Table Of ContentInitiation au raisonnement microéconomique
09/10/© gaston reinesch
et à l’analyse économique du droit
Gaston Reinesch
professeur invité à l’Université du Luxembourg
Chapitre 3
Théorie des jeux et analyse économique de
l’instrument juridique du contrat et de
l’instrument juridique de la responsabilité
civile contractuelle ou extracontractuelle
Dans le premier chapitre, nous avons mis en évidence, entre autres,le rôle
économique de la division du travail, reposant sur la spécialisation, ainsi
que l’importance du mécanisme de l’échange qui est une condition
nécessaire au développement de laditedivision du travail.
Au deuxième chapitre, nous avons, entre autres, analysé différentes
formes de marché sous le couvert desquelles peuvent s’organiser et
s’articuler les échanges. Pour chacune de ces formes de marché, nous
avons notamment analysé la manière dont se forme le prix de marché et
les caractéristiques de ce dernier.
Mais il y a une question fondamentale que nous avons esquivée. En effet,
mettre en évidence l’importance des échanges est une chose, en déduire
que les agents arrivent effectivement à recourir au mécanisme de
l’échange, afin d’en tirer tous les bénéfices possibles, en est une autre.
Dans ce chapitre, on montrera que les échanges1 ne se déroulent pas dans
un vase clos. Au contraire, sans un cadre institutionnel et juridique
approprié, en général, et sans l'instrument juridique des contrats2, en
particulier, les échanges que ce soient des transactions de biens ou de
services de toute nature ou des transactions financières p.ex. des prêts,
n'arriveraient guère à se mettre en place, pour le moins pas dans l’ampleur
constatée, et à développer leurs effets mutuellement avantageux - aussi
bien statiques que dynamiques.
Autrement dit, on montrera que, souvent, il ne suffit pas qu’il existe a priori
des possibilités d’échanges mutuellement bénéfiques pour que, dans un
contexte de liberté contractuelle, il en découle automatiquement que les
acteurs concernés effectivement arrivent à réaliser les transactions
constitutives de ces échanges et que les marchés afférents se créent.
1
Précisons que nous utilisons le concept d' «échange» dans son sens économique le plus large et
non pas dans sa définition donnée par l'art. 1702 du Code Civil. La même remarque s’applique au
concept de «transaction» qui économiquement va largement au-delà de la définition juridique de
l’article 2044 du Code civil.
2
D’après l'art. 1101 du Code Civil, un contrat se définit comme «une convention par laquelle une ou
plusieurs personnes s'obligent envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire
quelque chose».
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Pour montrer, en reprenant une expression du sociologue français Emile
Durkheim, que les relations contractuelles se développent nécessairement
avec la division du travail puisque celle-ci n’est pas possible sans
l’échange, dont le contrat est la forme juridique, il faut d'abord passer par
un exposé des éléments essentiels de ce que l'on appelle la « théorie des
jeux», ce quiest fait dans les sections 1 à 3.
Un tel exposé présente, dans le cadre du présent syllabus, un triple intérêt.
D’abord, il nous fournit un outil conceptuel et d’analyse très important et
utilisable dans tout un ensemble de disciplines comme l’économie, le droit,
la sociologie, l’analyse politique, etc.1, dans la mesure où cet outil permet,
premièrement, de mieux saisir, de comprendre et d’expliquer, et
deuxièmement, de mieux prévoir tout un ensemble de phénomènes
économiques, financiers, juridiques, sociaux ou politiques, comme l’on le
verra par ailleurs tout au long de ce chapitre et de chapitres subséquents.2
Ensuite, il nous permet, à partir de la section 4 du présent chapitre,
l’analyse d’une condition nécessaire pour que bien d’échanges
potentiellement bénéfiques per se finissent effectivement par avoir lieu, à
savoir l’existence de l’instrument juridique du contrat et de son corollaire, la
responsabilité contractuelle, tout comme il permet de jeter un regard, dans
une optique moins traditionnelle, mais non pas moins intéressante, sur un
autre pilier juridique, le droit de la responsabilité extracontractuelle.
Finalement, et plus globalement et philosophiquement, il nous permet de
saisir que dans toute société est nécessaire un équilibre, qui peut se
décliner différemment dans le temps et l’espace, entre, d’un côté, la
dimension de la «rivalité/concurrence», souvent trop mise en évidence,
valorisée, recherchée ou développée et, de l’autre côté, la dimension de la
« coopération/solidarité», reposant entre autres sur une certaine aversion
pour l’inégalité et une volonté de réciprocité, positive par réflexe et négative
si nécessaire, souvent trop peu mise en évidence, valorisée, recherchéeou
développée.
A la section 4, on analysera, en recourant à la théorie des jeux, l’instrument
juridique des contrats.
La section 5 sera consacrée à une analyse, en recourant toujours à la
théorie des jeux, d’une situation de responsabilité extracontractuelle.
1
La théorie des jeux a même permis de jeter un regard complémentaire sur la problématique
biologique de l’évolution (cf. John Maynard Smith, Evolution and the Theory of Games, Cambridge
University Press, 1982).
2
Robert Aumann qui a reçu le prix Nobel d’Economie en 2005 ensemble avec Thomas Schelling pour
leurs travaux dans le domaine de la théorie des jeux, a résumé comme suit l’apport de la théorie des
jeux: «organizing in a single framework many disparate phenomena and many disparate ideas»
(‘What is Game Theory trying to accomplish’ dans Frontiers of Economics, Blackwell, 1985).
Herbert Gintis, à son tour, note: «Game theory is a universal langugage for the unification of the
behavioral sciences. Games are about life and are increasingly recognized as basic to biology,
anthropology, sociology, political sience, psychology, economics and the other behavioral sciences.»
(Game theory evolving, Princeton University Press, 2ndedition, 2009)
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1. La théorie des jeux
La théorie des jeux a pour objet d'analyser, d’une part, les situations où des
agents économiques (appelés dans le jargon de la théorie des jeux les
« joueurs ») doivent individuellement et en interaction (consciente) prendre
des décisions et, d’autre part, les conséquences qui résultent pour chacun
des acteurs, individuellement, et dans leur ensemble, de la décision de
chacun combinée à et en interaction avec les décisions des autres.
Un jeu se caractérise :
- par les joueurs;
- par l’ensemble des actions (ou stratégies)1 auxquelles peuvent
recourir les joueurs;
- par les paiements(résultats) revenant aux joueurs;
- par les informations dont disposent les joueurs par rapport aux trois
éléments précédents au(x) moment(s) où ils doivent décider.
L’ensemble de ces éléments constitue les «règles du jeu». La
combinaison d’actions qui finira par se dégager du choix par chaque joueur
de son action est appelée l’«équilibre du jeu» et les paiements associés
pour chaque joueur à cette combinaison d’actions qui se dégage
constituent le « résultat du jeu»ou la « solution du jeu ».
Plutôt que d'exposer de façon rigoureuse la théorie des jeux - ce qui serait
fastidieux et dépasserait très largement les exigences analytiques de ce
syllabus - l'on introduira la problématique sur la base d'un jeu particulier
qualifié dans la littérature économique de « jeu du dilemme du
prisonnier»2.
1
Dans la théorie des jeux, les concepts d’«action» et de «stratégie» ne sont pas synonymes puisque
strictement parlant une «stratégie» est un plan d’actions complet pour tout le déroulement et toute la
durée du jeu. Nous allons, pour ce qui nous concerne, utiliser les deuxtermes indifféremment, nos
raisonnements et exemples restant, en principe, à un niveau où une telle distinction – matérielle
principalement pour les jeux séquentiels ou extensifs -n’est pas relevante, le choix de chaque joueur se
réduisant en général au choix d’une action particulière, la stratégie étant alors constituée de cette seule
action. Remarquons encore que le terme «tactique» ne figure pas (encore) dans la boîte conceptuelle
de la théorie des jeux.
2
Selon D. Hofstadter, dans Metamagical Themas, Penguin Books, 1985, ce type de jeu fut
«découvert» en 1950 par Melvin Dresher et Merill Flood de la «Rand Corporation» tandis que A.W.
Tucker, un mathématicien américain, l’a popularisé en lui consacrant un premier article sur ce jeu.
Comme le note par ailleurs László Mérö dans Die Logik der Unvernunft, rororo, «Das
Gefangenendilemma ist der «Beißknochen» der Spieltheorie –man kann endlos auf ihm herumkauen.
Tausende von Mathematikern, Psychologen, Politologen, Philosophen und Volkswirtschaftlern haben
sich mit ihm beschäftigt und versucht, das Dilemma zu lösen, und trotzdem ist es immer noch so
geheimnisvoll und verblüffend wie 1950, als Merill Flood und Melvin Dresher es vorstellten.»
Quant à Jean-Pierre Dupuy, il note dans Introduction aux Sciences Sociales, Ellipses, 1992, que: «…
le dilemme du prisonnier [est] sans doute l’un des modèles les plus importants pour l’individualisme
méthodologique en sciences sociales. Plusieurs décennies de recherches et de réflexions à son sujet
n’ont pas épuisé ses potentialités.»
Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, a noté à propos du dilemme du prisonnier que: “The
prisoner’s dilemma game fascinates scholars. The paradox that individually rational strategies lead to
collective irrationaloutcomes seems to challenge a fundamental faith that rational human beings can
achieve rational results…” (Governing the Commons, Cambridge University Press, 1990, p. 5).
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A la section 2, l’on développera et analysera à fond une situation de jeu à
laquelle sont exposés deux prisonniers qui sont confrontés à une décision
d’aveu ou de non aveu. Ce jeu est appelé «dilemme du prisonnier».
La problématique structurelle clé qui sous-tend ce jeu n’est toutefois pas
propre à ce jeu précis des deux prisonniers (« coverstory»), mais il existe
tout un ensemble de situations notamment politiques, économiques ou
sociales qui revêtent les mêmes caractéristiques structurelles. Dans la
mesure où historiquement c’était l’exemple des deux prisonniers qui a
permis de mettre en évidence cette problématique structurelle, l’on appelle
cette dernière catégorie de jeux les «jeux du type dilemme du prisonnier».
L’on terminera la section 2 par l’analyse d’un autre jeu, le jeu dit « stag
hunt» («chasse au cerf») et une variante proche de ce dernier,
l’« Assurance game» qui captent également une part importante de la
réalité économique, sociale ou politique et qui, nonobstant une première
apparence, sont toutefois fondamentalement différents du dilemme du
prisonnier.
C’est dans la section 3 que l’on présentera de façon générale et abstraite
les caractéristiques structurelles constitutives des «jeux du type dilemme
du prisonnier».
Cette approche – qui, de surcroît, se limitera, pour des raisons largement
pédagogiques, à un jeu à deux joueurs et à deux actions par joueur - nous
permettra de dégager les concepts et résultats-clés dont nous avons
besoin pour pouvoir aborder l'analyse économique des instruments
juridiques du contrat (section 4) et de la responsabilité civile (section 5).
Au-delà, le jeu du «dilemme du prisonnier» mérite une attention
particulière pour d’autres raisons encore.
Premièrement, il permet de mettre en évidence des éléments et concepts
essentiels de la théorie des jeux et donc d’introduire d’autres types de jeu.
Deuxièmement, il illustre comment la théorie des jeux permet, dans une
approche positive, de comprendre, d'expliquer, voire, dans certains cas, de
prévoir les comportements et décisions des acteurs économiques dans
bien des situations.
Troisièmement, à un deuxième degré d’analyse positive, par rapport à des
objectifs normativement fixés, l’analyse de la théorie des jeux en général et
en particulier du « dilemme du prisonnier» ainsi que par extension du jeu
du type «stag hunt» permet de dégager comment construire, articuler,
concevoir (« to design») des mécanismes ou institutions respectivement
incitant ou désincitant les comportements et actions respectivement
bénéfiques ou préjudiciables pour la réalisation desditsobjectifs.
- 3.5- 09/10/© gaston reinesch
Quatrièmement, il montre que sous certaines conditions et dans certains
cas il est utile, ne serait-ce que parce que dans l’intérêt direct des joueurs,
qu'un tiers intervient. Ce tiers peut être une institution comme l’Etat qui peut
édicter des règles et en assurer et surveiller le respect, le cas échéant, en
pouvant a priori recourir à un acte forcé, dont la possibilité ex ante est
souhaitée individuellement par chaque acteur.
Avant de nous lancer dans la théorie des jeux, considérez les cinq
observations stylisées ci-après, réfléchissez comment l’on pourrait les
expliquer et sur ce qu’elles ont en commun!
Nous avons tous vécu le phénomène suivant. Lors d’une manifestation
sportive, p.ex. un match de football, les gens assis sur les tribunes tout à
coup commencent à se lever pour mieux voir l’action se déroulant à une
extrémité du terrain.
Si un seul se lève, il voit mieux. Mais force est de constater que tous vont
finir par se lever avec comme résultat que personne ne va mieux voir.
Au contraire, tous finiront dans une position moins confortable tout en
n’ayant – au mieux - pas une meilleure vue. Pourquoi tous se lèvent
néanmoins?
Ou considérez l’exemple suivant. Un groupe d’amis s’est mis à table. La
conversation est engagée au sein de sous-groupes. Au fur et à mesure que
le temps passe, chacun élève sa voix sans que personne ne finisse par
mieux entendre, au contraire. Chacun entend de moins en moins bien tout
en devant parler de plus en plus fort. Pourquoi tous finissent par élever la
voix au point à la fois de se fatiguer et d’entendrede moins en moins bien?
Considérons maintenant un groupe de personnes prenant ensemble le
dîner dans un restaurant. Il est décidé, où chacun s’attend, sur la base
p.ex. d’expériences du passé, à ce que finalement il sera décidé, que
l’addition totale sera partagée en divisant le montant total de la
consommation de tous par le nombre total de personnes présentes. Dans
ce scénario, la probabilité est grande que chacun finira par constater qu’il a
fini par commander des plats d’un prix supérieur au prix qu’il aurait été prêt
à débourser s’il avait dû seulement payer sa consommation personnelle et
non pas le prix moyen de la consommation de tous. Pourquoi?1
Considérez maintenant un phénomène bien connu. Souvent il arrive quand
il y a p.ex. un incendie dans une salle que les gens se précipitent tous,
affolés, vers une porte au point que l’un empêche l’autre de sortir avec
comme résultat que plus de personnes périssent que si elles s’étaient
1
On parle quelques fois du diner’s dilemma.
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organisées de façon plus coordonnée pour quitter la salle de façon plus
disciplinée. Quels facteurs peuvent expliquer ce phénomène appelé
‘panique’?
Finalement, soit l’exemple suivant. Le nombre de chaises longues autour
des piscines de bien d’hôtels de vacance est bien souvent inférieur au
nombre de pensionnaires de l’hôtel, ou pour le moins, de par leurs
emplacements respectifs, ne présentent pas tous le même intérêt pour les
pensionnaires. Qu’est-ce que l’on observe? Mais tôt le matin, et en fait de
plus en plus tôt, certains pensionnaires de l’hôtel passent à la piscine pour
se «réserver» leur place préférée en y mettant un livre ou un drap de bain.
Le résultat souvent est que bien des pensionnaires se lèvent dans leurs
vacances, contrairement à leurs intentions initiales, de plus en plus tôt le
matin pour réserver leurs chaises longues.
Ces interactions de comportements ont tous, plus ou moins, en commun
une caractéristique structurelle que l’on peut, à ce stade, résumer comme
suit : « Nous adoptons chacun un comportement déterminé que nous
considérons dans notre intérêt, avec pour conséquence que collectivement
nous finissons un chacun par nous retrouver, donc ex post, dans une
situation moins bonne que si chacun de nous n’avait pas, au départ, adopté
ce comportement déterminé.»
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2. Le jeu du « dilemme du prisonnier »
Nous allons commencer par présenter un jeu particulier concernant une
situation précise, à savoir le jeu du dilemme du prisonnier (section 2.1).
Nous allons expliquer d’abord les hypothèses de contexte et de
comportement (section 2.1.1) pour ensuite introduire le concept de matrice
des résultats du jeu (section 2.1.2) et pour analyser finalement quel résultat
se dégage, comment il se dégage et pourquoi tel est le cas (section 2.1.3).
A la section 2.2, on analysera à fond les hypothèses et le résultat du
dilemme du prisonnier, ceci notamment à travers l’introduction de
l’application du concept de stratégie dominante (section 2.2.1) et la
définition et l’application du concept d’équilibre de Nash (section 2.2.2).
Ensuite, on dira un mot sur les anticipations de chaque joueur quant au
comportement de l’autre joueur (section 2.2.3) pour passer à une analyse
de l’importance de deux hypothèses à la base du jeu du dilemme du
prisonnier tel qu’exposé (section 2.2.4). On terminera la section 2.2 par une
analyse d’autres critères de décision et d’équilibre (section 2.2.5).
Ensuite, on passera à des réflexions d’extension du jeu (section 2.3)
suivies par une première analyse du concept de confiance pour terminer la
section 2 par l’introduction d’un autre type de jeu, apparemment proche,
mais en fait substantiellement différent du dilemme du prisonnier, le jeu du
« stag hunt» ou de la « chasse au cerf» (section 2.5).
2.1 Présentation, hypothèses et résultats du dilemme du
prisonnier
2.1.1 Les hypothèses du jeu
2.1.1.1LES HYPOTHESES DE CONTEXTE
Soient deux individus B et C qui ont été pris en flagrant délit de vol de
voiture. Pris sur le fait, les deux malfaiteurs ne sauraient échapper à une
peine d’emprisonnement qui est de 3 ans pour quiconque ayant commis le
délit d’un vol ou d’une tentative de vol de voiture.
A la vue des éléments de l’enquête, le juge d’instruction commence à
soupçonner les deux malfaiteurs d'avoir également commis antérieurement
une infraction plus grave, à savoir un vol à main armée. Toutefois, le juge
d’instruction, en dépit de son soupçon, ne dispose d'aucune preuve
tangible. Il ne peut dès lors porter aucune accusation, à moins d'amener au
moins l'un des deux malfaiteurs à avouer qu’il a commis le crime du vol à
main armée, ensemble avec son partenaire1.
1
Que les deux aient effectivement commis le crime ou non n’est strictement parlant pas relevant pour
le raisonnement qui suit. On y reviendra à la section 2.1.5.2.
- 3.8- 09/10/© gaston reinesch
En conséquence, le juge d’instruction élabore le scénario suivant.
Il explique aux deux malfaiteurs en détention provisoire, on les appelle
prisonniers par la suite, qu'il les soupçonne d'avoir commis ensemble le vol
à main armée et leur propose un « marchandage» qui se présente comme
suit:
« Si chacun des deux avoue qu’il a commis, ensemble avec
l’autre, le vol à main armée, ils sont condamnés chacun à 8
ans de détention (pour le vol de voiture et le vol à main
armée).
Si l'un des deux nie et que l’autre avoue que les deux ont
commis le vol à main armée, la peine de celui qui avoue est
ramenée à seulement 1 an, tandis que le complice qui
n'avoue pas écope de 16 ans de prison.
Si ni l'un ni l'autre n'avouent, ils passent chacun 3 ans en
prison pour vol de voiture.»1
Immédiatement après ces explications, le juge d’instruction isole totalement
chaque prisonnier et chacun des deux, après un temps de réflexion
accordé, devra donner sa réponse au juge d’instruction, donc soit avouer2
soit ne pas avouer, et ceci, en ce faisant, sans connaître la réponse de
l’autre.
Aucune pression ou influence de quelle que nature qu’elle soit n’est
exercée sur les deux prisonniers une fois exposé le «marchandage».
2.1.1.2 LES HYPOTHESES QUANT AU COMPORTEMENT ET A L’OBJECTIF
DE CHAQUE JOUEUR
Comme chaque prisonnier est conscient d'avoir le choix entre deux
stratégies – soit avouer, soit ne pas avouer - et comme il y a deux
prisonniers, chacun sait que quatre issues sont a priori possibles.
De plus, chacun connaît les résultats, en termes d’années à passer en
prison, associés à chacune de ces quatre issues a priori possibles, mais
mutuellement exclusifs:
- s’il n’avoue pas et si l’autre avoue, il aura 16 ans;
- s’il n’avoue pas et si l’autre n’avoue pas, il aura 3 ans;
- s’il avoue et si l’autre avoue, il aura 8 ans;
- s’il avoue et l’autre n'avoue pas, il aura 1 an.
1
Rester muet ne constitue pas une troisième stratégie, mais est considéré constituer un non aveu.
2
«Avouer» signifie donc qu’il plaide coupable, en ce sens qu’il dit avoir commis, ensemble avec
l’autre, le vol à main armée. Avouer, c’est donc s’accuser soi-même et accuser l’autre. Toute autre
réponse ou non réponse serait considérée comme un non aveu.
- 3.9- 09/10/© gaston reinesch
Chaque acteur connaît parfaitement ses choix possibles, les choix
possibles de l’autre, ainsi que l’éventail des issues possibles, ces derniers
étant fonction de ses choix possibles et des choix possibles de l’autre
acteur, qui a exactement cette même connaissance.
La question qui se pose maintenant est de savoir comment B et C,
individuellement, vont réagir face à cette situation, c’est-à-dire quel choix
respectivement B et C vont communiquer au juge dans un contexte où
chacun, en prenant sa décision, ne connaît pas celle de l’autre.
La réponse à cette question dépend entre autres de l’objectif que chacun
poursuit et de sa propre évaluation du choix du moyen, parmi tous les
moyens à sa disposition, en vue de réaliser cet objectif.
Dans cet ordre d’idées, il est supposé que chaque acteur ait un objectif et
qu’il cherche à réaliser au mieux cet objectif, c’est-à-dire qu’il cherche à
optimiser cet objectif.
Il est également supposé que chaque acteur connaisse les moyens, ici les
stratégies parmi lesquelles il peut choisir. Partant, chaque acteur va choisir
la stratégie qu’il considère comme le mieux à même pour dégager le
meilleur résultat possible au niveau de son objectif.
Cela, on peut l’exprimer en disant que chaque acteur est rationnel, le
concept de rationalité étant ici un concept de rationalité instrumentale
signifiant que chacun choisit sa stratégie qu’il considère contribuer au
mieux à la réalisation de son objectif. A ce niveau, rien n’est encore dit
quant à la nature et quant au contenu de l’objectif poursuivi.1
Pour ce qui est précisément de l’objectif poursuivi par chaque acteur, l’on
suppose que chaque acteur ait pour objectif de maximiser sa propre
satisfaction2. Cette dernière est supposée dépendre exclusivement du
nombre d’années à passer en prison par l’acteur en question et être
d’autant plus grande que ce nombre d’années à passer en prison est petit.
Partant, et pour simplifier, en nous évitant une «formalisation» du concept
de satisfaction, nous allons supposer par la suite que l’objectif final de
1
Optimiser une grandeur revient à maximiser une variable si plus celle-ci est élevée mieux cela vaut
(p.ex. le revenu) et à minimiser une variable si moins celle-ci est élevée mieux cela vaut (p.ex. les
années en prison). Chaque problème de minimisation, en principe, peut être changé en problème de
maximisation en changeant le signe de la variable que l’on cherche initialement à minimiser.
2
Pour illustrer ce qui précède, considérez une situation très simple à laquelle très probablement vous
avez déjà été confrontés. Vous voulez faire un achat dans une station à essence. Il y a trois caisses
ouvertes avec devant chacune une file d’attente. Vous cherchez à vous positionner dans la file d’attente
que vous escomptez avancer le plus rapidement. En réfléchissant ainsi, vous révélez implicitement
avoir pour objectif de minimiser votre temps à passer dans la file d’attente et vous cherchez à réaliser
cet objectif en choisissant la file d’attente que vous estimez avancer le plus rapidement. Vous êtes donc
instrumentalement rationnel. Que souvent vous constatez que les files voisines avancent plus
rapidement et que vous êtes frustrés ne change rien à votre objectif –minimiser le temps d’attente -et
comportement –choisir la file que vous escomptez la plus favorable en termes de votre objectif (même
si ex post vous ne l’avez pas, ou vous pensez ne l’avoir pas, pleinement atteint).
- 3.10 - 09/10/© gaston reinesch
chaque joueur consiste exclusivement à minimiser la variable quantitative
du nombre d’années qu’il doit passer en prison.1
L’hypothèse quant à l’objectif poursuivi par chaque joueur porte donc sur
son propre et uniquement sur son propre temps à passer en prison. Le
temps à passer en prison par l’autre joueur n’apparaît nullement dans cet
objectif.
L’on pourrait exprimer cela en disant qu’un joueur est totalement indifférent
quant au nombre d’années que doit passer en prison l’autre, que ce
nombre soit élevé ou peu élevé.2
Nous allons par après désigner par «égoïste» un joueur qui est concerné
exclusivement par son propre sort en termes d’années à passer en prison
et, partant, est totalement indifférent quant au sort de l’autre. Il importe
d’avoir en tête cette définition3 du terme d’« égoïsme »4.
1
Cette hypothèse n’est pas irréaliste. La théorie des jeux avancée exprime les préférences par une
fonction d’utilité cardinale, appelée également fonction d’utilité de Bernoulli, fonction d’utilité-risque,
fonction d’utilité Von Neumann-Morgenstern. Nous faisons, en principe, abstraction dans ce chapitre
d’une telle approche sans que cela n’ait un impact qualitatif sur nos résultats. Pour le puriste: supposer
qu’on soit en présence d’acteurs neutres vis-à-vis du risque fait que les deux approches coïncident.
2
Le terme de «jeu» ne doit pas induire en erreur. On n’est pas ici dans une problématique où l’un
veut gagner, être meilleur que l’autre et le vaincre, sauf dans les jeux à somme nulle. Chacun veut tout
simplement maximiser son «outcome» à lui, peu importe celui de l’autre. D’ailleurs, comme on le
verra, il est possible que les deux joueurs finissent, dans un sens à définir encore, par être
«perdants».
3
Notre démarche n’est pas de nous interroger, dans une optique essentialiste, de ce que peut signifier
le terme ‘égoïste’, mais nous indiquons ce que nous entendons par ce terme. Une autre convention
aurait été de qualifier non pas d’«égoïste», mais d’«indifférent» un joueur dont l’approche serait celle
prédécrite.
4
Pour saisir, si besoin, la portée de l’hypothèse d’égoïsme, supposez qu’un joueur puisse librement
décider quelle case de la matrice de jeu devrait se réaliser. Si B était égoïste, il se prononcerait pour la
case (A,NA), qui donnerait 1 an de prison à lui. Le fait que cela signifierait 16 ans pour C ne le
toucherait pas autrement. S’il y avait une case supplémentaire au choix (p.ex. (0,5; 0)), il se
prononcerait pour cette dernière. 0,5 vaut mieux que 1. Le fait que dans pareil cas C soit libéré ne le
concernerait pas non plus, c’est-à-dire n’influencerait pas son choix. Il comparerait uniquement les
résultats à lui, donc il comparerait 1 an à 0,5 an. Si les deux prisonniers étaient Bonnie et Clyde, cela
nous amènerait-il à ajuster cette hypothèse?
Finalement, imaginez le jeu suivant. Dans une boîte, il y a 1.000 Euros (pièces de 1 Euro). Il y a deux
personnes A et B. A doit proposer comment il estime doit être réparti le montant de 1.000 Euros entre
lui et B. Une fois décidée cette répartition par A, B doit décider, en isolement de A, s’il accepte ou non
cette proposition de A qui est unique et définitive. Si B accepte, alors il aura ce que A a prévu pour lui.
Si B refuse la répartition proposée, ni B ni A n’auront quoique ce soit. Ce jeu est one-shot, c’est-à-dire il
ne va pas se répéter entre A et B. Quelle répartition va se réaliser si A et B sont égoïstes au sens de
notre définition)? Ce résultat (théorique) vous semble-t-il «probable» en réalité? Dans la littérature
économique ce jeu est véhiculé sous l’appellation «jeu de l’ultimatum».
Citons à ce sujet J.-P. Delahaye, Jeux finis et infinis, p. 80, Seuil, 2009: «Le raisonnement logique que
vous devez faire pour traiter une telle situation est élémentaire et comparable. Le répondeur, quelque
soit la somme que vous lui réservez, pourvu qu’elle ne soit pas nulle, doit accepter, car il a le choix
entre cette somme (cid:128)positive(cid:129)ou rien. Il lui est inutile de chercher à vous intimider en refusant une
première fois, car il n’y aura pas de seconde fois. Ni sa réputation, ni la vôtre n’entrent en ligne de
compte, puisque vous agissez vous deux de manière anonyme. La conclusion en découle: vous devez
garder 999 euros pour vous et lui proposer 1 euro, qu’il acceptera car c’est mieux que rien. Pourtant,
êtes-vous vraiment sûr que c’est ainsi que vous jouerez? Et si l’on inversait les rôles, accepteriez-vous
1 euro? Non, vous le sentez bien. La logique de maximisation du gain, malgré l’anonymat et la règle
qui vous dit que vous ne rejouerez pas, n’intervient pas seule dans les décisions prises par les joueurs
d’une partie du jeu de l’ultimatum.» L’on trouve chez C. Camerer Behavioral Game Theory un bon
résumé des résultats empiriques.
Une extension renforcée du jeu de l’ultimatum est le jeu du dictateur. Dans ce jeu, il y a de nouveau
quelqu’un qui doit décider du partage, mais cette fois-ci la deuxième personne ne peut même plus
refuser l’offre du premier.
Description:tout un ensemble de situations notamment politiques, économiques ou However, nobody ever claimed that; they are attacking a straw man, a dead horse. Gaël Giraud, dans La théorie des jeux, champs essais, 2009 (p. 248)