Table Of ContentTRAVAUXD E LA MAISON DE L'ORIENT MÉDITERRANÉEN
N°34
Jean et Laurence JEHASSE
ALERIA
Nouvelles données de la nécropole
Tome I
Ouvrage publié avec le concours du Département de Haute-Corse
ainsi que la Région de Corse et le laboratoire LABIANA / IDIM de l'Université de Corse
REMERCIEMENTS
Les fouilles de la nécropole d'Aléria ont été exécutées sous le patronage du ministère de la Culture et
de la sous-direction de l'Archéologie en liaison avec l'Université Lumière-Lyon 2 et le CNRS (RCP 669),
ainsi qu'avec la participation active de l'Université de Corté et du laboratoire LABIANA/IDIM.
Le site de Casabianda appartient au pénitencier agricole de Casabianda qui, relevant du Ministère de la
Justice, a favorisé nos recherches en mettant à notre disposition des détenus pour aider à leur réinsertion.
Elles ont bénéficié du soutien décisif et généreux des Collectivités locales, de la Région Corse, et surtout
du Département de Haute-Corse présidé par M.P. Giacobbi, et des municipalités successives d'Aléria,
notamment du maire Ange Fraticelli, qui ne nous a jamais ménagé son appui.
Nous remercions aussi ceux qui nous ont apporté conseil et réconfort aux cours de ces longues
années exaltantes et difficiles, notamment nos amis de la Maison de l'Orient Méditerranéen et son créateur
Jean Pouilloux, qui a toujours suivi attentivement nos travaux, et Marguerite Yon, Thérèse Oziol,
Yves Calvet, Olivier et Marie-Laure Aurenche, Thérèse Monloup. Nous devons également beaucoup à
l'équipe que nous avons formée à Aléria, et qui a pris part avec passion à l'entreprise, Antoine Manenti,
notre contremaître, Michèle Manenti et Catherine Baldovini, les familles Capia, Carlotti, Piétri. Près
d'une centaine d'étudiants sont passés par notre Centre archéologique universitaire installé Maison Rossi,
où nous avons fait déposer la Bibliothèque Jérôme Carcopino. Une mention particulière est due aux
architectes qui ont suivi Paul Pironin, M. Borely, François Bady, Pascal Dumeril, Stéphane Mertens, et
Yvonne Sorlin-Rizakis, à qui sont dus les plans et dessins des sépultures, ainsi qu'à Florian Carrez.
Nos remerciements vont à Jean-François Salles, directeur de la Maison de l'Orient- Jean Pouilloux, et
aux directeurs des publications Marie-Ange Calvet, puis Rémy Boucharlat, pour avoir admis notre
ouvrage dans la collection TMO (Travaux de la Maison de l'Orient), et à leurs collaboratrices, Nelly Kalaï,
Sophie Marchegay, Christiane Michel qui ont eu la peine de la réalisation.
A tous nous disons merci.
J. et L. Jehasse
Lyon Aléria 2000
SOMMAIRE
TOME I
Introduction. Nouvelles données de la nécropole d' Aléria
Confirmations et nouvelles données 11
Le pays d'Aléria 13
La fouille. Difficultés et caractéristiques 15
Étapes de la prospection 17
Rites funéraires 18
Caractères politiques et sociaux 21
Dépositions masculines et féminines 22
Répartition chronologique des sépultures 24
Physionomie générale de la nécropole 24
Aléria II. Le mobilier funéraire et sa chronologie 26
La nécropole et ses leçons 26
Les questions posées 28
Première période. De 500-350 av. J.-C.
La céramique 3.1
Céramique attique 33
Céramique étrusque et étrusco-punique 40
Céramique à pâte beige rosé 41
Céramique modelée 42
Le métal
Le bronze 45
Le fer 48
L'or 49
L'argent 50
Objets divers 50
Bilan de la première Période, 500-350 52
Deuxième période. De 350 à 250 av. J.-C.
Le mobilier 56
La céramique 61
Céramique à figures rouges 62
Céramique surpeinte 66
Céramique à vernis noir 70
Céramiques communes, non vernies et modelées 74
Le métal 78
Le bronze 78
Le fer 79
10 SOMMAIRE
L'or 80
L'argent et le plomb 81
Objets divers 81
Bilan de la deuxième Période, 350-250 83
Troisième période. 250-150 av. J.-C.
La céramique 86
Le métal 87
Bilan de la troisième Période 88
Conclusion
Aléria à la fin du VIe siècle 90
La nécropole et les phases de son développement 92
La ville d'Alaliè/Alalia/Aléria et les Alérini 93
Catalogue 95
Annexe : Les graffites, par Jacques Heurgon 329
Bibliographie 365
Tableau récapitulatif des tombes 375
Tableau récapitulatif des objets 377
TOME II
Planches en couleurs I-XVI
Planches en noir et blanc 1-204
Tables des planches
NOUVELLES DONNEES DE LA NECROPOLE D'ALERIA
À la première publication par le CNRS en 1973 de 105 tombes, nous ajoutons aujourd'hui un
complément de 73 tombes datées des Ve-IIIe siècles, et provenant du plateau méridional d'Aléria Κ
Comme il s'agit pour près de la moitié de tombes collectives, c'est un total de 131 dépositions qui
ont livré près de 2500 objets regroupés sous 2200 numéros.
Cet ajout n'est pas seulement quantitatif. Il répond aux nouvelles données de la recherche insulaire
menée depuis 20 ans, notamment en Corse orientale où la création d'une Direction des Antiquités en 1971
nous a fait entamer une prospection systématique en protohistoire et permis de retrouver un peuplement
dense et continu depuis le Néolithique ancien.
Nous nous proposons donc d'étudier non seulement ces apports neufs qui s'insèrent dans un contexte
élargi, mais d'en faire la comparaison avec notre publication précédente 2 pour bénéficier d'une plus large
information assurant des perspectives plus sûres.
Car les problèmes posés sont complexes et nombreux :
- Dans quelle mesure ces données nouvelles confirment-elles les précédentes, précisent-elles les
phases chronologiques déjà reconnues, dégagent-elles des constantes ?
- Quel était le statut de la ville correspondante : comptoir ? colonie ? cité-État ? et quelles liaisons
entretenait-elle avec les puissances commerciales et politiques de la Méditerranée ?
- Quelle était l'origine d'une indéniable richesse ? grand commerce ? exploitation d'un domaine
essentiellement maritime et côtier ? mise en valeur intensive de tout un territoire ?
- S'agit-il enfin d'une ville « corse », ou progressivement « corsisée » au point de devenir lors de
la conquête romaine de 259 « la ville la plus puissante » de l'île ?
Confirmations et nouvelles données
L'archéologie ne cesse de vérifier cette vérité première : la Corse est une île, mais cette île n'est pas
grande comme la Sardaigne ni la Sicile, et les Anciens la minoraient encore en la plaçant au 6e rang, et
non au 4e, des îles méditerranéennes.
Malgré son relief alpin qui lui confère un climat original, les hautes vallées et les nombreux cols
ouvrant d'est en ouest permettent une relative mais certaine unité. D'autre part, ce relief tourmenté mult
iplie les secteurs défensifs, et fait éviter les razzias réduisant et dépeuplant totalement les petites îles,
comme il advint aux Lipari, à la fin du Néolithique, puis à l'âge du Bronze. Enfin, le jeu complémentaire
des vents et des courants marins valorise sa position dans le Bassin occidental, et la met en liaison facile
avec tous les continents circonvoisins. En témoignent les six itinéraires que nous avons précédemment
dégagés, notamment d'après le périple du Pseudo-Skylax :
La tombe 178, datée par son ustrinum de la fin du IVe siècle, est certainement une tombe à chambre, mais
n'a pu être fouillée.
Lorsque référence sera faite à J. et L. Jehasse 1973, La nécropole préromaine d'Aléria, XXVe supplément à
Gallia, CNRS, l'ouvrage sera appelé Aléria / (T.l à 105), lorsqu'il s'agira du présent livre, on emploiera
Aléria II (ΤΛ06 a 179).
1 2 LA NÉCROPOLE D'ALÉRIA
1 . Aléria-Elbe-Populonia ou Cosa.
2. Aléria-Antibes.
3. Aléria-Baléares-Levante et Andalousie.
4. Aléria-Baie de Naples.
5. Aléria-Iles Lipari-Détroit de Sicile.
6. Aléria-Palerme-Carthage 3.
Tel est l'environnement géographique d'un peuplement prénéolithique reconnu au IXe millénaire,
puis d'un Néolithique rapidement généralisé à l'île tout entière, où s'amorce le système corse traditionnel,
agro-sylvo-pastoral, aux trois étages s'élevant de la « plage » ou de la plaine ; puis de l'installation à
mi-pente ou du castellu sur éperon barré ; enfin de la « montagne » ou alpage. De là des contacts
complexes à l'intérieur d'un ensemble apparaissant comme poreux, et la précoce réduction d'une autarcie
microrégionale grâce aux échanges indispensables que provoquent les nombreuses différences de
productions locales d'une Corse granitique et d'une Corse schisteuse. Mais des échanges pacifiques ne
peuvent naître que de surplus consentis ou recherchés, qui tendront à valoriser des productions spécifiques,
agroalimentaires, forestières, métallifères. Ces contacts internes se multiplient d'autre part sous la
pression de contacts venus de l'extérieur qui entraînent des apports de groupes humains et le dévelop
pement de nouvelles techniques 4.
Dans cette perspective deux facteurs ont été déterminants. Les débuts précoces d'une métallurgie
insulaire sont un fait nouveau. Sur la butte d'Aléria, au lieu-dit Terrina, le travail du cuivre découvert par
H. et G. Camps est attesté dès 2600 avant notre ère, et ce travail résulte de la prospection de nombreux
affleurements de minerai permettant l'exploitation à ciel ouvert, non seulement en bordure de la plaine
orientale à Linguizzeta, mais dans la vallée du Tagnone et au piémont vers Pietroso et Vezzani.
Or les gisements de cuivre insulaires contiennent en association des pyrites de fer, et l'élévation de
température nécessaire à une telle fonte peut être ramenée de 1500° à 1200° par l'adjonction d'un calcaire
coquillier que l'on trouve par plaques au cœur de l'île, et surtout dans les plaines littorales, sans parler du
recours aux coquillages du rivage, notoirement abondants, au témoignage d'un portulan phénicien évoqué
par Aviénus. Aux débuts de l'âge du Fer, Phéniciens, Rhodiens, puis Étrusques, Chalcidiens et Phocéens
ont pu ainsi prospecter les gisements d'oxyde de fer latéritique dont on retrouve des traces d'extraction à
ciel ouvert, mais aussi ceux de plomb argentifère, d'arsenic et d'alun. De nombreuses scories de fer sont
attestées en Balagne, en Corse centrale et particulièrement sur la butte d'Aléria où a été trouvé un four à
fer du Ve siècle av. J.-C. 5
De cette métallurgie insulaire découlent de nouvelles perspectives sur l'habitat à l'âge du Fer. Les
cultures sur les plateaux et piémonts tertiaires, trop secs pour des récoltes abondantes, perdent de leur
intérêt au profit de l'exploitation des terres lourdes des plaines et deltas quaternaires que permet un
meilleur outillage. Si « aucune autre île n'est autant qu'elle couverte de forêts » (Denys le Périégète), les
clairières y gagnent en extension et en durée, et le pourtour des étangs se peuple d'habitats stables, où
s'étalent salins et pêcheries, ces « biens propres au salut des hommes » que les « Rhodiens », d'après
Strabon, recherchaient en Occident 6.
3. Sur la nécropole d'Aléria : Jehasse (J. et L.) 1973, Aléria I ; id. 1974b ; Jehasse (J.) 1978 ; id. 1979 ; id.
1980; id. 1982; id. 1983; id. 1984; id. 1985; id. 1987; id. 1991 ; id. 1993; id. 1995; J. et
L. 1995 a, b ; 1998.
4. L'environnement insulaire: Jehasse (J. et L.) 1976; id. 1979; id. 1980; id. 1982; id. 1984; Jehasse
(J.) 1985 ; id. 1989 ; id. 1994 ; Jehasse (O.) 1986b ; Jehasse (J. et L.) 1991 ; Gras (M.) 1985.
5. Camps 1998; Jehasse (M.-J.) 1985-1986.
6. Benoit 1965 ; Denys le Périégète, V, 457-459 ; Diodore de Sicile, V, 13 ; «Pendant quelque temps
maîtres des cités de Kurnos, (les Tyrrhéniens) recevaient en tribut des indigènes des résineux, de la cire et du
miel que l'île produit en abondance. Les prisonniers de guerre corses semblent l'emporter sur tous les autres
esclaves pour les soins de la vie courante... »
INTRODUCTION 1 3
On comprend aujourd'hui l'apparition des « cités » (poleis) qu'évoque Diodore de Sicile d'après des
sources provenant de Cumes au VIIe siècle av. J.-C. Il ne s'agit pas de cités-État à la grecque, mais,
comme en Épire ou en Thessalie, de « peuples vivant en bourgade » (Ptolémée), à l'habitat plus ou
moins saisonnier, et regroupés dans les secteurs plus ou moins vastes et variables que sont les pievi ou
cantons traditionnels. D'importance inégale, ces « peuples », que régit un système clanique, contrôlent
des chaînes de castelli protégeant leur domaine, et commandant aux frontières les passages et les cols. Tels
Monte Lazzo sur la Liscia, Sant'Angelo sur la Gravona, Terra Bella et Travaleto sur le Prunelli, Pozzone
sur le Rizzanese. Les vallées intérieures sont elles aussi gardées par des verrous, au débouché des cols, aux
carrefours, aux gués : ainsi Marze au Niolo, Rusumino sur le moyen Golo, Castellare sur le Tavignano.
Et de même en Corse orientale, où Castellare commande à la fois la rivière de Bravone et l'accès vers le
site de Tallone par le col de Corso, et la Corsiglièse. D'après la toponymie, les Corsi, dont le nom
rayonne à partir d'Aléria, ouvraient sur le bassin central de Corté par la Castagniccia au nord, et au sud,
par la région du Tagnone et du Fiumorbo 7.
Le pays d'Aléria
La géographie et, verrons-nous, l'histoire assurent au pays d'Aléria la plus large ouverture sur
l'ensemble insulaire. La « plaine » orientale, ou plutôt le plateau tertiaire incliné vers la mer
Tyrrhénienne, y connaît sa plus grande extension, évoquant un gros losange de 50 km sur 15 km de
largeur à la hauteur d'Aléria. Partout traversé par des fleuves côtiers, la Bravona, et surtout, au centre, le
Tavignano-Rhotanos avec ses affluents la Corsiglièse et le Tagnone, enfin par le Fiumorbo et l'Abatescu,
il est entamé notamment au sud par des deltas quaternaires riches en terres lourdes. Il se relie aisément aux
bassins de l'intérieur par un piémont tailladé par les gorges que s'y fraient les fleuves côtiers, et d'autre
part il procure de faciles accès à la mer Tyrrhénienne par de nombreux estuaires paisibles et tout un
chapelet d'étangs poissonneux 8.
À l'origine du peuplement, cette zone d'expansion, couverte d'après nos sources grecques de forêts de
chênes et de bruyères arborescentes impénétrables, n'était pas d'une fertilité évidente. Les terres lourdes des
deltas étaient souvent marécageuses ou inondées, et portaient une végétation exubérante. Quant au plateau
d'argile miocène, découpé en buttes ou teppe sculptées par l'érosion, il offrait des terrains très différenciés,
qui, brûlés de soleil au printemps, ne permettaient guère qu'un pâturage hivernal, et n'assuraient pas une
vaste exploitation, sinon quelque peu pour « le grain », et plus tard pour la vigne.
Mais ne nous étonnons pas si la double ouverture sur la Corse intérieure et sur la mer favorisait
malgré tout ces terroirs difficiles. Dès ses phases anciennes le Néolithique apparaît au rebord des étangs et
sur la butte même qui forme les plateaux d'Aléria, Maccelone-Terrina, et Casabianda. Le chalcolithique
d'Aléria-Terrina témoigne d'une très forte pénétration de matériaux importés, soit de l'île même comme la
rhyolithe, soit de l'extérieur sarde et tyrrhénien, avec l'obsidienne, le silex, et la pierre ponce. L'âge du
Bronze se laisse reconnaître non seulement dans les castelli du piémont, mais en plaine même avec des
haches de bronze à Mignataja, une perle d'ambre à Piedibernardo, des bracelets à tampon d'Alistro, et le
poignard de la Corsiglièse, et généralement une céramique plus élaborée et variée que dans le reste de l'île.
Avec le premier âge du Fer l'évolution générale s'accélère, touchant plaine et piémont, comme en
témoignent les fibules à double ressort d'Antisanti, Zalana, San Vincenti, proches du Tavignano ; les
bracelets et poignards d'Abbazia, au Fiumorbo ; et plus au nord les spectaculaires découvertes de Murato,
au Nebbio, qui par leur quantité et leur richesse créent un parallèle avec le site célèbre de Cagnano, où de
grandes sépultures collectives ont livré au début du siècle, par kilogrammes, un mobilier de bronze et de
perles porcelainiques.
7. Lamotte 1965.
8. Paskoff & Sanlaville 1984; Camps 1988 ; Gras 1985.
1 4 LA NÉCROPOLE D'ALEMA
Un progrès majeur de l'acculturation par la mer Tyrrhénienne postérieurement à la fonte du cuivre et
à celle du fer provient des cultures arbustives, dont le brusque développement est souligné par les
prospections de M. Reille dans les étangs Del Salé, Diana, Terrazzana 9. Ce qui confirme la leçon tirée de
plusieurs plats de bronze à rebord perlé découverts dans les grandes sépultures collectives de Cagnano, au
Cap, et de Murato, au Nebbio-Casinca, ainsi qu'à Aléria même. Réservés au raisin, au culte dionysiaque
de la vigne, au banquet aristocratique, et, pour les morts, au banquet d'immortalité, ces plats suggèrent
non seulement une importation du vin, qu'on reconnaît à des fragments d'amphores étrusques provenant
d'Alistro et Aléria, mais corrélativement la culture de la vigne 10. Or celle-ci impose tout un système
d' enclosures et de bornes délimitant les propriétés durablement fixées pour les protéger de la vaine pâture
et de la transhumance. La propriété collective recule dès lors devant des appropriations imposées par les
« puissants » qui par les échanges de ce précieux surplus, par troc ou déjà par commerce, s'assurent ainsi
de la richesse. On connaissait des « rois » chez les Ligures. Les douze « peuples » insulaires semblent
désormais soumis aux principes qu'évoquera Tite-Live, disons à une aristocratie locale de plus en plus
hiérarchisée, qui spécialise les productions agricoles, métallurgiques et artisanales, pour mieux s'ouvrir
sur l'extérieur, et s'imposer davantage à la Corse intérieure u.
Valorisé singulièrement par le jeu complémentaire des vents et des courants marins, le pays d'Aléria
apparaît ainsi au cœur des contacts, et c'est à partir d'Aléria que s'est nourri l'imaginaire antique 12.
La Corse n'apparaît-elle pas comme une île mythique ? Un antique Chœur des Iles la rattache
comme une sœur à Délos, une île jadis flottante. C'est le domaine du roi hésiodique Phorkys, père des
Hespérides et de Scylla ; l'une interdit la navigation au-delà de la Sicile ; les autres sont installées à un
extrême occident, que les découvertes font reculer de l'Italie à la Corse-Sardaigne, puis aux Baléares, à
l'Espagne, et très tôt aux Açores. Mais la Corse est encore à l'extrême septentrion, comme pays des
« fils de Borée » ; elle ferme au nord le triangle Tyrrhénien d'après Callimaque ; c'est le bout du monde,
où naviguèrent les Argonautes, le pays de la Gorgone, et de la porte des Enfers.
Des Mycéniens, que l'on sait alors présents en Tyrrhénienne et en Sardaigne, manquent encore les
preuves certaines, et l'on ne sait si les Anciens rapprochaient Rhodanos et Rho(t)anos, Alalia et Massalia.
Mais les Phénico-puniques n'ont pu ignorer l'île, et on leur doit sans doute des perles porcelainiques et
d'ambre. Féru d'antiquité, le poète alexandrin Callimaque évoquera au IIP siècle « Kurnos la Phénicienne,
(une île) non sans valeur », sans doute pour justifier la mainmise punique sur la Corse vers 277. Les
Étrusques semblent avoir eu des bases en Corse du temps de leur supériorité navale au VIIIe siècle et au
VIIe siècle, les kurniata dont Hézychus a conservé le nom. Il est même probable que ce sont eux qui ont,
d'après des amphores, introduit le vin en Corse, ou si l'on préfère la taille de la vigne, et de meilleurs
cépages. UHéroogonie d'Hésiode fait régner « sur les illustres Tyrséniens », « au sein des Iles divines »
Agrios et Latinos, les deux fils qu'Ulysse aurait eus de Circé. N'oublions pas le rôle de la rome étrusque
ni celui de Tarquin le Superbe qui à la fin du VIe siècle aurait ratifié le premier traité romano-punique
laissant la Corse « intermédiaire », - média -, entre les deux puissances. Très tôt sous la République,
Rome exilerait un Valerius (Torquatus ?) pour avoir violé la fille du roi de Chiusi. Et, au IVe siècle,
Théophraste la montrera en quête de bois pour ses constructions navales. À Tarquinia et à Caeré, qui joua
un rôle majeur dans la lutte contre les Phocéens qui avaient tenté de transférer à Alalia leur métropole vers
545-540, il faut ajouter au VIe siècle Vulci et son débouché Cosa ; et plus au nord cette Volterra, liée au
port de Populonia, et qu'une tradition déclare fondée par des Corses, et arrachée aux Corses par la cité de
Chiusi 13.
9. Reille 1977; id. 1984.
10. Gras 1985.
1 1 . Ptolémée, III, 2.
12. Textes dans Jehasse (O.) 1986.
1 3. Sur le 1er traité Rome-Carthage placé sous Tarquin, Gras 1985. La Corse « media », Servius, ad Aen. IV,
628. D'après Theophilos, au 3e livre des Italika, Valerius Torquatus viole la fille du roi de Clusium, in
Plutarque, Parallela Minora, 13B. Théophraste, Historia Planîarum, V, 8 : le texte des manuscrits porte
construire « une flotte », et non pas fonder « une colonie ». Sur Populonia, Servius, ad Aen.X, 172. Les
rapports entre Populonia et Aléria sont étroits à toute époque, cf. Minto 1943, Romualdi 1992.
INTRODUCTION 1 5
Les noms Corsi et Corsica sont pour Pausanias « indigènes et romains ». Sénèque rapprochait les
indigènes des Ibères, notamment des Cantabres, pour la langue et le costume. Et Salluste - mais d'après
quelle source ? - est le premier à citer la bouvière éponyme Corsa, une Ligure qui aurait suivi son
taureau parti à la nage vers les gras pâturages insulaires 14. De fait l'ancien fonds néolithique pourrait être
d'origine ligure d'après la toponymie. Mais à partir de la Cisalpine et de la vallée de l'Arno, la Corse a
reçu en vagues successives des apports indo-européens, notamment celtiques, d'après l'hydronymie et les
alternances vocaliques, ou l'onomastique conservée par Strabon et Ptolémée.
Les sources grecques ne sont pas moins parlantes. Les plus anciennes mentions gardent le souvenir
d'itinéraires gagnant le Bassin occidental par le relais de la presqu'île sallentine, au Cap Iapyge. Hécatée de
Milet note ainsi « Kurnos, île sous le vent de Borée au départ de la Iapygie », alors qu'on ne peut
atteindre la Corse qu'en contournant le Bruttium par le Cap Leucopetra, proche de la cité chalcidienne de
Rhegion, et qu'évoque précisément Avienus mettant « la Roche blanche » comme départ pour les eaux
corses. Placer la Corse « sous le vent du nord », c'est en faire la terre de Borée et de ses fils, les
Aborigènes ou Boreigonoi vivant une vie primitive et naturelle. Ce mythe sera durable, car on en retrouve
trace dans l'idéalisation rapportée par Diodore de Sicile : d'après des informations provenant sans doute de
Cumes et remontant au VIIIe siècle, on aurait dépeint les Kurniens d'après l'Âge d'Or, en les montrant
« contrairement à tous les autres Barbares se comporter selon la raison et la justice » 15. Idéalisation
poétique sans doute, mais aussi constat pratique d'interlocuteurs prêts à des échanges réglés, et un
commerce fructueux. Quant au nom Kurnos, il pourrait également être dû aux colonies chalcidiennes, le
toponyme étant attesté dans l'île d'Eubée en Carystie, une terre riche en châtaigniers : il pourrait rhabiller
le vocable indigène — et souvent reconnu phénicien - de Korn, d'autre part latinisé en Corsi, Corsica.
N'insistons pas sur Γ arrière-fond légendaire, les retours de la Guerre de Troie. Le héros Kurnos,
« fils d'Hercule » d'après Servius, est bien reconnu comme héros éponyme de l'Ile selon les termes
mêmes de l'oracle ambigu de Delphes : Kurnon-Ktisai signifiant soit « coloniser Kurnos », soit
« instaurer un culte à Kurnos » 16. Mais nous aurons à évoquer le culte de Demeter, qui comme
Artémis, Uni étrusque, et Tanit punique, semble un avatar de la Déesse-mère. Et aux côtés d'Héraklès,
celui d'Hermès-Mercure bien attesté dans la toponymie insulaire : c'est lui qu'on retrouve dans les
« piliers hermaïques » et « hermaphrodites » des stèles anthropomorphes corses qui vers le VIIIe siècle
représentent de véritables sculptures. Or nous avons fait déposer au Musée J. Carcopino une stèle
anthropomorphe en gabbro provenant de Saint-Antoine au débouché du Tagnone en plaine orientale.
Jonction politico-économique de cette plaine et de l'intérieur montagneux, Aléria en constitue également
la jonction culturelle, et le passage majeur d'une double interprétation, gréco-étrusque d'une part, et corse
de l'autre.
La fouille. Difficultés et caractéristiques
Les difficultés rencontrées expliquent les limites et retards de notre exploration. La recherche sur les
buttes dominant l'étang del Salé ont dû s'interrompre en raison d'une mise en valeur agricole intense dans
le pénitencier de Casabianda. Nous avons dû nous cantonner à l'ouest de la route nationale Ν 200. Mais
ici encore la zone comprise entre la colonie romaine et Casabianda, aux lieux-dits Terrina-Macellone, qui
ont fait l'objet d'une difficile expropriation, n'offrait pas encore une protection assurée du fait des rôdeurs,
sinon des pillards. La fouille méthodique devait être rapide. On ne pouvait laisser à découvert ni objets ni
squelettes, et chaque tombe devait être veillée jour et nuit.
14. Pausanias, X, 8 ; Sénèque, ad Helviam, VII, 8 ; Salluste, frgt.
15. Sur le rôle capital des cités chalcidiennes à Pithecusses et Cumes, cf. Büchner & Ridgway 1993 ;
d'Agostino 1994.
16. Sur Kurnos, Servius, ad Eclog. IX, 30 ; Kurnon ktisài, in Hérodote, I, 167. Sur la stèle anthropomorphe :
Jehasse (J. et L.) 1994b.
1 6 LA NÉCROPOLE D'ALÉRIA
À ces difficultés s'ajoutaient celles du manque de personnel qualifié, - les spécialistes que nous
avions formés devenant employés départementaux du Musée J. Carcopino, et voués au gardiennage.
Financièrement enfin, la valorisation de la préhistoire par les instances régionales faisait considérer
comme périphérique le site d'Aléria, malgré les efforts incessants de Jean Luisi, comme président de
l'association « Les Amis d'Aléria », et de P. P. Santini, président du Groupement des sociétés
archéologiques. Le problème consistait ainsi à protéger des structures géologiques éminemment friables et
immédiatement ravinées sous l'action de l'eau ; et finalement à dépenser en couverture résistant à la pluie
et au vent une large partie des subventions accordées pour la fouille.
La recherche d'un plan ordonné de la nécropole par rapport à la voie funéraire antérieurement
découverte sur un tronçon, n'allait donc pas de soi. Un décapage général n'aurait conservé ni structures ni
évidements. Nous avons d'abord procédé par carrés de 8 mètres de côté en décapant la terre arable à la
recherche d'indices révélateurs, où l'expérience nous a fait rencontrer tantôt des zones de pierres amassées
au-dessus des portes de briques crues, tantôt un sol rougi par les ustrina en raison des oxydes ferriques
qu'il contient. Pour les tombes à incinération, nous avons appris à distinguer, du remplissage, la paroi
vierge du loculus. En repérant de la même manière l'orientation de l'ensemble des chambres et dromos,
nous sommes progressivement descendus, d'abord au niveau de la voûte effondrée, puis à celui des
banquettes, enfin du sol, parfois à 4 ou même 5 mètres de profondeur.
Datation des 73 tombes, 131 dépositions
lre Période. 500 à 340 av. J.-C.
36 tombes, 49 dépositions. 23 tombes à chambre, 2 incinérations.
475-450 : T. 134, 1.42A, 152A, .1.55 A.
450-425 : T. 109, 1.16A, ΠΜ, 142B, .144, 145A, 14$A, 147A, 1.48A, .157, 15.8A, 161 A, 1.75A.
425-400: T. 106, 107, 110, 111, 112, 113, 115, 116B, 118B, 120, .1.25 A, 1.27A, 128A, 135.
145B, 146B, 148B, 152B, .153, 155B, 1.59A, 164A, 1.67AB, 175B.
400-375 : T.116C, 126, 129A, 132, 147B, 154A.
375-340: T.154B.
2e Période. 340 à 259 av. J.-C.
27 tombes, 70 dépositions. 14 tombes à chambre, 8 incinérations.
340-325 : T.1.14AB, 129B, 143, 147C, 168A, 1.7.7A, .179A·
325-300 : T.114CDE, 1Π, 1180,119,121, 122A, 128B, 140, 154C, 155C, 156A, 158B, 164B,
168B, 169, ΠΟΑ, .172, .1.73 A, .174A.B, .176A, 177BCD, 179B.
300-275: T.122B, 123, 125B, 129C, 130,113,136,137, 142CD, 148CD, 151, 152C, 154D,
156B, 158C, 159B, 160, 161B, 168C, 170B, 171, Π3Β, 176B, 177E, 179C.
275-250 : T.127C, 131, 147D, 148EF, 152D, 163.
3e Période. 259 à 150 av. J.-C.
10 tombes, 12 dépositions. 1 tombe « terrier », 4 incinérations.
259-225 : T.141, 147E. 149, 162, (165).
225-200 : T.129D. 139, 150.
200-175 : T.JL08, 138, 166.
175-150: T.124.
Les numéros des tombes à chambre sont soulignés d'un pointillé, ceux des tombes à incinération
d'un trait continu.
Car le comblement général des tombes à chambre s'est effectué par remplissage progressif, et parfois
par effondrement brutal. Ainsi s'explique le mauvais état des objets placés au centre, et la relative
protection des dépôts latéraux, notamment aux angles. Dans la mesure où certaines tombes ont été
réouvertes à 20 ou même 50 années de distance, elles devaient être renforcées par une couverture extérieure
