Table Of ContentUN ANGE CORNU
AVEC DES AILES DE TÔLE
Collection dirigée par Hubert Nyssen et Sabine Wespieser
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© LEMÉAC, 1994 ISBN 2-7609-1761-4
ISBN ACTES SUD 2-7427-0851-0
Illustration de couverture :
Claude Verlinde, Le Jardin des délices, 1977 (détail)
© ADAGP, 1996
MICHEL TREMBLAY
UN ANGE CORNU
AVEC DES AILES
DE TÔLE
récits
Pour François Mercier qui, quand je doute,
trouve toujours les mots pour m’encourager.
… — Personne n’est capable de raconter une histoire exactement comme
ça s’est passé. On arrange. On essaie de retrouver l’émotion première.
Finalement, on tombe à coup sûr dans la nostalgie. Et s’il y a une chose
qui est loin de la vérité, c’est la nostalgie.
— Donc, ce n’est pas votre histoire.
DANY LAFERRIÈRE
Je ne suis certain de rien, sauf de la sainteté des sentiments du Cœur et
de la vérité de l’Imagination.
JOHN KEATS
EN GUISE D’INTRODUCTION
Rêvez-vous, comme moi, dans le style de l’auteur que vous lisiez avant de
vous endormir ? Si oui, enfourchez mon joual le plus tard possible, le
soir, partez avec dans votre sommeil, il est plus fringant que jamais
malgré les bien-pensants et les baise-le-bon-parler-français, il piaffe
d’impatience en vous attendant et, je vous le promets, il galope comme
un dieu ! Voyez-vous, j’aimerais pouvoir penser que j’ai la faculté de
faire rêver, moi aussi.
M. T.
Les origines de ma mère sont compliquées et mystérieuses. Née à Providence,
dans le Rhode Island, d’une mère Cree francophone de Saskatoon (Maria
Desrosiers), mais qui parlait très mal le français, et d’un marin breton vite
disparu dans l’abîme du souvenir (un dénommé Rathier dont je n’ai jamais su le
prénom), elle fut élevée dans un petit village de Saskatchewan par sa grand-mère
maternelle, parce que Maria Desrosiers-Rathier avait décidé de rester aux États-
Unis, pour travailler, disent certains membres de ma famille, pour faire la vie,
prétendent les autres, et parce que ses enfants étaient dans son chemin. Elle les
avait donc mis sur le train et était restée à Providence où l’argent était sûrement
plus facile à trouver que dans le fin fond de l’Ouest canadien.
Comment ma mère s’est-elle retrouvée à Montréal au début des années vingt
pour épouser mon père ? Je l’ignore. Je pourrais téléphoner à l’un de mes frères
pour le lui demander, mais je préfère penser appel du destin, fatalité
incontournable et aventures rocambolesques à travers l’Amérique traversée deux
fois à la recherche de l’amour et du bonheur… Je suis un enfant de Jules Verne,
de Hector Malot et de Raoul de Navery, et j’ai toujours supposé avoir une mère
de roman d’aventures.
Petit, j’essayais d’imaginer ce qu’aurait été la vie de ma mère si elle était
restée en Saskatchewan. Qui aurait-elle épousé ? Qui donc aurait été mon père ?
Et quand j’ai compris qu’il fallait être deux pour faire un enfant, que sans cette
rencontre je n’aurais pas existé, j’ai connu ma première crise existentielle. Le
hasard avait donc tant d’importance dans la fabrication des bébés ? Si ma mère
était restée en Saskatchewan, mon père aurait rencontré une autre femme et je
n’aurais pas été là, moi, à me demander pourquoi ils ne s’étaient pas rencontrés ?
J’avais failli ne pas voir le jour et personne ne semblait s’en formaliser ?
La Saskatchewan a toujours flotté dans l’appartement de la rue Fabre, puis
celui de la rue Cartier, gigantesque fantôme aux couleurs de blé mûr et de ciel
trop bleu. Quand maman nous racontait les plaines sans commencement ni fin,
les couchers de soleil fous sur l’océan de blé, les feux de broussailles qui se
propageaient à la vitesse d’un cheval au galop, les chevaux, justement, qu’elle
avait tant aimés, avec un petit tremblement au fond de la voix et les yeux tournés
vers la fenêtre pour nous cacher la nostalgie qui les embuait, j’aurais voulu
prendre le train, le long train qui prenait cinq jours pour traverser tout le Canada,
la mener au milieu d’un champ sans limite bercé par le vent du sud et le cri des