Table Of ContentC’est à reconnaître la solidité de l’œuvre de Wittgenstein que Gilles Gaston Granger veut aider dans cette Invitation à la lecture de Wittgenstein en
donnant à ceux qu’attire la pensée du philosophe le désir d’en lire et relire les écrits sans plus se soucier des éclaircissements qu’apporte magistralement
cette Invitation.
L’humilité de Gilles Gaston Granger ne doit pas nous faire oublier son immense mérite à faire apparaître la continuité de la démarche de Wittgenstein
reposant sur sa constante conviction que la philosophie n’est pas une doctrine mais une activité d’éclaircissement qui ne démontre rien mais élucide les
expressions de langage masquant la forme véritable des pensées qui ne peut correspondre à l’ordre des faits.
L’auteur nous permet ainsi d’éviter le faux pas si fréquent conduisant à penser qu’il y a deux systèmes wittgensteiniens successifs. Il nous guide, à
l’inverse, vers la compréhension de l’illusion constamment dénoncée par Wittgenstein consistant à confondre le registre philosophique et celui de la
science.
Gilles Gaston Granger
INVITATION A LA LECTURE DE WITTGENSTEIN
ALINEA
Sommaire
Couverture
Présentation
Page de titre
Dédicace
AVANT-PROPOS
I - LES CHEMINEMENTS DU PHILOSOPHE
UN PHILOSOPHE DES TEMPS MODERNES
Vie d’un philosophe
Comment aborder la philosophie de Wittgenstein ?
LE SYSTEME DU TRACTATUS
L’organisation « rhétorique » du Tractatus
Y a-t-il un thème central du Tractatus ?
Commentaires
LES DIFFICULTES DU TRACTATUS
Les mathématiques, la logique et l’expérience
L’atomisme logique et l’espace des choses
Le nouveau statut du langage
LA METHODE DES RECHERCHES PHILOSOPHIQUES
Les jeux de langage
La pensée
La philosophie
II - ETUDES
L’ARGUMENTATION DU TRACTACTUS : SYSTEMES PHILOSOPHIQUES ET METASTRUCTURES
Montrer, démontrer
L’ESPACE LOGIQUE DANS LE TRACTATUS
1. La métaphore spatiale
2. Les trois espaces logiques
3. L’espace des choses et l’a priori
4. L’espace des faits et l’atomisme logique
WITTGENSTEIN ET LA MÉTALANGUE
Le système du Tractatus et la métalangue
Métalangue et description des « Jeux de Langage » dans la philosophie des Recherches
LA CONCEPTION DU LANGAGE DANS LE TRACTATUS
La place du problème de l’expression dans le Tractatus
Langue, langage, parole
Forme et contenu du langage
L’indicible
BILD ET GLEICHNIS : REMARQUES SUR LE STYLE PHILOSOPHIQUE DE WITTGENSTEIN
L’image et la description des faits
La « ressemblance » comme outil philosophique essentiel
Les registres de la « ressemblance »
WAS IN KÖNISBERG ZU SAGEN WÄRE... : WITTGENSTEIN ET LES MATHÉMATIQUES
Egalités et tautologies
Les « Objets » mathématiques
Mathématique et non-contradiction
LOGISCH-PHILOSOPHISCHE ABHANDLUNG ET LOGISCHER AUFBAU DER WELT : LE STATUT DE L’ÉLÉMENT LOGIQUE CHEZ
WITTGENSTEIN ET CARNAP
Deux styles philosophiques
Deux rapports de la science à la philosophie
Le logique et le transcendantal
La fonction du symbolisme
LES TROIS NIVEAUX DE LA TOPIQUE DES RECHERCHES PHILOSOPHIQUES
En quel sens les Recherches sont-elles du « second degré » par rapport au Tractatus.
L’ordre des Recherches ne donne plus l’illusion d’être un « ordre des matières » ; c’est un « ordre d’argumentation »
Un exemple de cheminement
Bibliographie
Notes
Copyright d’origine
Achevé de numériser
Pour mes petits-fils Alexandre et Thomas
AVANT-PROPOS
En 1969, se tenait à Aix-en-Provence sous l’égide du CNRS le premier congrès international consacré, en France, à la pensée de Wittgenstein. Dans le
même temps paraissait un petit livre, le premier aussi sans doute écrit en français sur Wittgenstein. C’est ce texte, depuis longtemps épuisé, qui constitue,
révisé, le noyau du présent ouvrage, dont le centenaire du philosophe a été l’occasion. Certes, dans ces vingt dernières années le public français a pu faire
amplement connaissance avec Wittgenstein, dont la pensée subtile et souvent déroutante, le style à la fois sobre et scintillant, mais aussi la personnalité et le
destin hors pair ont de quoi fasciner — pour le meilleur et pour le pire — le plus blasé des lecteurs. Ce n’est pourtant pas cette charge de singularités que
l’on cherche ici à mettre en évidence, d’autant qu’un grand nombre d’ouvrages, quelques-uns excellents, ont développé cet aspect de l’œuvre et du
personnage. On voudrait plutôt, sans trop craindre d’être un peu austère, inviter le lecteur à prendre avec la philosophie de cet auteur un contact qui irait en
s’approfondissant par degrés.
Aussi, ce livre comporte-t-il deux moments. Le premier est une exposition des thèmes wittgensteiniens, par quoi l’on s’efforce de montrer non point tant
l’architectonique complexe d’une doctrine, que les difficultés rencontrées par le philosophe dans l’élaboration et les évaluations successives de ses
problèmes. Cheminement où les essais, les approximations, la reconnaissance des obstacles constituent la seule progression qu’il soit permis au philosophe
d’espérer. Progression qui, du reste, permet seule de comprendre comment il est possible, et nécessaire, de distinguer deux régimes de la pensée
philosophique de Wittgenstein sans pourtant manquer d’en saisir l’unité profonde, le « second » Wittgenstein élucidant et réparant les échecs du premier.
Dans la seconde partie du livre, sont rassemblées quelques études portant sur différents points particuliers, qui supposent naturellement une certaine
fréquentation des écrits de Wittgenstein. Elles traitent, dans un style plus technique, de questions qui concernent les aspects essentiels de l’œuvre
wittgensteinienne. On y trouve des interprétations de la pensée du philosophe qui sont assurément sujettes à controverse. Mais il est bon, même dans un
essai d’invitation à la lecture, de faire figurer quelques exemples de l’une des différentes manières de comprendre et de jouer, en lui restant fidèle, cette
musique wittgensteinienne, aux risques et périls de l’interprète. Il n’est pas de meilleure façon, sans doute, de rendre hommage au génie du philosophe, et
de faire confiance au discernement du lecteur.
Cassiopée, mai 1989.
I
LES CHEMINEMENTS DU PHILOSOPHE
UN PHILOSOPHE DES TEMPS MODERNES
Once when we were walking across Jesus Green at night, he pointed at Cassiopeia and said it was a « W », and that it meant : Wittgenstein.
N. Malcolm,
L.W. A Memoir.
Ludwig Wittgenstein, né à Vienne en 1889, mort à Cambridge le 28 avril 1951, est, de tous les philosophes contemporains, le seul auquel pourrait
s’appliquer sans faute de goût la qualification de « Spinoza des temps modernes ». Non pas, certes, que l’auteur du Tractatus puisse en aucune façon être
considéré comme disciple ou descendant de l’auteur de l’Ethique. Mais par une certaine sérénité de la réflexion, une certaine façon de considérer la
philosophie comme traitement et redressement d’une pensée malade, un certain sentiment de l’éternité du réel, Wittgenstein, au XXe siècle, propose à son
lecteur comme une transposition étrangement prenante de la doctrine de Spinoza. Le mot : doctrine, du reste, s’applique ici fort mal ; car si le Tractatus
logico-philosophicus expose bien en effet, et dogmatiquement en apparence, les thèses d’une philosophie doctrinale, les écrits postérieurs publiés à titre
posthume — mais parfaitement confirmés par les témoignages des auditeurs et du philosophe — montrent un renoncement au dogmatisme en faveur d’une
méthode et d’une activité. Développement naturel, au reste, d’une remarque déjà faite dans le Tractatus lui-même : « La philosophie n’est pas une doctrine,
mais une activité » (4.112), et conduisant l’auteur à comparer son livre à une échelle qu’il faudrait repousser après l’avoir gravie.
Wittgenstein est mort en 1951. Sa parole même ne s’est donc pas encore tue dans la mémoire de ceux qui, nombreux parmi les philosophes, ont été à
Cambridge ses auditeurs ou ses interlocuteurs. Mais pour ceux qui ne l’ont pas connu, la publication posthume de nombreux textes permet déjà de se faire
une image vivante de sa pensée. Pensée qui n’aborde explicitement aucune des questions de circonstance dont le développement, de nos jours, tient
quelquefois lieu de philosophie, mais qui semble exactement accordée aux préoccupations les plus fondamentales de l’homme contemporain. Sans doute ne
trouvera-t-on pas, dans les écrits de Wittgenstein, de prise de position sur les conflits internationaux, sur le nazisme, sur le socialisme et la lutte des classes,
sur le surréalisme ou l’art abstrait. De ce point de vue, sa philosophie peut apparaître comme détachée des problèmes de notre temps. Il est permis
cependant de se demander si l’actualité d’une pensée ne peut s’exprimer autrement. A mon sens, il y a une place ici pour deux styles, également légitimes
et efficaces. Que Wittgenstein n’ait rien dit sur de tels sujets ne doit nullement être interprété comme un refus de ce monde ; nous savons par ailleurs qu’il a
toujours pris position par son attitude personnelle ; mais sans doute son tempérament ne le portait-il pas à proclamer des opinions qu’il estimait
inexprimables, au sens strict qu’il a voulu donner à ce terme. On ne saurait donc chercher dans ses écrits, qu’on le regrette ou non, de témoignages ou de
leçons concernant les tribulations de l’homme au XXe siècle. Il est vraisemblable, d’après les souvenirs rapportés par Norman Malcolm, qu’il considérait le
cours du monde et sa propre destinée avec un pessimisme lucide. On aurait tort cependant d’oublier les paroles gœthéennes qu’il prononça avant de
mourir : « Dites-leur que ma vie a été merveilleuse ! » Malcolm, en la rapportant commente : « Quand je pense à son profond pessimisme, à l’intensité de
ses souffrances morales et mentales, à la façon impitoyable dont il fit travailler son intelligence, à son besoin d’affection joint à sa rudesse à repousser toute
affection, j’incline à croire que sa vie a été farouchement malheureuse. Cependant, il s’est écrié à la fin qu’elle avait été « merveilleuse ». Cela semble pour
moi une expression mystérieuse et étrangement émouvante. » (A Memoir, p. 100.) Peut-être faut-il entendre justement ici résonner l’accent spinoziste d’une
philosophie qui, sans refuser de voir les péripéties, les malheurs et les échecs de l’existence, cherche à les dominer constamment par l’effort d’une pensée
qui vise à élucider son propre sens.
C’est donc d’une façon apparemment très abstraite que Wittgenstein peut être dit philosophe des temps modernes. Il l’est néanmoins en un sens profond.
Car toute sa philosophie est une tentative d’interprétation de la pensée centrée sur une analyse du langage. Or de plus en plus aujourd’hui les
préoccupations de l’homme moderne, en leur fond — qu’elles s’expriment sous la forme d’un approfondissement critique du marxisme, ou d’une exégèse
de l’enseignement freudien, ou d’une interprétation de l’usage scientifique des structures — concernent finalement la nature, les pouvoirs, les limites de la
connaissance rationnelle, et singulièrement le rôle qu’y joue le langage. Sans doute l’intention change-t-elle du tout au tout lorsqu’on passe d’une
philosophie à l’autre, sans doute l’ordre des questions et la hiérarchie des concepts varient-ils au point de dissimuler l’identité d’un commun problème, à
savoir : qu’est-ce qui s’exprime par le symbolisme articulé du langage, et ce qui s’exprime ainsi mérite-t-il ou non le nom de l’être ? Wittgenstein, du
Tractatus aux Recherches philosophiques, ne cesse de poser la question, dans la perspective d’une rectification constamment remise en chantier de ce
langage, aboutissant, par-delà une « théorie de la connaissance » qui ne saurait être à ses yeux adéquate, à une « sagesse ». Cette sagesse ne se formule
guère — sauf peut-être dans quelques aphorismes du Tractatus, dont les textes postérieurs dénonceront la relativité. Elle ne donne aucune règle d’action,
n’énonce aucun jugement de valeur, mais montre seulement le chemin d’une pensée consciente des pièges qu’elle-même, dans le langage, se tend. Elle
décrit plutôt qu’elle n’explique, et selon le mot des Recherches « elle laisse toutes choses telles quelles ». (1.124.) On ne saurait apparemment s’éloigner
davantage des philosophies militantes de notre temps. Et pourtant, il ne s’agit nullement d’un retour à une doctrine spéculative classique, car la
« description » wittgensteinienne est curative.
Ce serait toutefois grossièrement trahir l’intention de Wittgenstein que de rapprocher sans précaution sa méthode d’une psychanalyse. Malcolm rapporte
à cet égard l’indignation du philosophe à la lecture d’un article qui la qualifiait ainsi (cf. A Memoir, p. 56 ; et ici même, chap. IV). Elle se défend de vouloir
transformer le monde, mais aussi de l’expliquer ; à cette double tâche la science, dans une certaine mesure, est ordonnée. Le philosophe ne prétend
qu’entreprendre une libération de la conscience prisonnière des pièges du langage ; la mouche, enfermée dans la bouteille de verre, se heurte en tous sens
aux parois transparentes sans apercevoir le goulot largement ouvert. C’est là certainement l’un des projets qui peuvent aujourd’hui demeurer vivaces pour
une philosophie qui a traversé la critique transcendantale et l’hégélianisme. Ce n’est pas le seul, mais c’est à coup sûr une réponse actuellement admissible
à une question préalable aux entreprises de notre temps.
La philosophie de Wittgenstein — et je me propose de montrer bientôt en quel sens se justifie ce singulier — la philosophie de Wittgenstein offre donc à
l’homme d’aujourd’hui un système d’interprétation de son expérience d’une vigoureuse cohérence. Certes, comme dans toutes les grandes philosophies,
cette cohérence est menacée par diverses difficultés internes, dont certaines, on essaiera de le montrer, sont à l’origine d’une modification profonde de
l’équilibre du système, qui fait passer de l’univers de pensée du Tractatus à celui des Recherches philosophiques. En tout état de cause, le mot système
n’est aucunement ici synonyme de doctrine, mais bien plutôt d’une manière de définir et d’aborder les problèmes, dont la consistance est en dernier ressort
celle d’un style plus que celle d’un corps de jugements.
Néanmoins, tous les problèmes d’une philosophie contemporaine peuvent être évoqués dans cette perspective, que l’auteur les ait ou non rencontrés. A
cette marque se reconnaît le génie d’un philosophe et sa valeur intrinsèque, car non seulement il marque un moment d’une histoire, mais il apporte à la
méditation du lecteur un aliment, et lui fournit un guide. L’introduction ici entreprise voudrait aider à reconnaître cette solidité de l’œuvre de Wittgenstein
en donnant à ceux qu’attirerait sa pensée le désir d’en lire et relire les écrits, sans plus se soucier des éclaircissements préliminaires qu’on s’efforcera
maintenant d’en donner.
Vie d’un philosophe
Le personnage d’un philosophe n’est certainement pas ce qui importe, et je laisserais volontiers de côté toute anecdote, n’était la curiosité invincible que
chacun nourrit à l’égard des détails concrets touchant le caractère et la vie de ceux dont il admire les œuvres. Cette satisfaction ne sera donc pas refusée au
lecteur, satisfaction fort inoffensive, pourvu qu’on ne s’avise pas de vouloir précipitamment tirer de circonstances biographiques quelque explication de
l’œuvre et de la pensée de notre auteur.
Ludwig Joseph Johann Wittgenstein est né à Vienne le 26 avril 1889, dans une famille de la grande bourgeoisie ; son père, ingénieur, était l’un des
industriels les plus en vue d’Autriche-Hongrie. L’adolescent fréquente une école de Linz entre quatorze et dix-sept ans, puis entre à la Technische
Hochschule de Berlin en 1906. En 1908, il se rend en Angleterre, où il s’inscrit à l’université de Manchester au Département des sciences de l’ingénieur. Il
travaille à des recherches d’aéronautique ; s’intéressant d’abord aux problèmes de vol, il passe ensuite à ceux de la propulsion à réaction et finit par
concentrer son attention sur leur aspect mathématique et sur les fondements mêmes de cette science.
Abandonnant alors ses recherches aéronautiques, il visite Frege à Iéna, puis vient suivre les cours de Russell à Cambridge, où il s’inscrit à Trinity
College en 1912 et demeure jusqu’à l’automne 1913. Il s’y lie avec Russell, Whitehead, Moore, l’économiste J.M. Keynes, les mathématiciens G.H. Hardy
et David Pinsent, le logicien W.E. Johnson. Il s’installe alors à Skjolden, en Norvège, dans une ferme, et se construit lui-même une cabane où il peut se
retirer dans une totale solitude.
Quand éclate la guerre, il s’engage, quoique réformé, dans l’armée autrichienne. Fait prisonnier par les Italiens en novembre 1918, il ne peut rentrer en
Autriche qu’en août 1919. Le Tractatus est, à cette époque, achevé (en avril 1918, selon Von Wright), et il a pu en envoyer une copie à Russell et à Frege.
« La période de la guerre, écrit Von Wright, correspond à une crise dans la vie de Wittgenstein. Jusqu’à quel point le tumulte de ce temps et ses expériences
de guerre et de captivité ont-ils contribué à cette crise, je ne puis le dire. Une circonstance très importante fut la découverte qu’il fit des écrits éthiques et
religieux de Tolstoï. Tolstoï a exercé une forte influence sur la conception que s’est faite Wittgenstein de la vie, et l’a aussi conduit à étudier les
Evangiles. » (In L.W., A Memoir, p. 10.)
Toujours est-il que de 1919 à 1926 Wittgenstein, ayant abandonné la fortune considérable héritée à la mort de son père en 1912, entreprend une carrière
d’instituteur. Il enseigne dans des villages de Basse-Autriche, mais ne parvenant pas à s’entendre avec son entourage, il démissionne et passe quelques
mois comme aide-jardinier chez les moines de Hütteldorf, près de Vienne. A l’automne 1926, il les quitte pour entreprendre à Vienne la construction, dans
la Kundmanngasse, d’une maison pour l’une de ses sœurs. « L’édifice, dit G.H. von Wright, est son œuvre dans le plus petit détail... Sa beauté est de la
même qualité, simple et statique, qui appartient aux phrases du Tractatus. » (Op. cit., p. 11.)
Bien qu’il semble avoir considéré à cette époque son œuvre philosophique comme achevée, Wittgenstein a conservé le contact avec le monde de
Cambridge par l’intermédiaire d’un jeune mathématicien, F.P. Ramsey, et de Keynes. En 1928, une conférence de Brouwer sur les fondements des
mathématiques, la rencontre du physicien Moritz Schlick et du mathématicien Waismann paraissent l’avoir amené à penser qu’il pouvait encore
entreprendre un travail créateur. Il accepte alors de retourner à Cambridge et d’y recevoir, en juin 1929, le Ph. D. pour son Tractatus, publié déjà en 1921
dans les Annalen der Naturphilosophie, et en 1922 à Londres avec sa traduction en anglais. Il est aussitôt nommé, en 1930, « fellow » du Trinity College.
Il y enseignera jusqu’à l’été 1936, puis passera une année dans sa cabane de Norvège, où il commence la rédaction des Recherches philosophiques. Il
retourne en 1937 à Cambridge, et en 1939 succède à Moore dans sa chaire. Mais la seconde guerre éclate avant qu’il n’ait pu inaugurer ses fonctions.
Citoyen britannique depuis l’Anschluss, il est mobilisé comme brancardier à Londres, puis travaille dans un laboratoire médical à Newcastle.
Après la guerre, il retourne à Cambridge, mais démissionne à la fin de l’année 1947. Les dernières années de sa vie se passent en Irlande où il achève la
rédaction des Recherches, puis à Oxford et Cambridge. A l’automne 1949, les médecins, au retour d’un bref séjour aux Etats-Unis, l’avaient avisé qu’il
était atteint d’un cancer incurable. En 1951, il s’installe chez son médecin de Cambridge, pour y mourir.
La vie d’un personnage aussi exceptionnellement doué ne pourra manquer de paraître, à beaucoup, exemplaire. L’homme qui nous a laissé le Tractatus
et les Recherches philosophiques était, en tout cas, selon les témoignages de ceux qui l’ont fréquenté, une personnalité extraordinaire. Bertrand Russell,
pour sa part, nous dit que « faire la connaissance de Wittgenstein a été l’une des aventures intellectuelles les plus excitantes » de sa vie.
N. Malcolm nous a laissé sur Wittgenstein le témoignage le plus direct et le plus ému. « Son visage était maigre et brun, son profil aquilin et d’une
beauté frappante, sa tête était couverte d’une masse de cheveux bruns bouclés... Sa voix résonnait, sur un registre un peu plus élevé que celui de la voix
masculine normale, mais sans être déplaisante. Les mots ne venaient pas avec aisance, mais avec une grande force. Quiconque l’entendait dire quoi que ce
fût reconnaissait une personnalité singulière. Son visage, quand il parlait, était remarquablement mobile et expressif. Ses yeux étaient profonds et souvent
farouches. Sa personne tout entière était impérieuse, voire même impériale. » (Loc. cit., p. 24.)
L’enseignement de Wittgenstein à Cambridge consistait à réunir ses élèves deux fois par semaine de 5 à 7, et à poursuivre tout haut devant eux une
recherche, ou encore à poser des questions et à réagir aux réponses. Il détestait lui-même cette obligation d’enseigner. « Il avait, dit Malcolm, la vie
académique en horreur, et en particulier celle du philosophe professionnel. » (Ibid., p. 30.) Il était remarquablement doué dans le domaine artistique. Von
Wright parle d’une tête sculptée par lui entre 1926 et 1928 dans l’atelier de son ami Drobil : « Les traits ont la même beauté tranquille et achevée que l’on
trouve dans les sculptures grecques classiques, et qui semble avoir été l’idéal de Wittgenstein. » (In Malcolm, L.W. A Memoir, p. 11.) Il avait en outre un
talent notable de clarinettiste. Une personnalité aussi entière, apparemment dominée par un amour passionné et intransigeant de la vérité, pourvue de dons
exceptionnels aussi bien dans le domaine esthétique que dans celui de la spéculation pure, a dû exercer sur ceux qui l’ont approché un attrait ou une
répulsion irrésistibles. Une légende pourrait aisément se constituer, composant une figure à la fois étrangement moderne et étrangement détachée de notre
temps, et il ne serait nullement aberrant de songer qu’un dramaturge du futur donne un Ludwig Wittgenstein comme pendant à la Vie de Galilée de Brecht.
Néanmoins, alors même qu’on avouera se complaire à imaginer ce destin, il faut se garder de croire expliquer ainsi l’œuvre du philosophe, et c’est à elle
que nous voulons revenir.
