l’hospitalité pour la durée du colloque dans les locaux de l’Institut de
recherche et d’histoire des textes (IRHT, UPR 841), et d’accueillir le résul-
tat de ces travaux dans la Bibliothèque d’Histoire Culturelle du Moyen Âge
qu’elle dirige avec Franco Morenzoni aux éditions Brepols. Qu’ils en soient
tous deux chaleureusement remerciés.
Les éditeurs, juillet 2013

Benoît Grévin
LE DICTAMEN DANS TOUS SES ÉTATS
PERSPECTIVES DE RECHERCHES SUR LA THÉORIE
ET LA PRATIQUE DE L’ARS DICTAMINIS
(XIe-XVe SIÈCLE)*
Le DICTAMEN, un objet d’histoire textuelle et d’histoire entre deux
champs disciplinaires
Ars dictaminis : art/technique de la composition/rédaction… Dans
l’acception la plus commune, et la plus connue du terme, on serait tenté
d’ajouter : « …latine, épistolographique, en prose ornée ». Pour bon nombre
de lettrés médiévaux, l’ars dictaminis était pourtant bien plus qu’un art
d’écrire des lettres : une véritable doctrine globale de l’écriture, un temps
dotée d’une force d’expansion et d’un prestige comparables, par l’am-
pleur de leurs implications socio-culturelles, à ceux du latin humaniste.
Comment cette « idéologie stylistique » est-elle née ? Pourquoi a-t-elle été
particulièrement associée à l’épistolographie ? Comment a-t-elle évolué, et
quelle place a-t-elle trouvée dans les sociétés médiévales et leurs pratiques
textuelles ? C’est à la reconstitution de cette histoire, dont les enjeux stylis-
tiques, culturels et politiques commencent à être mesurés dans toute leur
portée, mais où tant reste encore à faire, que le présent volume souhaite
contribuer.
L’histoire du dictamen, entendu comme la réunion des théories rhéto-
riques véhiculées par les traités d’ars dictandi de la fin du xie siècle jusqu’au
xve siècle, et des pratiques d’écriture qui en sont l’écho dans les sociétés
médiévales, est en effet en plein renouvellement. L’attention croissante por-
tée aux thématiques de l’histoire textuelle, un intérêt toujours plus vif pour
l’histoire de la rhétorique, une sensibilisation accrue aux problématiques des
retraitements de modèles, de circulation des formulaires et d’emboîtement
des autorités textuelles chez les historiens comme chez les médiolatinistes,
enfin un engouement qui ne se dément pas depuis quelques années pour
* Cette introduction a grandement bénéficié des remarques d’Anne-Marie Turcan-Verkerk,
tout comme, d’ailleurs, de la relecture de ses travaux. Toute approximation ou simplification
excessive dans cette tentative de modélisation reste de mon entière responsabilité.
Le dictamen dans tous ses états. Perspectives de recherche sur la théorie et la pratique de l’ars dicta-
minis (XIe-XVe siècles), éd. par Benoît Grévin et Anne-Marie Turcan-Verkerk, Turnhout, 2015
(Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 16), p. 9-25
© BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.5.105472
10 Benoît Grévin
l’objet « lettre » et la réflexion sur l’épistolaire, tout cela a contribué à désen-
claver partiellement un sous-champ disciplinaire qui n’était pour l’essentiel
cultivé, pendant une grande partie du xxe siècle, que par les spécialistes de
l’histoire de la rhétorique médiévale – avec toutefois de notables exceptions
si l’on pense à l’intérêt pour l’histoire de l’ars manifesté par des historiens du
culturel ou du politique aussi éminents que Charles Homer Haskins et Ernst
Kantorowicz. Non seulement cet enclavement est aujourd’hui partiellement
brisé, mais les recherches directes sur l’ars fleurissent. De nombreuses édi-
tions récentes, à paraître ou en cours, de traités théoriques comme de collec-
tions de lettres ou d’autres documents étroitement liés à l’histoire de l’ars,
témoignent d’une accélération, particulièrement perceptible en Italie et en
Allemagne.
L’ars dictaminis reste pourtant un objet ambigu pour la plupart des
historiens, comme pour bon nombre de chercheurs d’orientation littéraire.
L’appréhension globale de la notion est entravée par les incertitudes qui
pèsent sur sa définition. Au Moyen Âge même, on y reviendra, l’ars dic-
taminis a oscillé entre une acception restreinte, épistolographique, et une
acception plus large, qui en faisait un art global du bien écrire (d’écrire avec
art…). En dehors des spécialistes de ses élaborations théoriques successives,
relativement peu nombreux sont toutefois les médiévistes qui savent que
l’ars n’a pas été seulement une codification des techniques de rédaction épis-
tolaire, et que son histoire s’étend sur quatre siècles. Le cliché récurrent qui
fait du dictamen une forme médiévale de l’écriture ornée latine opposée en
tout aux écritures humanistes et condamnée à l’extinction dès l’apparition
de ces dernières a également la vie dure, et parasite durablement l’écriture
de la seconde partie de son histoire.
Ces malentendus sont compréhensibles, si l’on tient compte du fait
qu’au sein même de la recherche spécialisée, l’étude de l’ars dictaminis est
caractérisée par une forte polarisation, lourde de conséquences pour la com-
préhension globale de la notion et de ses avatars successifs, des années 1080
à la fin du xve siècle. Les spécialistes des théories du dictamen sont en général
des médiolatinistes, qui envisagent l’ars dans la perspective d’une histoire
générale des théories littéraires et plus précisément rhétoriques, longtemps
fortement conditionnée par la recherche des continuités entre l’Antiquité, le
Moyen Âge et la Renaissance (et par un appui trop exclusif sur les éditions
disponibles). Quand elle dépasse la stricte analyse des idées rhétoriques (ce
qui n’est pas toujours le cas), cette histoire a tendance à limiter son objet
aux genres textuels considérés à tort ou à raison comme « littéraires ». Inver-
sement, l’autre pôle d’étude du dictamen est dominé par les recherches sur
la rédaction en chancellerie, la composition de sommes, l’élaboration et le
retraitement de matériaux formulaires dans la perspective d’une analyse des