Table Of Contentpsyché
La
médecine
en
chinoise
Traitement des maladies psychiques
et émotionnelles par l’acupuncture
et la phytothérapie chinoise
Giovanni Maciocia
CAc (Nanjing)
Acupuncteur et phytothérapeute au Royaume-Uni
Professeur associé à l’Université de médecine traditionnelle chinoise de Nanjing
Avant-propos de
Peter Deadman
Illustrations de
Michael Courtney, Richard Morris et Jonathan Haste
Traduit de l’Anglais par
Sylviane Burner
L’édition originale, The Psyche in Chinese Medicine – Treatment of Emotional and Mental Disharmonies
with Acupuncture and Chinese Herbs, ISBN 978-0-7020-2988-2 a été publiée par Churchill Livingstone,
une marque d’Elsevier Limited.
Édition originale : The Psyche in Chinese Medicine – Treatment of Emotional and Mental
Disharmonies with Acupuncture and Chinese Herbs,
Commissioning Editors: Mary Law/Karen Morley
Development Editor: Kerry McGechie/Veronika Watkins
Project Manager: Emma Riley
Designer: Charles Gray
Illustration Manager: Merlyn Harvey
Édition française : La psyché en médecine chinoise – Traitement des maladies psychiques
et émotionnelles par l’acupuncture et la phytothérapie chinoise
Responsable éditoriale : Fabienne Roulleaux
Éditeur : Alcidia Vulbeau
Chef de projet : Nathalie Morellato
Conception graphique et maquette de couverture : Véronique Lentaigne
© Giovanni Maciocia 2009
© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés pour la traduction française
62, rue Camille-Desmoulins, 92442 Issy-les-Moulineaux cedex
www.elsevier-masson.fr
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Photocomposition : Thomson Digital
Imprimé en Chine
Dépôt légal : juin 2012
ISBN : 978-2-294-71336-1
Avant-propos
Pour de nombreux occidentaux qui rencontrent la en paix et la peur absente ». Le Huang Di Nei Jing Su
médecine chinoise, un de ses grands attraits est qu’elle Wen, au chapitre 1, et même avant, dans le Nei Ye
semble s’adresser à la personne dans sa globalité, inté- (L’entraînement intérieur), au IVe siècle AEC, on lit :
grant imperceptiblement le corps, l’esprit et le psy- « Ceux qui gardent un esprit sain à l’intérieur ont un
chisme pour comprendre à la fois la santé et la maladie. corps sain à l’extérieur ».
Cette approche est considérée comme à l’opposé de la C’est cette même idée qui se retrouve aussi dans la
médecine occidentale qui, surtout depuis le XVIIe siècle théorie du Classique de médecine interne de l’Empereur
et pour des raisons diverses, a tendance à séparer le Jaune, qui voit dans le cœur l’Empereur du corps. Le
matériel du psychique et du spirituel. Dès le IVe siècle cœur abrite le Shen et si le cœur est fort et équilibré,
AEC, Platon de plaignait de cette séparation. « La plus alors les autres organes du corps, qui ont tous leur rôle
grande erreur, dans le traitement des maladies, est qu’il de « ministres », le seront aussi, tout comme un Empe-
y a des médecins pour le corps et des médecins pour reur sage est dit assurer le bien être de l’Empire.
l’âme, alors que les deux ne peuvent pas être Comprendre l’histoire du concept d’Esprit et sa
séparés ». relation avec la santé et le bien-être n’est toutefois
L’attraction exercée par la perspective d’une méde- pas chose facile. Comme Giovanni Maciocia le dit
cine globale comme la médecine chinoise est tellement avec force dans tout ce livre, essayer d’intégrer les
forte qu’elle est le premier facteur de motivation chez enseignements et les pratiques médicales d’une
les personnes qui étudient et qui pratiquent la méde- culture aussi lointaine, que ce soit dans l’espace ou
cine chinoise. Qui plus est, elle a conduit à l’apparition dans le temps, exige tout d’abord de savoir ce que
d’écoles de pensée à l’intérieur des nouvelles traditions recouvrent véritablement les termes d’esprit, de
occidentales de la médecine chinoise, qui considèrent volonté et de psychisme. Sans cette compréhension,
que prendre en compte les dimensions émotionnelle et on risque de plaquer notre propre culture et nos
spirituelle du malade est un présupposé nécessaire à la propres préjugés sur ce que nous pouvons lire, étudier
guérison, en accordant peut-être moins de poids aux et enseigner.
troubles physiques eux-mêmes. Mais ce que recouvrent les discussions classiques sur
Sans aucun doute, il existe des raisons historiques à le Shen ne constitue qu’une des questions importantes
l’importance accordée à cet aspect. Pour sûr, dans les que ce sujet primordial nous invite à considérer. Dans
enseignements du « yang sheng fa », l’art de préserver quelle mesure un traitement administré par une tierce
la vie, on trouve que s’efforcer de réguler l’esprit et les personne peut-il nous aider à résoudre nos problèmes
émotions est le point de départ de toute démarche pour émotionnels et spirituels ? Dans quelle mesure peut-on
rester en bonne santé. dire que le contenu du paysage émotionnel d’un indi-
Le Classique de médecine interne de l’Empereur Jaune vidu donne une image juste de la personne ? Comment
l’explique clairement : « Si la personne est calme, paisi- essayer de gérer (et apprendre à nos patients à gérer)
ble, disponible, sans désir, alors le Qi vrai est de même. les émotions ? Dans quelle mesure faut-il accueillir et
Si l’essence et l’esprit sont bien protégés à l’intérieur, habiter pleinement ces émotions et dans quelle mesure
d’où la maladie pourrait-elle venir ? Si la volonté est au faut-il essayer de les apprivoiser et de les contrôler ?
repos et que les désirs sont peu nombreux, le cœur est Toutes ces questions relèvent à la fois de notre propre
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évolution personnelle et de la façon dont nous conce- et s’ancrer dans le présent nous permet de nous relier
vons notre rôle de praticien. à ce qui est universel et à nous tenir à l’écart du bruit
Si l’on regarde certains enseignements traditionnels exténuant qui entoure ce qui n’est pas émotionnelle-
de médecine chinoise sur la régulation de l’esprit et des ment indispensable. Dans le même temps, cultiver cette
émotions, on trouve ce conseil, prodigué par le grand conscience profonde nous permet de mieux ressentir et
sage taoïste du VIIe siècle, le docteur Sun Si-Miao : explorer les courants de notre propre vie émotionnelle.
« Pour vivre longtemps, il faut s’efforcer de ne pas Peut-être est-ce de cette façon que nous pourrons avoir
trop s’inquiéter, de ne pas trop se mettre en colère, de un aperçu d’une santé émotionnelle qui n’est ni répres-
ne pas trop se laisser aller à la tristesse, de ne pas avoir sive ni permissive.
peur trop souvent, de ne pas trop en faire, de ne pas trop Dans cet ouvrage essentiel, Giovanni Maciocia
parler et de ne pas trop rire. Il ne faut pas non plus avoir aborde toutes ces questions importantes, que ce soit
trop de désirs et ne pas avoir à faire face à trop de situa- grâce à l’étude détaillée des points de vue de la méde-
tions perturbantes. Toutes ces situations nuisent à une cine traditionnelle chinoise et de la médecine occiden-
bonne santé ». tale, à la présentation complète des manifestations les
Comment alors concilier ce déni ingrat des émotions plus courantes et les plus perturbantes des troubles
et notre croyance en une richesse saine venant de émotionnels, et à sa propre réflexion sur ses longues
l’exploration, de la libération et de l’expression de ces années de pratique clinique. Ce livre est un apport sup-
mêmes émotions ? plémentaire à l’ensemble du travail entrepris inlassa-
Dans la culture qui est la nôtre, réconcilier ces deux blement depuis des décennies par cet auteur. Giovanni
perspectives peut sembler relever du défi, que ce soit Maciocia s’est attaché à rassembler la théorie et la pra-
dans le cadre de notre travail avec les patients ou dans tique de ce trésor humain qu’est la médecine
le cadre de notre vie personnelle. Il se peut que, comme chinoise.
c’est si souvent le cas, harmoniser ces deux situations
apparemment opposées soit la solution. Apaiser l’esprit Peter Deadman, 2009
Préface
Les graines d’où est née l’écriture de ce livre ont été importance bien plus grande qu’on ne le pense sur
plantées il y a 35 ans, lorsque j’ai commencé à prati- la médecine chinoise. D’après moi, on a tendance à
quer l’acupuncture. Je peux dire qu’il n’y a pas eu un surestimer l’influence du taoïsme sur la médecine chi-
seul jour sans que, dans ma pratique clinique, je ne me noise et à négliger celle du confucianisme. Une raison
pose des questions sur la nature de Shen et sa significa- simple pour laquelle on a surestimé l’influence du
tion chez des patients occidentaux. Au bout de seule- taoïsme sur la médecine chinoise est que chaque fois
ment quelques semaines de pratique, il m’est apparu que l’on a vu le mot « tao » dans un texte chinois, on a
évident que de très nombreux patients présentaient des supposé qu’il renvoyait à la philosophie du taoïsme.
souffrances émotionnelles qui étaient soit la racine de Mais les confucianistes ont aussi constamment évoqué
leurs problèmes de santé, soit un facteur contributif à le tao dans leurs textes, comme on le verra plus en
ceux-ci. détail dans le chapitre 15.
J’ai également commencé à remarquer de façon En particulier, je pense que le concept du Moi en
immédiate que l’acupuncture avait une profonde médecine chinoise et la vision que celle-ci a des émo-
influence sur l’état psychique et émotionnel de mes tions relèvent du confucianisme. Ces idées sont déve-
patients, soulageant leur dépression et leur anxiété loppées dans les chapitres 14 et 15. J’encourage
alors même que le motif de consultation n’était qu’une fortement le lecteur à prendre connaissance de ces
douleur de l’articulation de l’épaule. J’ai alors chapitres (qui peuvent être lus indépendamment des
commencé à comprendre par moi-même cette « unité autres chapitres). Tout en reconnaissant que ces deux
entre le corps et l’esprit » dont parlaient mes chapitres ne sont pas « faciles d’accès », je demande au
professeurs. lecteur de les lire avec soin car les idées qu’ils exposent
Au cours des dix dernières années, j’ai été complète- sont celles qui régissent la totalité de cet ouvrage.
ment absorbé dans l’étude du Shen en médecine chi- Lorsqu’on adapte la médecine chinoise à des patients
noise, que ce soit dans son contexte historique, social occidentaux pour ce qui touche aux émotions et au
ou philosophique, et c’est ainsi que ma recherche s’est psychisme, il faut être conscient que le concept de Moi
développée selon quatre grands axes : et les émotions ne sont pas vus de la même façon en
Occident et en Chine.
1. L’étude de la philosophie de Confucius.
Le Moi comme moi individuel, autonome, centré sur
2. Une recherche sur l’influence que la philosophie
la vie intérieure et la vie émotionnelle de chacun est un
de Confucius a pu avoir sur la médecine chinoise
concept qui n’existe pas dans le confucianisme. Dans
et particulièrement sur la façon dont elle
ce cadre, le moi chinois est un moi social, comme
considère le Shen et les émotions.
l’explique très bien Fingarette :
3. Une recherche sur la façon dont la philosophie
occidentale envisage les émotions.
Je veux insister sur le fait que je ne veux pas dire que les
4. Une analyse des différences de conception du Moi
mots de Confucius cherchent à exclure toute référence à
en Occident et en Chine.
une vie psychique intérieure, ce que cet auteur aurait pu
Je me suis particulièrement investi dans ces diverses suggérer s’il avait eu une telle représentation fondamen-
études parce que j’ai réalisé que le confucianisme a une tale à l’esprit, s’il l’avait considérée comme plausible mais
La psyché en médecine chinoise
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vi La psyché en médecine chinoise
qu’à la réflexion, il avait décidé de la rejeter. Ce n’est pas traiter de façon non psychologique des problèmes fondamen-
ce que je veux dire ici. Ma thèse est que cette notion même taux que nous, en Occident, voyons naturellement en termes
ne lui ai jamais venue à l’esprit. La représentation d’une de psychologie3.
vie psychique intérieure et tout ce qui en découle, qui sont
Les implications de ce qui précède sont profondes car
pour nous des idées familières, sont des concepts qui
cela signifie que le concept du moi individuel comme
n’existent tout simplement pas dans les Analectes, pas
centre psychologique autonome de la conscience, dont
même sous forme de possibilités que l’on aurait exclues.
la vie émotionnelle est influencée par l’ensemble de ses
C’est pourquoi, lorsque je dis que dans les passages précé-
expériences passées, n’existe tout simplement pas dans
dents qui traitent de Yu (l’opposé de Ren, qui traduit
la philosophie de Confucius et, par là même, dans la
l’anxiété, l’inquiétude et le mal être), il n’y a aucune réfé-
médecine chinoise. Le moi chinois est une construction
rence à des états subjectifs et intérieurs. Je ne dis pas que
sociale et il est le résultat de liens familiaux et
ces extraits excluent clairement et explicitement ces
sociaux.
notions, mais tout simplement qu’ils n’en font pas usage
Cela veut dire que la vision occidentale actuelle d’un
et qu’ils ne sont donc pas nécessaires pour comprendre ou
moi individuel et psychologique dont la vie émotion-
assimiler ce texte1.
nelle est profondément marquée par l’enfance est
Le Moi comme moi individuel, autonome, centré sur absente de la médecine chinoise. Par exemple, la méde-
la vie intérieure et la vie émotionnelle de chacun est le cine chinoise considère que la colère vient de la montée
résultat de 2 500 ans d’évolution de la pensée occiden- du Qi et que le traitement correct consiste alors à faire
tale, allant des Grecs de l’Antiquité à Freud et à Jung ; descendre le Qi sans s’attarder sur le psychisme de la
le passage de « l’âme » au « soi » dans la civilisation personne pour savoir si cette colère peut représenter
occidentale est une longue histoire, et rien de tel n’a eu une projection ayant pour racine la relation avec ses
lieu en Chine. frères et sœurs (par exemple) ou peut être la manifes-
Les positions chinoises (confucianistes) du Moi tation refoulée d’un sentiment de culpabilité.
comme entité socialement construite est évidente Pour prendre un autre exemple, je trouve que la
lorsque l’on regarde l’idéogramme ren, qui renvoie à la colère est souvent la manifestation d’un effet de miroir.
caractéristique confucianiste qui est parfois traduite à Lorsqu’on observe chez les autres des caractéristiques
tort par « compassion » ou « bienveillance » ; cet idéo- qui nous irritent, c’est souvent (bien que pas toujours)
gramme représente une « personne » et le chiffre parce que nous nous projetons dans cette personne et
« deux » (voir les figures 15.2, 15.4 et 15.5, au chapitre que ces caractéristiques nous irritent parce qu’elles
15). Ames dit : sont le miroir de nous-mêmes. La médecine chinoise ne
rentre pas dans ces considérations psychologiques tout
L’étude de l’étymologie met en évidence l’affirmation confu-
simplement parce que ces considérations exigent qu’il
cianiste qu’on ne peut pas devenir une personne en étant
seule ; nous sommes, de par nos débuts inachevés, des êtres y ait un concept de moi autonome et individuel qui est
irréductiblement sociaux. Fingarette a affirmé la chose de absent de la culture chinoise.
façon concise : « Pour Confucius, s’il n’y a pas au moins Cela peut aussi expliquer l’absence de nombreuses
deux êtres humains, aucun être humain ne peut exister »2. émotions de la liste des émotions généralement donnée
par la médecine chinoise. Par exemple, on ne parle pas
Ames pense donc clairement que ren ne recouvre pas
de l’envie, de l’orgueil ou du sentiment de culpabilité.
l’état psychologique du moi individuel, concept qui,
Une explication à ces omissions est que ces trois émo-
par ailleurs, n’existe tout simplement pas dans la phi-
tions demandent qu’il y ait un concept de moi (nous
losophie confucianiste, ce que Fingarette dit très
sommes fiers de nous-mêmes, nous ressentons un sen-
explicitement :
timent de culpabilité par rapport à nous-mêmes) qui
Ren semble mettre l’accent sur l’individu, le subjectif ; en n’existe pas dans la culture et la médecine chinoises.
bref, il semble correspondre à une notion psychologique. Personnellement, je suis profondément intéressé
Comprendre ren devient alors un problème particulièrement par la psychologie jungienne et je m’efforce toujours
aigu si l’on pense, comme moi, qu’il est de l’essence même de voir la souffrance émotionnelle d’un patient à la
des Analectes que de ne pas reposer sur des notions psy- lumière de ses projections, de ses complexes, de ses
chologiques. Et en fait, un des principaux résultats de cette relations avec son animus et son anima, et des effets de
étude de ren sera de montrer comment Confucius pouvait miroir. Une telle disposition d’esprit me permet d’avoir
Préface vii
une vision de la psyché et des émotions du patient que La classification entre mode de traitement « interne »
la médecine chinoise ne peut tout simplement pas ou « externe » (respectivement les plantes médicinales
fournir. La médecine chinoise identifie correctement et l’exorcisme) est intéressante et le fait que cet auteur
l’émotion impliquée dans la souffrance d’un patient préconise une association de ces deux méthodes est
mais je n’ai jamais vu un livre chinois (ancien ou significatif. Il est tentant de remplacer « exorcisme » par
moderne) mentionnant un tant soit peu que cette « psychothérapie » et d’en déduire que Xu Chun Fu
émotion pourrait provenir du fait que la mère du conseillait d’associer des remèdes physiques, sous la
patient était froide et affectivement peu démonstrative forme de plantes, et la psychothérapie. Il est aussi inté-
(par exemple). ressant de noter la différence de résultat entre chaque
Je considère qu’une guérison véritable d’une souf- traitement ; si la personne se contente de s’adresser à
france émotionnelle ne peut survenir que lorsque le moi un exorciste, elle va être « incapable de se débarrasser de
est analysé en profondeur grâce à l’effort conscient (et la maladie » alors que si elle prend des plantes, elle va
extrêmement douloureux) de la part du patient. Bien « être guérie » (même s’il va falloir du temps).
évidemment, cela ne veut pas dire que chaque patient Si la personne n’est pas prête à s’engager dans une
devrait se lancer dans une psychothérapie car les trou- psychothérapie, la médecine chinoise peut grandement
bles psychologiques peuvent relever de profondeurs l’aider en soulageant sa souffrance émotionnelle. Elle
différentes et ne pas tous nécessiter une psychothérapie. va aussi créer un espace dans lequel le Qi va circuler,
De plus, la médecine chinoise a toujours un rôle positif dans lequel l’Esprit (Shen) et l’Âme Éthérée (Hun) vont
à jouer pour soulager la souffrance émotionnelle. Elle pouvoir coordonner leurs activités, dans lequel l’Âme
crée un espace dans lequel la guérison peut survenir, Corporelle (Po) va mieux animer le corps et dans lequel
que le patient se plonge dans son psychisme ou pas. la Volonté (Zhi) va être forte.
J’ai aussi remarqué un autre phénomène en traitant
La médecine chinoise soulage la souffrance émotion-
des patients qui souffraient de troubles psychiques et
nelle de différentes façons et personnellement, je ne
émotionnels. Il semble que le traitement les rende
suis pas pour adopter un schéma rigide. Si le patient est
spontanément plus conscients et plus réceptifs à un
disposé à plonger dans les profondeurs de son psy-
travail sur les émotions. Le traitement rééquilibre la
chisme pour atteindre réellement la racine de ses souf-
relation entre l’Esprit et l’Âme Éthérée, soulageant la
frances, alors la médecine chinoise peut être un
dépression et l’anxiété, mais au-delà du simple soula-
merveilleux complément à cette entreprise. Je suis per-
gement de la souffrance émotionnelle, il semble que le
suadé que cela peut grandement raccourcir le temps
traitement nourrisse aussi l’Esprit et régule l’Âme
nécessaire à la psychothérapie.
Éthérée de sorte que la personne est plus ouverte et plus
Un passage intéressant de Xu Chun Fu (1570) décrit
réceptive. Par exemple, j’ai remarqué à plusieurs
l’association d’un traitement médical par les plantes et
reprises qu’après plusieurs séances, le patient commence
les incantations d’un shaman. Il dit que la faiblesse
parfois à s’adonner à une activité artistique qu’il avait
préexistante du Qi du patient a rendu possible l’attaque
abandonnée depuis des années, comme la musique ou
d’un esprit malveillant et il préconise d’associer le trai-
la peinture.
tement par les plantes et les incantations dans cet
Le fait même que la médecine chinoise envisage les
extrait très intéressant :
émotions comme des forces qui perturbent le sens de
Si on associe deux modes de traitements [les plantes et les circulation correct du Qi (« la colère fait monter le Qi,
incantations], l’extérieur et l’intérieur sont rassemblés en la peur fait descendre le Qi, etc. ») fait écho, d’après moi,
un tout qui permet de guérir rapidement la maladie. Qui- à l’absence d’un moi psychologique individuel dans la
conque loue les services d’un exorciste et évite la prise de philosophie de Confucius. Autrement dit, la colère fait
médicaments sera incapable de se débarrasser de la maladie monter le Qi indépendamment d’un moi ; il s’agit d’une
car il y a un élément qui manque pour obtenir la guérison. force objective qui perturbe la circulation du Qi et la
Celui qui se contente de prendre des médicaments et n’a pas partie cognitive de l’Esprit ne joue alors aucun rôle. La
recours aux services d’un exorciste pour faire sortir les montée du Qi dans la colère engendre une image de
doutes existants sera guéri mais le soulagement sera long à déséquilibre qui est instantanément physique (céphalée,
obtenir. Par conséquent, il faut traiter l’extérieur et l’inté- sensations vertigineuses) et émotionnel (irritabilité,
rieur en même temps ; c’est la seule façon possible d’obtenir accès de colère), et elle ne nécessite en rien le concept
un succès rapide4. de moi individuel comme centre de la conscience.
viii La psyché en médecine chinoise
D’après moi, la façon dont la médecine chinoise Après une recherche extensive sur les émotions dans
perçoit les émotions est une vision confucianiste ; il la philosophie occidentale et la neurophysiologie
existe des forces corporelles et psychiques qui obscur- moderne, de même que sur l’influence du néoconfucia-
cissent la raison et voilent notre nature humaine. nisme sur la médecine chinoise, j’en suis arrivé à la
Comme nous le savons de par la vision occidentale des conclusion (peut-être sujette à controverse) que les
émotions, ces dernières sont bien plus que cela ; pour « émotions » dont nous parlons en Occident ne corres-
certains, elles sont un mode de fonctionnement essen- pondent tout simplement pas aux émotions dont parle
tiel de notre psyché et ce qui donne un sens à notre vie, la médecine chinoise.
à la fois à un niveau existentiel et un niveau purement Comme je le dis dans le chapitre 14, les émotions
neurologique. Comme nous le verrons au chapitre 14, sont d’une part ce qui donne un sens à notre vie d’un
le développement du cortex supérieur dépend aussi point de vue existentiel et spirituel, et d’autre part,
partiellement du système limbique. dans une perspective neurophysiologique moderne, un
Une caractéristique particulière de cet ouvrage est la élément essentiel du fonctionnement du cortex et des
place dévolue à la relation entre l’Esprit (Shen) et l’Âme facultés cognitives. Les émotions aident le raisonne-
Éthérée (Hun). Après des années passées à traiter des ment5. On est alors bien loin de la conception chinoise
troubles psychiques et émotionnels, j’en suis venu à des émotions comme facteurs qui « obscurcissent »
attacher une grande importance au rôle de l’Âme l’Esprit et voilent notre nature humaine ; Sartre et
Éthérée (Hun) et à sa relation avec l’Esprit. Par exemple, Nietzsche, quant à eux, diraient que les émotions
je considère que chaque cas de dépression se caracté- « sont » notre nature humaine.
rise par une insuffisance du mouvement de l’Âme On pourrait s’accorder sur le fait que ce sont les
Éthérée (et le « comportement maniaque » par un mou- émotions, et non la raison, qui font de nous des êtres
vement excessif de l’Âme Éthérée). humains. Bien loin d’être des facteurs qui nous font
Je vois de plus en plus la relation entre l’Esprit et perdre notre nature humaine (comme le dit le néocon-
l’Âme Éthérée comme un miroir de la relation qui unit fucianisme), les émotions sont notre nature humaine.
le cortex préfrontal et le système limbique (même si on Pour le meilleur et pour le pire, ce sont elles qui nous
ne peut pas réduire l’Esprit aux simples cortex préfron- rendent « humains ». Nous pouvons être mus non
tal et système limbique). En particulier, le cortex pré- seulement par la haine mais aussi par un amour
frontal semble être le lieu d’interaction entre l’Esprit et profond, par une empathie et une compassion qui nous
l’Âme Éthérée (Hun). définissent comme être humain.
Le cortex préfrontal (situé derrière le front) est res- J’en suis venu à la conclusion qu’en médecine chi-
ponsable des fonctions d’exécution qui comprennent la noise, les « émotions » sont essentiellement considérées
gestion des idées conflictuelles, la capacité à choisir comme des pathologies du Qi : la colère est la montée du
entre le juste et le faux, le bien et le mal, à envisager Qi avec ses manifestations psychologiques (et surtout)
des événements futurs et à exercer un contrôle social, physiologiques. Il y a des pathologies du Qi qui sont
comme réprimer les désirs émotionnels et sexuels dissociées du moi parce que le moi confucianiste n’est
impérieux. On estime que l’activité de base de cette pas le moi individuel, autonome, centré sur la vie inté-
région du cerveau est d’orchestrer les pensées et les rieure de la culture occidentale.
actes en conformité avec les objectifs internes. Une autre conséquence capitale de la différence de
Ces fonctions dépendent pour beaucoup de la rela- conception du moi en Chine et en Occident est que la
tion entre l’Esprit et l’Âme Éthérée (Hun) et, surtout, médecine chinoise est totalement dépourvue de la
d’un contrôle et d’une intégration corrects exercés par vision d’un moi en tant que centre psychologique formé
l’Esprit sur l’Âme Éthérée (Hun). dès la naissance, construit par les expériences de
D’après moi, c’est une perturbation de la relation l’enfance et de l’âge adulte, avec tout son bagage
entre l’Esprit et l’Âme Éthérée (Hun) qui est impliquée inconscient, ses projections, ses complexes et ses
dans certaines pathologies modernes comme l’autisme défenses.
(dans laquelle le mouvement de l’Âme Éthérée est Cela ne veut pas dire que la médecine chinoise ne
insuffisant) ou l’hyperactivité avec trouble de l’atten- peut pas jouer un rôle majeur dans l’interprétation et
tion (dans laquelle le mouvement de l’Âme Éthérée est le traitement des perturbations profondes du moi, bien
excessif, et le contrôle et l’intégration exercés par au contraire. Mais ce travail va nécessiter un effort
l’Esprit sur l’Âme Éthérée sont insuffisants). constant, une recherche et des approfondissements
Préface ix
cliniques de la part de générations de praticiens de la Shen du Cœur, la traduction de ce mot par « Esprit » me
médecine chinoise. Je crois aussi qu’en raison de la semble plus appropriée, et que je réserve le mot de
différence conceptuelle du moi en Chine et en Occident, « Psychisme » à l’ensemble des cinq composantes citées
la plus grande partie de ce travail va devoir être menée ci-dessus. Le problème n’est pas uniquement séman-
par des praticiens occidentaux. Mais pour cela, il faut tique car si l’on nomme le Shen du Cœur « Psychisme »,
être conscient de l’influence du confucianisme sur la on néglige alors le rôle de l’Âme Éthérée, l’Âme Corpo-
médecine chinoise, garder ce qui nous concerne et relle et la Volonté dans les troubles émotionnels,
laisser le reste de côté, et renoncer à une vision non mentaux et spirituels.
réaliste de la médecine chinoise. Dans une perspective jungienne, on peut dire que le
Par vision « non réaliste », je veux dire trois choses. Shen du Cœur correspond à l’ego alors que l’ensemble
D’abord, une vision quelque peu nébuleuse du Qi de ces cinq composantes (mais surtout l’association de
comme fondement de toute pathologie et de tout trai- l’Esprit et de l’Âme Éthérée) sont le Moi.
tement. Tout déséquilibre psycho-émotionnel peut être Il est intéressant de noter que dans la maladie
diagnostiqué et traité comme étant un déséquilibre du mentale, c’est le Shen du Cœur qui est obstrué, non pas
Qi, ce qui ne veut pas dire que tous vont être guéris. le Psychisme. On peut très facilement voir cela dans la
Ensuite, dans le processus consistant à adapter la vie de très nombreux grands artistes chez qui le Shen
médecine chinoise à l’Occident, aux patients occiden- du Cœur est obstrué mais le psychisme exacerbé et
taux et à notre concept occidental du moi, il faut source de chefs-d’œuvre de valeur universelle et
s’efforcer de rester fidèles aux racines de la médecine spirituelle.
chinoise et d’éviter de lui attribuer des pouvoirs que, Dans cet ouvrage, je me suis volontairement limité
selon moi, elle ne peut pas avoir. aux quelques pathologies qui représentent l’écrasante
Enfin, après avoir dit qu’il nous faut rester fidèles aux majorité des troubles psycho-émotionnels que l’on
racines de la médecine chinoise, il est tout aussi impor- rencontre en pratique clinique, c’est-à-dire la dépres-
tant de décrypter l’influence que le confucianisme a eu sion, l’anxiété et l’insomnie. J’y ai ajouté un certain
sur celle-ci et donc laisser de côté certaines de ses vues nombre d’autres maladies, plus particulièrement le
qui ne s’appliquent pas aux Occidentaux et au concept trouble bipolaire et l’hyperactivité avec trouble de
occidental de moi. Je pense qu’il s’agit là d’un point très l’attention.
important car si nous persistons à avoir une vision Comme je l’ai fait dans mon dernier ouvrage, la
« romantique » de la médecine chinoise et que nous deuxième édition de la Pratique de la médecine chinoise,
prenons pour argent comptant tout ce que nous j’ai mentionné un certain nombre d’essais cliniques,
pouvons lire dans les textes classiques, sans être réalisés à la fois par des Occidentaux et par des Chinois,
conscients de leur vernis confucianiste, nous n’arrive- pour que le lecteur ait une idée générale de l’utilisation
rons jamais à adapter véritablement la médecine chi- clinique de l’acupuncture et des plantes chinoises.
noise au monde occidental. Dans chaque chapitre, une section consacrée à la « Lit-
De nombreux collègues ont déjà entrepris un tel térature chinoise contemporaine » fait état de plusieurs
travail et bien que leurs idées divergent souvent, ce études effectuées en Chine. La plupart de celles-ci sont
n’est qu’ensemble que nous arriverons à développer conduites selon des normes que nous ne trouverions
une médecine chinoise vraiment intégrée à l’Occident, pas acceptables ; je les ai néanmoins mentionnées pour
qui pourra traiter les problèmes émotionnels, mentaux montrer les principes de traitement choisis par des
et spirituels des Occidentaux. médecins chinois actuels.
Comme dans mes ouvrages précédents, contraire- Tous les essais cliniques, qu’ils soient occidentaux ou
ment à tous les autres auteurs anglo-saxons, j’ai conti- chinois, ont leurs défauts. Les essais cliniques chinois
nué à traduire Shen (le Shen du Cœur) par « Esprit » sont souvent conçus selon des normes que nous
plutôt que par « Psychisme », réservant ce vocable à n’accepterions pas en Occident. Par contre, les essais
l’ensemble de ces cinq composantes que sont l’Esprit, occidentaux, même s’ils sont bien conçus, ont d’autres
l’Âme Éthérée, l’Âme Corporelle, l’Intellect et la failles, souvent en lien avec le choix du traitement (que
Volonté. Je m’en explique aux chapitres 1 et 2. Je ne ce soit le choix des points ou des préparations). Un
veux pas dire que le mot « shen » ne peut pas signifier exemple d’essai clinique occidental qui, pour la méde-
« psychisme » ; c’est bien sûr une possibilité. Ce que je cine chinoise, est mal conçu, est un essai sur l’utilisa-
veux dire c’est que, pour ce qui est des fonctions du tion de plantes chinoises dans le traitement du trouble