Table Of Content1975, août, chez Idi Amin Dada, Kampala, Ouganda.
Contrecoup de l’arrivée de la vidéo : sur l’actualité immédiate, la télévision n’aura bientôt plus de concurrence. L’époque d’un
certain journalisme est révolue. Le métier est en train de changer, d’évoluer d’une façon irréversible. J’ai l’impression dans
ce grand pas en avant de revenir en arrière. Avec le film, nous étions depuis longtemps libérés du cordon ombilical qui nous
reliait au magnétophone. Avec la vidéo, nous voilà portant un matériel plus lourd et à nouveau « ligotés » avec le preneur de
son par un fil encombrant.
1976, février, Djibouti,
Territoire français des Afars
et des Issas.
En reportage, il est nécessaire de
marquer une distanciation par
rapport au sujet. Être au cœur
de l’événement et en même temps
devoir prendre du recul. Pouvoir
se permettre aussi un temps de
réflexion avant la diffusion. Je me
sens pris de plus en plus dans un
engrenage boulimique d’images,
contraint de travailler à la hâte au
détriment d’un approfondissement
de l’analyse.
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1977, septembre,
Naples, Italie.
J’aimerais partir seul, longtemps.
Traiter un sujet pendant plusieurs
semaines, plusieurs mois. Me
fondre dans le décor, devenir une
présence acceptée. Pouvoir me
dégager des contraintes. Avoir
cette « gratuité » dans la tête. Mais
quand les choses ne dépendent
que de vous, il faut du courage,
de l’opiniâtreté, de l’organisation,
de l’humilité aussi. Il ne faut pas
croire que tout est facile parce
qu’on travaille en dilettante, sans
commande.
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1978, avril, sur les rives du fleuve Maroni,
Guyane française.
Je ne me dis jamais : « Qu’est-ce que je fais là ? » Par contre, j’ai souvent du
mal à me convaincre que ce que je filme est bien réel. Certaines séquences
en reportage prennent tout à coup une dimension théâtrale extraordinaire,
complètement inattendue, comme « fabriquée ». C’est comme si la vie faisait
du cinéma ! Ma curiosité me fait mesurer mon ignorance, mon inculture.
J’ai souvent honte quand je reviens de reportage. Comment connaître suffi-
samment un sujet pour le réaliser en quelques jours, sans qu’il ne soit pas
complètement superficiel ?
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1978, février, Iguaçu, Paraguay.
Retour d’Argentine. Tension, délation, ambiance indicible. Amnesty Inter-
national annonce 25 000 disparus. Je me heurte à cette difficulté de témoi-
gner avec une caméra. Comment rendre l’atmosphère de cette dictature
répressive ? Sentiment d’échec. Émotion et colère muettes que je cherche à
libérer dans la douceur des gestes, la tendresse des regards.
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1979, avril, Phnom Penh, Cambodge.
Les blindés avancent au pas sur la route n°1 défoncée par les trous d’obus.
Cette même route que nous avons empruntée avec ma famille sous escorte
militaire trente-deux ans auparavant. Campagne déserte, champs à l’aban-
don, rizières desséchées, paysage comme frappé par un cataclysme.
Colonnes de fumée dans le lointain. Des combats sporadiques entre
Khmers rouges et Vietnamiens continuent encore dans les régions occi-
dentales du Cambodge, proches de la frontière thaïlandaise. Quatre ans
d’un régime d’enfer sous la férule d’un despote ont ruiné ce coin paisible
du monde. La nouvelle de la chute du régime de Pol Pot s’égrène peu à peu
dans tout le pays. Chaque jour plus nombreux, des Cambodgiens affluent
jusqu’aux portes de la ville encore interdite à la population. Consternation
en pénétrant dans Phnom Penh. La ville est déserte, totalement vidée de
ses deux millions d’habitants. Un choc indicible que je n’oublierai jamais.
Vision d’apocalypse. Immeubles complètement effondrés, maisons incen-
diées, magasins pillés, immondices en putréfaction, odeurs pestilentielles.
De la banque centrale soufflée à la dynamite, des liasses de billets s’épar-
pillent aux quatre vents des coffres-forts éventrés. Autour du grand mar-
ché central, des arbres ont poussé entre les interstices du béton. Au stade
municipal, empilements de voitures sur plusieurs mètres de hauteur. Dans
un lycée, une corde oscille au bout de sa potence dressée au milieu de la
cour. Salles de classe transformées en cellules et en chambres de torture. Sang
coagulé sur le sol. Amoncellements d’ossements, de crânes. Photos. Je
reconnais là mon ancienne école. Je suis emporté par mille pensées funè-
bres. De temps en temps, une rafale de mitraillette claque dans le silence
pesant. Des pillards hantent la ville, ombres subreptices. Agitations fur-
tives. Groupes de prisonniers khmers impassibles, enchaînés entre eux
dans des avenues vides. Blindés vietnamiens en faction aux carrefours
des artères désertes. Phnom Penh, ville fantôme, quel démon a frappé tes
habitants ? Phnom Penh, ville saccagée, où est la douceur pacifique de
ton peuple ? Phnom Penh, ville de mon enfance que je retrouve le cœur
serré.
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1979, mai, Viêtnam.
Camp de rééducation perdu en pleine jungle à cent cinquante kilomètres au
nord de Saigon. L’homme est assis, résigné et craintif. Dans ses yeux éper-
dus, la tension, la méfiance. Une méfiance qui semble un appel de détresse.
« Ni Soviétique, ni communiste, Français et journaliste. » La présentation
sommaire, sous forme d’un rituel à peine déguisé, estompe quelque peu ses
craintes. « J’étais chirurgien-dentiste à Saigon. Je n’avais jamais combattu.
On m’a fait endosser un treillis et on m’a donné une arme au dernier
moment. Les bôdoïs [fantassins de l’armée nationale vietnamienne] étaient
aux portes de la ville. J’ai été fait prisonnier avant d’avoir tiré un coup de
fusil. Je suis ici depuis quatre ans… »
Par la fenêtre de la case, j’aperçois le groupe des autorités du camp faire
les cent pas. On leur a demandé de sortir. Exigence à laquelle nos sbi-
res ont cédé non sans réticence. Ils attendent, impatients, le regard rivé
sur notre paillote. Il faut faire vite pour ne pas attiser leur suspicion. La
sueur perlant sur le front mais rendu plus en confiance, notre « homme
nouveau » confie à voix basse : « Ils appellent ça un camp de rééducation.
Ne vous fiez pas à ce que l’on vous a dit ou montré. Ici, c’est un camp de
concentration, régime de travaux forcés où la torture existe. J’ai été battu
plusieurs fois… [Il montre des stigmates sur son corps.] Beaucoup de mes
camarades sont morts d’épuisement… » La caméra reste à mes pieds. Il n’y
aura pas d’enregistrement. Avant de nous quitter, une version officielle est
convenue entre nous dans l’espoir de lui éviter d’éventuelles représailles
par ses geôliers. Vaine illusion ? On se quitte. L’entretien a duré tout juste
quatre minutes. Depuis, je me demande souvent ce que cet homme est
devenu. Je ne connais même pas son nom. Juste une photo.
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Description:1975, août, chez Idi Amin Dada, Kampala, Ouganda. Contrecoup de l'arrivée de la vidéo : sur l'actualité immédiate, la télévision n'aura bientôt plus de