Et au-delà, dernière en Ouest, l'île où vivait, il y a vingt ans, le dernier arbrisseau

399 Pages·2004·1.58 MB·French

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…Et au-delà, dernière en Ouest, l’île où vivait, il y a vingt ans, le
dernier arbrisseau : une méliacée des laves, croyons-nous – (…)
(Vents, IV, 3, OC 238)

La gravitation de plus en plus complexe – ces “ polyades ” comme les
désigne Madeleine Frédéric – des propositions nominales – appositives,
épithètes, relatives, déterminatives – autour du nom-noyau est ici très
perceptible. Elle n’est d’ailleurs pas nécessairement régie par une
cohérence sémantique et logico-discursive sans faille : ainsi certaines
séquences cultivent, tout en se prêtant à une progression dilatante, à une
modulation analogique à la profusion géographique, un certain goût du
paradoxe, voire de l’antithèse totale, comme le montrent ces deux laisses
extraites de Chronique (respectivement des suites III et VIII) :
“ Ô vous qui nous meniez à tout ce vif de l’âme, fortune errant sur
les eaux, nous direz-vous un soir sur terre quelle main nous vêt de
cette tunique ardente de la fable, et de quels fonds d’abîme nous vint à
bien, nous vint à mal, toute cette montée d’aube rougissante, et cette
part en nous divine qui fut notre part de ténèbres ?
(OC 394)
“ …et tout cela nous vint à bien, nous vint à mal : la terre
mouvante dans son âge et son très haut langage – plissements en cours
et charriages, déportements en Ouest et dévoiements sans fin, et sur
ses nappes étagées comme barres d’estuaires et déferlement de mer,
l’incessante avancée de sa lèvre d’argile…
(OC 401/402)

Le lecteur est laissé libre d’interpréter à son gré le parallélisme
palinodique qui ponctue le passage. Chez Saint-John Perse, ces “ jeux ”
400
de rupture de la cohérence sémantique de l’énoncé sont salutaires : ils
constituent même, comme il l’affirme lui-même à une lettre à Gabriel
Frizeau (27 février 1909), une part fondamentale de sa poétique :

“ Plus qu’aucun enchaînement logique, la rupture peut être
féconde : les coups de faux ou coups de foudre de la contradiction,
aussi hasardeux qu’ils soient au champ clos de l’esprit, nous ouvrent
peut-être plus de pistes qu’ils n’en brouillent au pas désespéré de
l’homme ; (…) 1”

Le point de vue est clair : il n’est de choc salutaire que dans l’irruption
inattendue – et irréfléchie – de la contradiction, l’idéal du jeune poète se
résumant finalement à cette époque – et bien plus tard aussi – à
promouvoir une dialectique subsumant l’irrationnel et le surrationnel :
“ jusqu’à ce point final d’explosion et de fulguration, où l’irrationalisme
découvrirait enfin les voies d’un surrationalisme ”2. La voie est alors
ouverte aux alliances incongrues, à l’inversion de l’ordre des mots, aux
anacoluthes et autres figures de rupture de la construction syntaxique et
logique. Aussi l’écriture cultive-t-elle en plusieurs endroits la
transgression de l’ordre attendu, comme dans la dernière laisse de la
suite V d’Eloges où l’ordre de la proposition comparative est perturbé
par le rejet insolite de l’adjectif “ exténué ”, qui devrait normalement
suivre immédiatement le comparatif de supériorité “ plus ” :

“ Et ce cœur, et ce cœur, là ! qu’il traîne sur les ponts, plus humble
et plus sauvage et plus, qu’un vieux faubert, exténué…

1 - OC, “Lettres de jeunesse”, p.743.

2 - Ibid.
401
(OC 37).

Cette rupture de l’ordre habituel des éléments de la proposition n’est
pas un fait rare dans la poésie persienne, où la désorganisation, le
fonctionnement à contre-courant de la rythmique syntaxique
traditionnelle est chose fréquente. Dans la suite IV d’Anabase, le ton du
récit s’accommode – s’enrichissant de poéticité – de cette inversion qui
semble servir l’effet d’accumulation, de catalogage du monde en ses
éléments divers et surtout qui semble plus en accord avec une
progression thématique particulière :

Et puis, s’en viennent les banquiers qui sifflent dans leurs clefs. Et
déjà par les rues un homme chantait seul, de ceux qui peignent sur leur
front le chiffre de leur Dieu.(…)
(OC 99).

Dans cette liberté de disposition, qui est aussi liberté de composition
des segments de la partition textuelle, réside sans doute ce que l’on
appelle généralement, tout en prenant en considération les contraintes
découlant de l’assimilation, consciente ou inconsciente, de modèles
structurels d’ordre culturel, les “ choix stylistiques ” d’un écrivain.
D’ailleurs, aussi bien les penseurs – théoriciens de l’art d’écrire,
rhétoriciens - que les écrivains irrespectueux des carcans prescriptifs et
normatifs transmis par les Arts poétiques ont salué, dans l’histoire
littéraire, ces “coups de foudre de la contradiction ” - comme les appelle
Saint-John Perse – ou encore cette prise d’assaut d’un espace textuel, au
sein duquel il faut insuffler une énergie dionysiaque, quitte à rompre
l’ordre. Nous en citerons deux, l’un appartenant à l’Antiquité, l’autre à
402
la modernité. Le premier, Loggin – ou plutôt le pseudo-Longin, mais
nous respecterons la dénomination proposée par Pascal Quignard –
“ recommande les asyndètes, les anaphores, toutes les ruptures de liaison
dont peut disposer le rhéteur ”. “ Le désordre nu du langage ”, écrit
encore P. Quignard dans sa Rhétorique spéculative, poursuivant son
commentaire de l’attitude esthétique du pseudo-Longin, auteur du Traité
du Sublime, “ désordonne la pensée qui cherche, tandis que les
conjonctions entravent l’élan ou désamorcent le jet pneumatique1. Quand
au second poète qui a promu la liberté “ désorganisatrice ” du poétique –
qui, en réalité, substitue à la contrainte de la “ syntaxe ordinaire ” un
autre ordre, où tabulaire et linéaire permettent une autre dimension -
c’est Claudel, tissant dans la préface de Cent phrases pour éventails, une
rêverie édifiante sur la chorégraphie des mots et des phrases en poésie :
“ Et voici, de quelques mots, débarrassés du harnais de la
syntaxe et rejoints à travers le blanc par leur seule simultanéité, une
phrase faite de rapports ! […] Laissons à chaque mot, qu’il soit fait
d’un seul ou de plusieurs vocables, à chaque proposition verbale,
l’espace – le temps – nécessaire à sa pleine sonorité, à sa dilatation
dans le blanc. Que chaque groupe ou individu graphique prenne
librement sur l’aire attribuée l’habile position qui lui convient par
rapport aux autres groupes. Substituons à la ligne uniforme un libre
ébat au sein de la deuxième dimension ! 2”.
L’invitation claudélienne, qui préconise l’exploitation maximale de
cette “ deuxième dimension ” inhérente au poétique, révèle l’impression
de liberté particulière ressentie par le poète moderne – qui tire parti des
possibilités et des formes nouvelles du poétique – au début du XXème

1 - Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Gallimard, Coll. “Folio”, 1997, p.67.
2 - cité par J.-M. Adam, op. cit., p.89.
403
siècle. C’est sans doute la conscience de cette liberté qui, associée à une
assimilation réussie des modèles rhétoriques anciens et classiques,
permet à Saint-John Perse de s’élever à des sommets oratoires tels
qu’Amers, Vents ou Chronique. Car le poète semble avoir, qui s’en
défend et jamais n’y consent la moindre reconnaissance, une
connaissance maîtrisée des techniques et des exercices rhétoriques tels
qu’ils se pratiquaient chez les maîtres rhéteurs ou chez les orateurs de
l’Antiquité grecque et latine.

B/ L’art de l’amplification : un exercice rhétorique.

Liée au grand style – qui définit, selon G. Molinié, “ une sorte de
maximalisation, de superlativisation de la dignité de tous les caractères
oratoires ” - l’amplification est aussi, sans que cela équivale à diminuer
l’inclination “ naturelle ” de Saint-John Perse pour ce mode, un exercice.
Les exercices constituent en effet en rhétorique “ l’une des bases de toute
institution oratoire ”. Ils consistaient, dans la rhétorique antique, dans des
“ manipulations élémentaires de transformations et de modifications
systématiques, sur la base d’énoncés courts (…) ” mais également dans
“ l’élaboration du plus grand nombre possible de jeux discursifs par
l’exploitation maximale, poussée au plus haut point de diversification et
de combinaison, de toutes les ressources de la variation, selon les voies
de l’amplification, par le maniement alterné des moyens de l’abondance
et de la brièveté 1”. Cette longue définition du contenu technique de ce
qu’on appelle l’exercice ne correspond-elle pas, d’une certaine manière,
à la technique persienne de l’adjonction progressive d’éléments

1 - M. Aquien et G. Molinié, op. cit., p.169.
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propositionnels à partir d’une base relativement restreinte ?1 En outre, on
peut tenter d’approfondir cette question en essayant de repérer de
manière plus précise, dans les recueils poétiques persiens, des types
d’exercices rhétoriques et surtout de déterminer des variations – voire
des degrés – de l’amplification.

Si l’exercice rhétorique implique une part technique de manipulation à
partir d’un corpus de départ – former, par exemple une sentence à partir
d’un jeu sur les terminaisons affixales ou les désinences verbales -, il
peut également se définir par rapport à un canevas déterminé sur lequel
va se déployer l’ensemble des potentialités créatrices de l’écrivain. Chez
Saint-John Perse, la récurrence parfois obsessionnelle des jeux sur la
morphologie ou le phonétisme – les homéotéleutes – est à lire comme la
mise en pratique d’un exercice rhétorique qui s’associe à la numération
proportionnée du poétique, fut-il verset de poème en prose. Si en effet la
poésie a souvent été considérée comme une “ oraison nombrée 2”, à la
contrainte imposée par les critères de sa numération (cadence, harmonie)
va s’ajouter la contrainte rhétorique liée à la création ou au
développement organisé d’un thème. Dans l’ouverture du Chant III
d’Exil, la tripartition de la laisse correspond aux différentes
ramifications, très structurées, très travaillées, qu’emprunte le choix
rhétorique de l’amplification, initiée par l’épanaphore du premier verset :

« …Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette
splendeur,

1 - Surtout si l’on se souvient que le poète écrivait d’abord assez peu, puis brodait sur le canevas de base
pour étoffer sa matière.
2 - A. Kibédi Varga, Rhétorique et littérature. Etudes de structures classiques, Didier, coll. “Orientations”,
1970, p.11 (citant Le Grand).
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« Et comme un haut fait d’armes en marche par le monde, comme
un dénombrement de peuples en exode, comme une fondation
d’empires par tumulte prétorien, ha ! comme un gonflement de lèvres
sur la naissance des grands Livres,
« Cette grande chose sourde par le monde et qui s’accroît soudain
comme une ébriété.
(OC 126).

L’accroissement modulé de la laisse, par les deux modes rythmiques
de reconduction du thème – reconduction et variation – est ici pris en
charge à la fois par l’anaphore (qui est en fait épanaphore puisque le
premier verset se répète au début des deux laisses suivantes avec la seule
variation du dernier terme) et par l’accumulation des comparaisons dans
le deuxième verset. La comparaison est d’ailleurs un des principaux
outils d’amplification dans la poésie persienne : E. Caduc relève dans
son Index 596 occurrences de “ Comme ” (dans l’extrême majorité des
cas, il s’agit de l’adverbe comparatif), ce qui correspond à une fréquence
notable. Souvent construites en systèmes de parallélisme, ces
propositions comparatives mettent en place des analogies d’images et de
représentations et peuvent parfois servir de charnière entre deux laisses :

Sœurs des guerriers d’Assur furent les hautes Pluies en marche sur
la terre :
Casquées de plume et haut-troussées, éperonnées d’argent et de
cristal,
Comme Didon foulant l’ivoire aux portes de Carthage,
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Comme l’épouse de Cortez, ivre d’argile et peinte, entre ses hautes
plantes apocryphes …
(Pluies, III, OC 143)

Il faut ajouter à cette fonction celle d’une connexion inter-isotopique,
l’adverbe comparatif opérant comme la jonction ou l’articulation de deux
univers plus ou moins hétérogènes : l’amplification est aussi le moule
rhétorique permettant ces recoupements, ces rallonges accentuant en
spirale le thème traité. C’est en particulier le cas dans Amers, où la Mer
est très souvent rapportée à l’élément terrestre et confrontée à des pôles
comparatifs divers :

J’ai vu sourire aux feux du large la grande chose fériée : la Mer en
fête de nos songes, comme une Pâque d’herbe verte et comme fête que
l’on fête,
Toute la Mer en fête des confins, sous sa fauconnerie de nuées
blanches, comme domaine de franchise et comme terre de mainmorte,
comme province d’herbe folle et qui fut jouée aux dés…
(Invocation, Et vous, Mers…, I, OC 259).

La vision générée est très souvent celle d’un élargissement ménagé au
moyen d’une progression qui se fonde sur la présence de termes
approximativement apparentés dans les deux propositions (ici,
« chiffre », « signes » et « numérations ») :

De la nuque à l’aisselle, à la saignée des jambes, et de la cuisse
interne à l'ocre des chevilles, je chercherai, front bas, le chiffre occulte
de ta naissance, parmi les signes assemblés de ton ordre natal –
407
comme ces numérations stellaires qui montent, chaque soir, des tables
sous-marines pour s’en aller, avec lenteur, s’inscrire en Ouest dans les
panégyries du Ciel.
(Strophe III, OC 332)

Les méandres du verset ne sont-ils pas ici homologiques de ceux de
l’ode pindarique, dont la construction est particulièrement complexe ? Le
poète ne note-t-il pas à ce propos que “ l’ode n’est pas linéaire :
sinueuse, elle comporte des digressions ” ? Ce rappel de C. Camelin est
d’autant plus opportun que, comme le relève cette dernière, “ cette
réflexion aura son importance pour la composition de ses grands poèmes
(Anabase, Vents, Amers) ”1. Nous avons voulu, afin de rendre plus
pertinent ce rapprochement des structures formelles, pindarique et
persienne, reproduire un extrait de l’antistrophe a’ de la Ière Pythique de
Pindare :

“ - l’aigle, monarque des oiseaux, et sur sa tête courbe tu fais
Couler la noirceur d’une nuée, dont il clôt doucement les
paupières ; et il sommeille,
Gonflant son dos fluide, car tu
L’as incliné sous ton jaillissement –puissant. Et Arès lui-même, le
violent, posant ses javelots
Aux-rudes-pointes, anéantit son cœur
Dans l’assoupissement ; car l’âme aussi des dieux est docile à tes
sons, - conduits par le-fils-de-Lètô et par les Muses au-sein- profond !2

1 - C. Camelin, Eclat des contraires. La poétique de Saint-John Perse, CNRS éditions, 1998, p.76.
2 - Les traductions de Saint-Leger Leger sont reproduites et commentées dans l’ouvrage de F.E.E. Henry,
Saint-Leger Leger traducteur de Pindare, Gallimard Nrf, Publications de la Fondation Saint-John Perse, 1986,
(p.46).
408

C/ La chrie et la spécification : des exercices rhétoriques à la
naissance du style.

L’amplification revêt ainsi la forme de nombreux modèles, initiateurs
ou actualisateurs. Les composantes du maillage syntaxique apparaissent
de ce fait comme la résultante formelle d’un exercice rhétorique dont le
vecteur serait le déploiement d’une idée, d’un thème. Dans cette optique,
des techniques telles que la chrie ou encore la spécification représentent
bien plus des exercices, des modes de construction de textes que des
figures au sens restreint du terme. Ces deux pratiques nous paraissent
assez bien représentées dans l’écriture persienne et leur repérage révèle
dans plusieurs cas leur combinatoire – réussie – avec des figures
traditionnelles, en somme habituellement répertoriées en tant que figures
– certains tropes par exemple. Les deux sont en tout cas à appréhender
comme des techniques proposant de construire, par les moyens du
langage et de l’habileté oratoire, des variations sur un thème, des points
de vue sur l’organisation du monde. Ce sont à la fois des procédures
rhétoriques et des indicateurs esthétiques.

La chrie consiste en une technique de production discursive portant
sur la variation d’un nom. En un sens, elle se rapproche de la diaphore
(ou de l’antanaclase, plus généralement). Les traités de rhétorique la
définissent comme un énoncé de type proverbial ou sentencieux. Selon
Molinié, elle serait une “ sorte de formule… Le type initial consiste à
enfermer chaque forme de la déclinaison d’un nom (…) dans une
formule à allure de sentence ”. Bien plus proche de l’exercice rhétorique