Table Of ContentAUX ORIGINES DU NATIONALISME TURC
YUSUF AKÇURA
(1876-1935)
ISBN 2-86538-008-4
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© Éditions A.D.P.F. - 1980
9 rue Anatole-de-la-Forge
75017 PARIS
TABLE DES MATIÈRES
Introduction ........................................................................................................................ 3
Chapitre I. — DES ORIGINES TATARES AU PANTURQUISME (1876-1904).. 7
1. Les Turcs et la question nationale ........................................ 1
Les Turcs en Russie et dans l'Empire ottoman - leurs rela
tions - le tournant de 1876
2. Les données de la biographie ................................................. 12
L'enfance : origines tatares et déracinement - l'école otto
mane - le militantisme jeune-turc : l'exil en Tripolitaine, le
séjour é Paris
3. Les influences intellectuelles ..................................................... 16
Le modernisme tatar, Ismail Gasprinski - le «nationalisme
culturel » des premiers turquistes - l'apport des études â
Paris : matérialisme, darwinisme, utilitarisme - vers le nationa
lisme
4. Les Trois systèmes politiques..................................................... 23
Les thèses des Trois systèmes - le panturquisme, solution de
rechange - nationalisme turc et islam - place et accueil des
Trois systèmes - l'évolution ultérieure
Chapitre IL — LUTTES POUR LE PANTURQUISME (1905-1914)........................ 35
1. En Russie (1905-1908), è la tête du mouvement notional.. 35
Un portrait intellectuel - place d'Akçura dans l'agitation politi
que des années 1905-1906 - l'apport de la période russe
2. En Turquie (1908-1914), leader nationel ............................... 40
Relations avec le Comité Union et Progrès - te militantisme
culturel - te fondation et l'animation de te revue Türk Yurdu
3. Le sens de l'histoire .................................................................. 46
Race de l'histoire chez Akçura - l'histoire comme moyen
d'analyse de la réalité - histoire et nation
4. Le révolution sociale .................................................................. 53
Révolution sociale, révolution mentale - classes et lutte des
classes - socialisme ou capitalisme? - te promotion de 1a
bourgeoisie nationale turque
5. Le modèle tatar ........................................................................... 60
L'anti-modèle, tes Tanzimat - te réformisme djedide comme
modèle - tes éléments du modèle - te populisme
Chapitre III. — DU PANTURQUISME A LA TURQUIE KÉMAUSTE (1914-1935)
1. Stratégie du panturquisme ......................................................... 75
Le monde turc dans une perspective internationale - l'activité
diplomatique d'Akçura pendant la guerre - Akçura et la révolu
tion russe
2. Yusuf Akçura dans la Turquie kémaiiste............................... 81
Le ralliement au régime de Mustafa Kemal - la place d'Akçura
dans le nouveau régime - nationalisme et analyse sociale
Conclusion............................................................................................................................ 89
Textes 1. Les trois systèmes politiques (1904).......................................... 95
2. La réforme des médressés (1910)............................................ 113
3. Critique des intellectuels ottomans (1910-1911) .................. 116
4. Les prodromes de la révolution (1910)................................... 119
5. Le monde turc (1912).................................................................. 121
6. A propos de l'histoire ottomane (1913) ............................... 126
7. Sur la bourgeoisie nationale (1914-1917)............................... 128
8. Les bases sociales de l'Union et Progrès (1920).................. 131
9. Ziya Gökalp (1924) ...................................................................... 133
Documents 1. Deux caricatures ............................................................................ 136
2. Lettre à Ahmed Ferid (1907)..................................................... 137
fac-similé du texte
3. Carte: projets territoriaux des panturquistes (1915) ............ 141
4. Entretien avec Lénine (juillet-août 1916) .................................. 142
5. Mission d'Akçura en Russie (1918-19)...................................... 144
Sources................................................................................................................................ 146
Bibliographie ........................................................................................................................ 149
Index ..................................................................................................................................... 153
Abréviations
C.M.R.S. Cahiers du Monde Russe et Soviétique.
E.I. (1) et (2) Encyclopédie de l’Islam (1ra et 2* éd.).
M.E.A. Middle Eastern Affairs.
M.E.J. Middle Eest Journet.
M.E.S. Middle Eestern Studies.
O.M. Oriente Moderno.
R.M.M. Revue du Monde Musulman.
S.M. Sirat-i Mustakim.
T.Y. Türk Yurdu.
W.l. Welt des Islams.
Y.A. Yusuf Akçura.
INTRODUCTION
La formation, sur les ruines de l'Empire ottoman, d'un Etat turc au début des
années 1920, constitue à coup sûr l'un des événements majeurs de l'histoire du Proche-
Orient au X*X siècle. Qu'à un Sultanat islamique, qu'à un Empire multinational vieux de
plusieurs siècles, puisse « succéder » en l'espace de quelques années, un Etat « national >,
une république laïque, n'était en aucune façon un fait nécessaire ni même prévisible au
début de ce siècle, à une époque où la conscience nationale turque était encore dans l'en
fance, et où l'idée que l'Etat et la religion puissent être séparés était proprement im
pensable.
Les grandes lignes du processus aboutissant à la formation de la Turquie moderne,
dans ce qu'il comporte à la fois de rupture et de continuité, ont été exposées dans les
ouvrages classiques de Bernard Lewis et Niyazi Berkes (1). Nous sommes relativement
bien informés sur les aspects diplomatiques de cette histoire. En ce qui concerne ses
aspects économiques et sociaux, des travaux récents ou en cours sont en passe de
renouveler notre connaissance des problèmes, en insistant sur la mise en place d'une
économie nationale à l’époque des Jeunes-Turcs, et sur la rapide croissance d'un
capitalisme turc au cours de ta première guerre mondiale (2). Sur ta plan culturel, le livre
récent de David Kushner a montré l'émergence, à l'époque d'Abdülhamid, d'une cons
cience de ta « turcité » (türkiük) et de ta place nouvelle de l'Anatolie considérée comme le
« foyer » turc de l'Empire ottoman (3). Quant aux études sur ta rôle des intellectuels, elles
se sont concentrées surtout sur ta personnalité rayonnante de Ziya Gökalp, auquel plu
sieurs livres, des dizaines d'articles, et même une revue spéciale ont été consacrés, non
sans laisser dans l'ombre certaines figures importantes du courant national.
Pour notre part, nous avons choisi d'étudier l'une d'entre elles, celle de Yusuf Akçura,
Tatar émigré dans l'Empire ottoman, où il occupa une place de premier plan au sein du
mouvement national. Les historiens qui ont étudié ta question du nationalisme turc, lui ont
reconnu généralement ta mérite d'avoir, ta premier, donné une dimension politique è un
courant qui était demeuré jusqu’alors surtout culturel. Ils font de lui ta «créateur du
panturquisme » (4), système politique qui se donnait pour objectif lointain d'unir
l'ensemble des populations turques de l'Empire ottoman, de Russie, de Chine, etc., et
dont ta premier exposé fut donné par Akçura en 1904 dans un article intitulé Les Trois
systèmes politiques. D'autres ont souligné son originalité par rapport aux idéologies ayant
cours à l'époque, le panislamisme et te libéralisme jeune-turc (5) ; rejetant tes solutions au
problème de ta décadence ottomane proposées par ces deux courants, Akçura suggérait
une nouvelle voie, celte du nationalisme turc, qui préfigurait celte qui sera sanctionnée par
l'histoire avec ta création d'un Etat turc. De ces notations se dégage ta figure originale
d'un intellectuel un peu en marge des orthodoxies, en quelque sorte d'un précurseur. De
quoi tenter les historiens préoccupés par la naissance de ta Turquie moderne.
Toutefois cette position singulière au sein de l'intelligentsia ottomane du début du
siècle n'a guère suscité l'intérêt des historiens. En dehors de quelques articles qui, à une
ou deux exceptions près, sont des témoignages, il n'existe qu’un petit livre qui a été
publié sur « La vie et tas œuvres » de Yusuf Akçura, livre qui, d'ailleurs, est très loin de
3
satisfaire aux exigences de la recherche. Ignorance remarquable, surtout si l'on songe à la
connaissance que nous avons de Ziya Gökalp. Et pourtant, comme le rappelait récemment
Niyazi Berkes, é l'époque où Akçura jetait les premières bases d'une nationalité turque
fondée sur la notion d'« ethnie », Gökalp demeurait largement fidèle è la structure multi
nationale de l'Etat ottoman (6).
A côté de Gökalp, Akçura apparaît donc, selon l'expression de Niyazi Berkes, comme
l'< homme oublié ». Sans doute convient-il de rechercher les raisons de cet oubli dans des
considérations idéologiques. Lorsque l'histoire n'a pas complètement oublié Akçura, elle
lui a reconnu la paternité du panturquisme. Or, le panturquisme est devenu en Turquie un
thème propre aux couches les plus conservatrices de la société turque. Ce n'était
nullement le cas au début du X*X siècle. Au contraire, solution politique au
démembrement de l'Empire ottoman, le panturquisme tel que l'envisageaient Akçura et
ses amis s'accompagnait d'un programme social et culturel dont le contenu était
largement progressiste. C'est seulement peu è peu, après la révolution russe, et la
condamnation portée contre lui par Mustafa Kemal, que le panturquisme a basculé « vers
la droite ». Ainsi, I'« oubli » d'Akçura provient d'une sorte de malentendu. Comme < père »
du panturquisme, il est marqué d’une tache aux yeux de toute une partie de l'opinion
libérale turque; comme idéologue progressiste, ayant, selon l'expression de Samet
Ağaoğlu, un < penchant pour la gauche » (7), il ne pouvait guère être reconnu è part
entière comme l'un des leurs par les milieux nationalistes d'aujourd'hui.
A ces motifs d'ordre idéologique s'ajoute une autre raison sans doute plus pratique.
Akçura n'a écrit que peu d'ouvrages, et pour la plupart des livres d'histoire ou des notes
de cours. L'essentiel de ses écrits, ceux où s'expriment le mieux ses idées, est constitué
d'une masse d'articles dispersés dans des revues qui sont souvent difficiles è trouver.
Beaucoup sont des articles qui ont été dictés par l'actualité. C'est le cas d'ailleurs des
fameux Trois systèmes politiques. On chercherait en vain dans ses œuvres un exposé sys
tématique des idées d'Akçura. Rien dans sa production qui ressemble de près ou de loin
aux célèbres Principes du Turquisme (Türkçülüğün esasları) qui ont contribué è faire de
Gökalp l'idéologue national de la Turquie (8). Cependant, cet argument a ses limites, car le
rassemblement des œuvres d’Akçura aurait pu être entrepris, et ne l'a pas été.
La première têche pour nous consistait donc à effectuer ce travail de rassemblement.
En dépouillant les collections de journaux et de revues de l'époque, nous avons pu
compléter d'une manière sensible la bibliographie des écrits de Yusuf Akçura ; en
particulier, nous avons pu lui attribuer certains articles particulièrement importants qu’il
signait d'initiales ou de pseudonymes (9). Au total, une masse importante qui touche aux
domaines les plus variés : politique, histoire, sociologie, économie, littérature, diplomatie,
pédagogie. Des entretiens avec des personnes ayant connu personnellement Yusuf
Akçura ont permis de compléter utilement cette documentation (10).
De cette documentation se dégage la figure complexe d'un intellectuel confronté au
problème de la décadence de l'Empire ottoman, et è celui de la naissance de la Turquie
modeme. Nous avons tenté d’écrire une biographie intellectuelle. Notre souci constant a
été de déterminer la place et de préciser le rôle d’Akçura dans les différentes phases du
développement du nationalisme turc : nous avons ainsi été amené successivement à le
situer par rapport aux Jeunes-Turcs, è le replacer dans le mouvement des musulmans de
Russie en 1905-1906, è analyser sa part dans le nationalisme en Turquie après 1908, et à
examiner ses positions vis-à-vis du mouvement kémaliste. D'autre part, nous avons
essayé de préciser son apport à la vie intellectuelle et politique turque. Derrière cette
étude monographique se profile le problème plus général de la place de la phase
panturquiste dans le nationalisme turc ; le projet d'une vaste union des peuples turcs a-t-il
été une impasse, ou au contraire, un détour nécessaire pour conduire à la fondation d'un
Etat turc moderne ? A ce problème, nous ne prétendons nullement avoir apporté une
solution, mais tout au plus quelques éléments de réponse.
Un dernier mot pour terminer. Notre étude est centrée sur la Turquie. Ce n'est pas
que nous négligions le < côté russe » de la biographie d'Akçura, ni surtout la période
4
passée en Russie à l'époque de la révolution de 1905. Bien au contraire, nous en avons
souligné é plusieurs reprises l'importance. Mais notre ignorance du russe nous empêchait
d'étudier cet aspect de la biographie d'Akçura pour elle-même et d'une manière
approfondie. On voudra bien considérer qu'il s'agit ici non d'une biographie complète du
« père du panturquisme », mais d'une étude de son action dans le cadre de l'Etat ottoman,
et de son apport intellectuel è la Turquie moderne.
Le présent ouvrage est la version remaniée d'une thèse de doctorat de troisième
cycle soutenue è (’Université de Paris III en 1979. Je tiens è remercier chaleureusement
tous ceux qui, en Turquie et en France, m'ont apporté leur aide et leurs encouragements.
Ma reconnaissance s'adresse plus particulièrement à M. Alexandre Bennigsen, qui a guidé
ma recherche à ses débuts et a toujours soutenu mes efforts avec la plus grande bienveil
lance, è MM. Louis Bazin et Robert Mantran, dont les observations m'ont permis d'amélio
rer mon travail en de nombreux points, è Zafer Toprak, qui n'a cessé de m'apporter son
appui amical. Les recherches dont ce livre constitue l'aboutissement ont pu être menées à
bien grâce è un séjour à l'institut d'Etudes Anatoliennes d'Istanbul. Que ceux qui m’en ont
offert la possibilité trouvent ici l'expression de toute ma gratitude.
(1) B. Lewis, The Emergence of Modem Turkey, 2e éd., Londres, 1968 ; Niyazi Berkes, The Development of
Secularism in Turkey, Montréal, 1964; et du même Türkiye"de çağdaşlaşma (Le processus de modernisation en
Turquie), 2* éd., Istanbul, s.d. (1978). Voir aussi. Stanford J. Shaw et Ezel Kural Shaw, History of the Ottoman Empire
and Modem Turkey, vol. II, The Rise of Modern Turkey, 1808-1975, Cambridge, 1977.
(2) Nous songeons en particulier aux recherches de A. Gündüz Okçün, de Selim İkin, de Zafer Toprak.
(3) D. Kushner, The Rise of Turkish Nationalism, 1876-1908, Londres, 1977.
(4) Cf. Zenkovsky, Panturkism and Islam in Russia, Cambridge, 1960, p. 337.
(5) Cf. Berkes, Secularism, p. 321 ; V. R. Swenson, The Young Turk Revolution, a Study of the first Phase of the
Second Turkish Constitutional Regime from June 1908 to may 1909, The John Hopkins University, Ph. D., 1968, p. 34,
n. 37. T. Z. Tunaya, « Türkiye'nin siyasî gelişme seyri içinde ikinci'Jön T*ürk hareketinin fikrî esasları » (Les fondements
intellectuels du second mouvement jeune-turc dans la perspective du développement politique de la Turquie), Dr. Tehir
Taner Armağanı, Istanbul, 1956, p. 167-188.
(6) Niyazi Berkes, « Unutulan adam » (L'homme oublié), Sosyoloji Konferansları, XIV, İstanbul, 1976, p. 194-203,
article très suggestif sur Yusuf Akçura.
(7) Samet Aöaoğlu, Babamm arkadaşları (Les amis de mon père), Istanbul, s.d., p. 71 ; cf. ci-après, p. 57.
(8) Les Principes du Turquisme ont été publiés pour la première fois è Ankara, en 1923.1 en existe une traduction
anglaise per R. Devereux, The Principales of Turkism, Leyde, 1968. Sur Gökalp, voir surtout, Uriel Heyd, Foundations of
Turkish Nationalism, the Life and Teachings of Ziya Gôkalp, Londres, 1950 ; et le choix de textes traduits et présentés
par Niyazi Berkes, Turkish Nationalism and Western Civilization, New York, 1959.
(9) Cf. sur cette question, p. 147.
(10) Voir p. 148.
CHAPITRE PREMIER
DES ORIGINES TATARES AU PANTURQUISME
(1876-1904)
La vie de Yusuf Akçura (1) se partage, inégalement, entre les destins de l'Empire
russe et ceux de l'Empire ottoman au tournant du X*IX et du X*X siècles. Né en Russie au
sein d'une famille de la bourgeoisie tatare (Tatars de la Volga, ou Tatars de Kazan), à la
veille de la guerre russo-turque de 1877-78, il a vécu en Turquie sous le régime absolutiste
d'Abdülhamid, a pris part aux luttes des Jeunes-Turcs, a connu la prison à Istanbul, puis
l'exil en Tripolitaine. Après trois ans d'études en France, è l'époque où l'Etat ottoman se
débattait dans la crise macédonienne, il s’installe en Russie, participe è la révolution de
1905, séjourne dans les geôles tsaristes, et doit s'enfuir en Turquie peu de temps après le
triomphe de la révolution jeune-turque en 1908. Il est désormais fixé è Istanbul, où il
connaît les heures de liberté du régime jeune-turc, et les jours sombres de la guerre de
Tripolitaine (1911-1912), des conflits balkaniques (1912-1913) et de la Grande Guerre. Il
passe une année en Russie è l'époque de la Révolution bolchévique, et pour finir, il
collabore é l'œuvre de fondation du nouvel Etat turc entreprise par Mustafa Kemal. Un
demi-siècle d'histoire très agitée qui s'achève sur le profond bouleversement de la Russie,
sur la disparition de l'Empire ottoman et la formation de la République turque.
1. Les Turcs et la question nationale
L'Empire ottoman et l'Empire russe présentent, au demeurant, certains traits
communs. Empires multinationaux tous deux, ils sont ébranlés, tout au long du X*IX
siècle, par le développement du nationalisme et des tendances centrifuges des
nationalités < sujettes » ou « allogènes ». Dans les deux Empires, la fin du siècle est
marquée par le renforcement de l'autocratie. Alexandre III et Abdülhamid gouvernent
d'une façon despotique et voient se dresser contre eux une opposition libérale ou révolu
tionnaire de plus en plus déterminée. Les deux Etats connaissent alors de profondes
transformations économiques. En Russie, la croissance très rapide du capitalisme è partir
des années 80, due en particulier è l’apport de capitaux étrangers, grossit les rangs d’un
prolétariat agité d'idées révolutionnaires. Dans l'Etat ottoman, les activités économiques
se développent également rapidement, mais surtout au profit des éléments étrangers ou
minoritaires; capitaux et produits manufacturés européens envahissent le marché
ottoman. Au début du X*X siècle, tandis que la Russie est en train de prendre place parmi
les puissances capitalistes, l'Empire ottoman est tombé è l'état de semi-colonie.
La vie d'Akçura est liée par ailleurs è l'évolution des Turcs de Russie et des Turcs
ottomans. Les premiers forment une masse importante d'environ 14 millions d'habitants
au début de ce siècle (2). Des îlots de peuplement turc existent jusqu'en Pologne à l'ouest,
et l'on rencontre des populations turcophones jusqu'au Pacifique. L'histoire et la situation
7
de ces peuples turcs sont très diverses. La conquête russe a commencé au milieu du X*VI
siècle, à l'époque où Ivan le Terrible s'est emparé de la principauté de Kazan ; elle se
termine avec la mainmise sur les émirats du Turkestan achevée en 1876. Entre ces deux
dates, se situent la pacification des steppes kazakhes au X*VIII siècle, l'annexion de la
Crimée, puis la pénétration russe en Azerbaïdjan et dans le Caucase au cours de la
première moitié du X*IX siècle. Ces peuples ont en commun de parler des langues
turques, issues d'un même tronc dont l'origine se situe dans la région du lac Baikal, et qui
constituent avec les langues mongoles et toungouses, le groupe des langues dites
altaïques. Mais l'élément d'unité essentiel est l'islam. Environ 85 % des musulmans de
Russie sont des turcophones, et près de 90 % des Turcs de Russie sont musulmans. On
peut donc dire qu'en Russie, le fait musulman et le fait turc se recouvrent presque
exactement. Au X*IX siècle, l'identification de ces populations turques en tant que groupe
distinct continue à être celle de la religion. En deçà existe aussi un sentiment
d'appartenance à une même communauté, à une même tribu, à une même famille. Mais
de conscience nationale, guère de traces, sauf, à l'état embryonnaire, chez les Tatars et
les Azéris.
Parmi les peuples turcs de Russie, les Tatars de la Volga, auxquels appartient Akçura,
occupent vers le milieu du X*IX siècle une position un peu particulière (3). Par le nombre
(ils sont environ 3 millions), ils viennent au second rang, après les Ouzbèks. Géographique
ment, ils sont en partie disséminés parmi les autres populations turques, ayant été dis
persés par la politique d'oppression des Russes. Vers 1850, plus de la moitié de la
population tatare est fixée en dehors de la région de Kazan. Les Tatars forment une nation,
« mais une nation sans véritable territoire national — un peuple de la diaspora dont on a
pu souvent comparer la situation à celle des Juifs» (4). Par leur niveau culturel et
économique, les Tatars arrivent largement en tête des musulmans de Russie. Leur position
avancée dans la plaine russe les a mis en contact avec la civilisation russe plus longtemps
et plus profondément que leurs coreligionnaires de Russie. Au cours des siècles qui ont
suivi la conquête, ils ont été victimes de la politique oppressive des Russes : massacres,
expropriations, expulsions, conversions forcées. Mais à partir du règne de Catherine II, la
situation s'est modifiée. Les Tatars ont obtenu une sorte d'autonomie civile et religieuse,
et surtout, ils ont commencé à servir d'intermédiaires entre le commerce russe 4 ('Ouest
et les riches marchés de l'Asie centrale où les marchands russes ne pouvaient pénétrer 4
cause de la barrière religieuse. Tirant parti de cette position, une riche classe marchande a
fait son apparition au sein de la société tatare. Elle a essaimé le long des voies com
merciales, s'est fixée dans des villes-comptoirs, et a pénétré jusqu'en Chine. Des indus
tries se sont créées è Kazan, à Orenbourg, à Simbirsk.
Cette situation des Tatare n'est pas sans rappeler celle dont jouissaient les Grecs
dans l'Empire ottoman. Comme les Grecs au sein du millet (communauté, < nation »)
orthodoxe, les Tatare constituaient l'élite culturelle et économique au sein des musulmans
de Russie. Comme eux, ils doivent d'avoir atteint un haut niveau de développement à leur
situation d'intermédiaires commerciaux entre l'Est et l'Ouest. De même que la bourgeoisie
grecque a envoyé ses prêtres et ses marchands dans tous les Balkans, de même, les
commerçants et les religieux tatare ont essaimé à travers les populations musulmanes de
Russie et du Turkestan. Au sein des deux bourgeoisies, on retrouve la même tendance à
l'expansion et à l'hégémonie. Mais tandis que les ambitions tatares vont se heurter 4 la
bureaucratie et 4 la bourgeoisie russe en plein développement, les Grecs ont trouvé en
face de leurs appétits l'édifice vermoulu de l'Empire ottoman (5).
Dans l'Empire ottoman, le problème national a été réglé en fonction des traditions
islamiques, organisant les rapports entre les musulmans et les < Gens du Livre » (Juifs et
chrétiens), et en fonction de considérations pratiques. Les frontières entre les individus
étaient religieuses, et non pas ethniques ou sociales. Les non-musulmans (orthodoxes,
catholiques, protestants, Juifs, etc.) étaient organisés en millet communautés semi-
autonomes pouvant développer librement leur langue, leur religion, leur culture, sous la
8
