Table Of ContentMARTIN HEIDEGGER
la pauvrete
(die Armut)
Presentation
Philippe Lacoue-Labarthe
Traduction
Philippe Lacoue-Labarthe
et Ana Samardzija
PRESSES UNIVERSITAIRES DE STRASBOURG
ISBN 2-86820-260-8
© 2004 Presses universitaires de Strasbourg
Palais universitaire - 9, place de l'Universite
F - 67000 STRASBOURG
Presentation
par
Philippe Lacoue-Labarthe
aJ acques Derrida
L
a scene se passe donc le 27 juin 1945 au chateau de
Wildenstein, sur les hauteurs du Jura souabe qui
dominent le monastere de Beuron et la haute vallee du
Danube - de l'Ister, comme l' appelait encore Hölderlin -,
non loin de Messkirch 1• Depuis le mois de mars, c' est la
que s' est refugiee, sous la menace de l' avancee des troupes
fran~aises en Alsace (elles franchiront le Rhin des le
25 mars), la Faculte de Philosophie de l'Universite de Fri
bourg: une dizaine de professeurs, une trentaine d' etu
diant( e)s. Heidegger a tenu un seminaire dans la cantine
du chateau: il a commente, une fois encore, l'hymne de
Hölderlin L1ster-precisement 2• C' est la fin de cet etran
ge « semestre d' ete » ; et de toure maniere les autorites
fran~aises, qui occupent desormais Fribourg et le Pays de
Bade, ont ordonne, avant meme d' entamer les proce
dures de « denazification » et d' epuration, la suspension
de toure activite universitaire. On organise donc, le 24 au
soir, une petite fete dans la cour du chateau. Trois jours
plus tard, un peu a l' ecart 3, a lieu la ceremonie de clocu
re, ou d' adieu: sont annonces un bref recital de piano et,
pour succeder a ce prelude, une conference de Heidegger,
sobrement intitulee: « La pauvrete ». Heidegger se propo
se d'y commenter une « sentence » de Hölderlin, ou tout
au moins attribuee a Hölderlin: « Chez nous, tout se
concentre sur le spirituel, nous sommes devenus pauvres
pour devenir riches. » En marge de son manuscrit, des la
premiere occurrence de cette citation, au tout debut de
son texte, Heidegger a pris soin de noter: « Pourquoi,
dans l'instant present de l'Histoire mondiale, je choisis de
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Phifippe Lacoue-Labarthe
commenter pour nous cette sentence, doit devenir clair
par ce commentaire lui-meme. »
Linstant ou le moment present de l'Histoire mondia
le, a cette date, est evidemment celui de la catastrophe, au
sens le plus strict et le plus litteral: de l' Umkehr ou de
l' Umkehrung, si l' on prefere, puisque c' est ainsi que
Hölderlin avait traduit le mot dans sa poetique de la tra
gedie; et que Heidegger lui-meme, la plupart du temps,
laisse encore jouer cette resonance. Et la catastrophe est
ici, non moins evidemment, celle de l'Allemagne - qu'il
convient cependant de distinguer, par provision ou par
precaution, des Allemands ou du « peuple allemand ». Le
« nous », dans le syntagme: « ... je choisis de commenter
pour nous », ne designe en aucun cas ce que l' editeur
euphemise, comme d'habitude, sous le nom de « cercle res
treint », c' est-a-dire les quelques auditeurs auxquels
Heidegger s' adresse ce soir-la immediatement; ni non
plus ce qui reste, clandestinement, de l'« Universite alle
mande »; le « nous », quelle que soit la redoutable strate
gie rhetorique que manifeste a ce « sujet » le premier
paragraphe du texte, ce « nous » est celui dans lequel s'in
dut solidairement celui qui le prononce, en tant qu'il se
sait et se veut essentiellement allemand. C' est le « nous »
qui gouverne, depuis au moins 1933 et nonobstant son
« evolution politique », tout le discours de Heidegger.
Toujours est-il que les faits sont la: depuis avril la
defaite militaire de l'Allemagne est consommee; le Troi
sieme Reich et le regime nazi se sont effondres (Hitler
« disparait » le 30 avril) ; l' Allemagne n' est pas seulement
ecrasee, materiellement en ruines, occupee et soumise,
elle est encore divisee: officiellement en quarre zones,
mais potentiellement - ou reellement - en deux (la capi
tulation sans conditions a ete signee pour le « front
ouest » a Reims le 7 mai, et pour le « front est » a Berlin
le 8), selon la logique de ce que certains des propres eleves
de Heidegger nommeront plus tard la « guerre civile euro-
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PriJentatwn
peenne », accreditant ainsi la these generalement fasciste
de la responsabilite sovietique dans le declenchement du
conflit (mondial) et sanctionnant, apres coup, l' effectivi
te de la « guerre froide ». Une fois encore, de toure fac;on,
l' Allemagne n' existe plus - si jamais, auparavant, il lui est
arrive d' exister, et n' attend-elle pas toujours d' acceder a
l'existence. C'est bien d'ailleurs ce que Heidegger n'a pas
cesse de dire, en tout cas depuis 1934, et qu'il s'obstine a
redire, durant toutes ces semaines de desastre, a qui veut
l' entendre - ou sait l' entendre 4.
Cela dir, il n'est pas indifferent non plus que, dans
cette circonstance, la situation de Heidegger lui-meme
soit pour le moins delicate, sinon tout a fair perilleuse. Sans
doute ne sait-il pas exactement ce qui l' artend: la commis
sion d' epuration, le Berufsverbot, la mise a la retraite sans
solde, etc.; mais il soupc;onne tout de meme qu'il ne s' en
tirera pas a si bon compte, comme il le dira plus tard.
Deja, en novembre de l' annee precedente, apres le bom
bardement (severe) de Fribourg par les forces aeriennes
anglo-americaines, il avait obtenu un conge de l'Univer
site pour mettre ses manuscrits en lieu sur, a Messkirch,
et les classer avec l' aide de son frere Fritz. Mais en mai, a
Wildenstein, ou du reste il est « surveille » (il en a l'habi
tude ... ), il apprend qu'il est question de requisitionner sa
maison de Zähringen et de confisquer sa bibliotheque. 11
comprend alors qu'a son retour, en juillet, les « choses
serieuses » vont commencer.
On pourra toujours dire, naturellement: Mais /,aissons /,a
Monsieur Heidegger; et faire valoir a la limite - on en a lu
d'autres ... - que la « catastrophe » clont il est ici question
est sans commune mesure avec l'Evenement (Ereignis) que
Heidegger medite et appelle de ses vocux depuis au moins
dix ans. Sans doute, sans doute. 11 n' empeche: la note mar
ginale est parfaitement claire, et meme empreinte d'une
singuliere gravite. Elle annonce assurement un propos rela
tivement « crypte », mais elle enonce sans detour qu'il y
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PhiLippe Lacoue-La6arthe
s' agira de l'Histoire mondiale (Weltgeschichte), rien de
moins; et il n' est du reste pas etonnant que le texte qu' elle
surdetermine ainsi, a parte, soit tout entier consacre au
communisme et, par voie de consequence, au destin ( Ge
schick) de l'Occident. C'est que, a cette date, une puissan
ce « europeenne » en menace le creur meme - appelons-le,
comme Hölderlin (ou deja les Romains), la Germanie:
Joukov est a Berlin, !'Armee rouge stationne sur les rives
de l'Elbe, Vienne est tombee. Le danger est autrement
inquietant que celui qui vient d' outre-mer, de l' Ouest. S'il
n'est pas proprement le danger « asiatique » (celui auquel
s'affrontaient les Grecs), mais il arrive a Heidegger d'y
songer, il est bien en revanche, depuis 1919-1920, celui
du dechirement interne et de la menace endemique de la
« guerre civile ».
*
Telle s' ouvre tacitement la breve allocution du 27 juin.
Et telle est peut-etre, au reste, la raison pour laquelle ce
« texte », comme la designe von Herrmann, malgre sa
demarche parfaitement methodique, n' est pas a rigoureu
sement parler dans la forme classique de la « leyon » ou de
la « conference ». Mais bien plutot dans celle de l'home
lie, au sens liturgique du terme, ou du sermon.
Ce n' est pas seulement une question de ton, ici particu
lierement solenne! et dont la sobre grandiloquence, si l' on
peut dire, cherche manifestement a s' accorder a « !'heure
nouvelle [qui] est au moins tres severe ». Ce n'est pas non
plus seulement une question de style et de posture, qui
seraient, l' un, celui de la predication (d ans sa plus large
acception), l' autre, celle du « maitre de verite »: il y a un
certain temps deja, passe l' episode tumultueux des haran
gues autoritaires et du pathos heroYco-revolutionnaire
« radical », que Heidegger, dans son enseignement, c'est
a-dire dans l' acte meme du philosopher, a delivre ici et la
cette sorte de « message » emphatiquement archi-ethique
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Pr/Jentation
et archi-politique (qu'il tentera de definir, un an plus tard,
a
dans 1a Lettre sur l'humanisme) et habitue ses auditeurs
ce genre d' avertissements sur le destin historial de
l'Occident et de l'Allemagne, et d'injonctions sur l'attitu
a
de garder dans la detresse ou l'urgence (Not). Rien de
tout cela n' est indifferent, bien entendu; mais ce n' est pas
I' essentiel. Le ssentiel, c' est la structure.
En quoi? En ceci que Heidegger « choisit » de com
menter ou de faire resonner (er-läutern), ce jour-la, dans
cette circonstance precise - a cette date -, une parole
(Wtm) ou une sentence (Spruch, mais ce mot designe aussi
bien, en langage chretien, un verset) de Hölderlin. Sans la
moindre justification. Comme s'il allait de soi que le texte
a
de Hölderlin, l'instar de l'Ecriture, est un texte sacre: la
Parole meme, qui autorise quiconque, sachant l'interpre
a
ter, s' en proclamer le garant et le gardien en verite
(w aran, wart, wahr, Wahrheit, etc.). Heidegger se met ici
dans la position sacerdotale du porte-Parole; et ce n'est
I' effet d' aucun hasard si le Spruch, 1a phrase ou I' enonce de
a
Hölderlin, conformement la codification homiletique,
vient scander regulierement, sur le mode du rappel, la
« meditation » qu'il introduit. Ou si, egalement en confor
mite avec 1a meme codification, 1a peroraison vient
« actualiser » la meditation et 1a rendre proprement « ange
lique », en liberant ainsi, dans l'intimation, la Le~on et 1a
(tres lointaine) Promesse. Laquelle tient peut-etre dahs
I' incipit de l'hymne Patmos, ces quatre vers maintes et
maintes fois invoques et sollicites par Heidegger:
Proche,
Et difficile a saisir, le dieu !
Mais ou est le peril croit
Aussi ce qui sauve.
Ces vers, ici, ne sont pas cites. I.: oraison est en appa
rence plus strictement politique ou geopolitique (ce qui
veut dire, chez Heidegger: ethnopolitique). Mais on ne
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PhiLippe Lacoue-Labarthe
peut guere ne pas en percevoir l' echo, comme dans toute
la predication heideggerienne, de 1934 a l'ultime decla
ration «posthume» (1966-1976). Le dieu n'est nomme
qu'indirectement, par le biais d'une deuxieme citation de
Hölderlin, ou « dieu » et « esprit » sont donnes comme
equivalents; le danger ou le peril ( Gefahr) n' apparait pas
comme tel, mais le mot Not est omnipresent; le salut
(Heil, Rettuni) n' est pas au cc:für de la promesse, mais la
« guerison » ( Verwindung, qui n' est pas la simple Über
windung: depassement ou surmontement). La structure
homiletique, neanmoins, est suffisamment puissante ou
contraignante, dans cette occasion, pour accomplir le
preche dans son scheme, si l' on ose dire, canonique. Tant
s'y fait sentir tout le poids de la rhetorique protestante -
qui etait en effet celle de Hölderlin.
Reste que precher n' est pas seulement « proclamer »
(praedicare) ou « annoncer », « publier »; c' est aussi, dans
l'usage fixe par Tertullien, « enseigner » (la Parole). 1.:ho
melie de Heidegger n' est peut-etre pas une lec;on, elle est
tout de meme, de part en part, philosophique: elle est en
quete d'une intelligence ou d'une comprehension. Elle ne
se borne pas a « toucher le creur », a emouvoir, ni ne se
limite a la pieuse eloquence. Et c' est la, du reste, que se
fait jour toure sa difficulte - qui n' est pas mince, c' est le
moins qu' on puisse dire.
La difficulte, ici, n' est pas celle du message. Le messa
ge est tout a fait limpide. Elle tient presque tout entiere,
en revanche, a la pratique de l' allusion ou, sans nul jeu de
mot, a l' art de l' elision. Au point d' ailleurs qu' on peut se
demander, c' est inevitable, comment les auditeurs de
Heidegger, ce soir-la, a l' exception peut-etre - et encore -
de ses propres etudiants, ont seulement ete en mesure de
suivre le fil de sa demonstration.
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