Odilon Redon: Catalogue Raisonné de l'Oeuvre Peint et Dessiné, Volume II: Mythes et Légendes

205 Pages·1994·925.5 MB·French

by  Alec Wildenstein

ODILON
CATALOGUE RAISONNE
LÉGENDES
MYTHES ET
WILDENSTEIN INSTITUTE
LA BIBLIOTHEQUE DES ARTS, PARIS
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ODILON REDON
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ALEC WILDENSTEIN
ODILON
REDON
CATALOGUE RAISONNÉ
DE L'ŒUVRE PEINT ET DESSINÉ
Volume II
Mythes et légendes
Texte et recherches
Agnès LACAU ST GUILY
Documentation
Marie-Christine DECROOCQ
WILDENSTEIN INSTITUTE
Paris
Pégase (n°987) ►
© Wildenstein Institute, Paris, 1994 ISBN2-908063-11-5
-
La Bibliothèque des Arts, Paris ISBN2-85047-246-8
-
Tousdroitsdereproduction,sousn'importequelleforme,strictementréservés
IÏIAÏ?
ABRÉVIATIONS
SOMMAIRE
Abréviations VI
Avant-propos IX
Introduction XIII
CATALOGUE RAISONNÉ
I. Le Mythe 3
LaNaissance de Vénus 5
La Captive 13
Ève 21
Nus: féminins, masculins 25
Apollon et le Chardusoleil 53
La Chute de Phaéton 63
Le Désespoir d'Orphée 67
II. LaFable 73
LaMort d'Ophélie 75
L'Ange et l'Homme ailé 83
Pégase, le cheval ailé 111
Cheval,chevaux etcavaliers 123
III. LeFantastique 145
LeFantastique (introduction) 147
Le Fantastique d'atmosphère 151
Le Cauchemar 171
La Mort 201
Le Fantôme 215
IV. Le Monstre 227
Le Monstre (introduction) 229
L'Homme végétal 231
Le Serpent humain 241
Gnomes et cyclopes 251
ASM A Soi-Même repr. reproduit Chiron, le centaure 261
Héroscontremonstres 275
CdA Connaissance desArts Sbd signé enbas à droite
Donation DonationAn etSuzanneRedon Sbg signé en bas àgauche V. Le Rêve 289
Le Rêve (introduction) 291
GBA Gazettedes Beaux-Arts s.d. sans date Rêveries marines 293
H.D. Hôtel Drouot s.n. sans numéro Rêves d'animaux 301
Le Papillon ou l'éphémère 305
M. André Mellerio (Odilon Redon,
Paris, 1913)
Bonger André Bougeretsesamis (1972) ANNEXES
O.R. Odilon Redon Expositions 321
Krôller-MïLller Collection de MmeH. Krôller-
Miiller (1921) Bibliographie 347
coul. couleur Hahnloser Collection Hahnloser (1973) Index destitres des œuvres 368
couv. couverture Woodner Les dessins de la collection Indexdes noms propres 375
Woodner (1987)
hors cat. hors catalogue Table des planches couleurs 381
Créditsphotographiques 382
h.t. hors texte
VII
VI
AVANT-PROPOS
En
octobre 1992, le Wildenstein Institute publiait le premier volume du catalogue raisonné de
l'œuvre d'Odilon Redonet l'intitulaitPortraitsetfigures. Cenouveauvolume est consacré aux
mythes et auxlégendes, à la fable et au fantastique dans l'œuvre du peintre. Il sera suivi, dans les années
prochaines, des deux derniers volets de l'entreprise, centrés cette fois autour des vases de fleurs et
paysages, des carnets de dessins et décorations murales.
Ainsi que nous l'exposions dans l'avant-propos du premier volume (pp. IX-Xl), le parti pris dans
l'établissement de cette étude de l'œuvre de Redon est le plan thématique. Contrairement à l'usage
qui veut que le catalogue raisonné d'un peintre soit établi suivant un plan chronologique ou selon une
répartition ordonnée par techniques, l'option ici retenue est en effet le classement par thèmes et motifs.
Laraisonpremière decechoixdécoulede l'absencededates: Redonnedataitpas sesœuvres,saufexcep¬
tion — laquelle concerne une centaine d'œuvres sur plus de deux mille cinq cents recensées, ce qui est
peu.
Redon ne datait pas ses œuvres, mais consignait, de façon fort détaillée semble-t-il, les étapes de
son travail dans un livre de raison. Jusqu'en 2002, le manuscrit demeure sous scellés à la Bibliothèque
littéraire Jacques Doucet de Paris. Ce qui, par définition, interdit sa consultation, encore plus sa publi¬
cation, ou du moins l'utilisation qui pourrait en être faite dans toute étude concernant Redon et son
œuvre.
Mais le livre de raison eût-il été consultable, nous n'eussions sans doute pas, ou peu, changé notre
choixd'organiser ce catalogue parthèmes etsujets, symboles et idées—propos nousparaissant le mieux
correspondre à l'art de Redon, art cérébral s'il en est. Propos certes non exempt d'ambiguïté, notam¬
ment en ce qui concerne la distinction fragile entre le thème-sujet et le thème-motif qui ne nous a pas
échappé et dont nousnous sommes expliqués dans le premier volume (p. IX). C'estpourquoi, dans celui-
ci également, le schéma formel a pu parfois prévaloirsur le fond: les nus, féminins et masculins (nos 770-
848), voisinent avec les divinités, les chevaux (nos 991-1024) avec Pégase (nos 977-990) qui fait suite aux
hommes ailés de la fable — à cause des ailes (nos 908-966). C'est pourquoi aussi la fable shakespearienne
d'Ophélie (nos 891-907) s'enchaîne avec le mythe d'Orphée (nos 880-890): deux visages aux yeux clos
emportés sur les eaux, évocateurs du thème de la tête coupée, par ailleurs objet d'un chapitre (nos 1099-
1151) dans les pages consacrées au fantastique.
Le
mythe, la fable, le fantastique, le monstre, le rêve: cinq parties pour un second volume qui
résume peut-être le mieux l'art de Redon, son génie du fusain autant que sa maîtrise de la
couleur, et permet d'approcher l'être qu'il fut, meurtri puis guéri, hanté par l'obsession de la chute, du
néant, de la mort, puis porté par son aspiration à l'élévation, à la vie, au bonheur.
Le premier volume s'était achevé sur la figure de Pandore (n° 724). Le deuxième s'ouvre sur une
mêmelonguesilhouette dénudée,maisquicettefoissenommeVénus (n°730). Il seterminerasurl'image
d'un papillon et d'une fleur (n° 1332), prologue en quelque sorte au volume III, en partie consacré aux
bouquets et natures mortes.
Entre les deux œuvres, entre Vénus qui naît à la vie en se libérant de la conque, et le papillon qui
s'envole dans un chatoiement de couleurs éclatantes, c'est un cheminement à rebours de ce que nous
pensons être l'évolution mentale et artistique de Redon — des Noirs à la couleur, de la mort à la vie —
Méditationaufakir(n° 1052)
IX
VIII
puis une remontée vers la lumière qu'aura suivis le plan du catalogue. Après la flambée de couleurs et
de vie que sont les mythes de Vénus (nos 730-744) et d'Apollon (nos 849-871), c'est une lente descente
vers les ténèbres qui commence avec la chute de Phaéton (n05 872-879), le désespoir d'Orphée (nos 880-
890), la mort d'Ophélie (nos 891-907), en passant par la malédiction des anges vaincus par leurs propres
ailes qui les clouent au sol (nos 921-949), puis par l'anéantissement de Bellérophon victime de sa déme¬
sure (nos 967-976), pour parvenir aux Noirs sinistres et sans espoir (nos 1052-1180). Seul Pégase (nos 977-
990), à la frontière des sombres fantasmagories de Redon, aura éclairé l'œuvre une dernière fois de sa
triomphale impétuosité.
La couleur qui a présidé à la naissance de Vénus, à l'ascension d'Apollon mais aussi à la mort de
héros infortunés du mythe ou de la fable s'éteint. L'œuvre de Redon plonge alors dans un noir halluci¬
nant et désespéré au cœur duquel se débattent les personnages les plus étranges, les plus tragiques, mais
aussi les plus poignants de Redon qui semble les avoir arrachés du plus profond de son être.
Après le fantastique, le monstre (nos 1181-1285) encore plus invraisemblable, mais moins angois¬
sant malgré son corps contrefait et ses intentions malignes, car extérieur au «moi» le plus intime de
Redon. Après le monstre, le rêve (nos 1286-1332) et de nouveau la couleur. Mais seuls rêvent des ani¬
maux: animaux du fond des mers, de la ville et des airs. L'homme, peu à peu, a disparu.
Le mythe, la fable, le fantastique, le monstre et le rêve: cinq parties pour rythmer six cent deux
œuvres dont certaines peuvent procéder de plusieurs de ces parties — tels les centaures (nos 1234-1261)
ou les cyclopes (nos 1232-1233), monstres de la mythologie; le gnome, monstre de la fable wagnérienne
(nos 1218-1219); le végétal humain, monstre fantastique (nos 1181-1197). Sans doute importe-t-il peu. Un
mythe n'est-il pas un récit fabuleux conçu dans le creuset des légendes universelles?
En ce qui concerne les notices techniques1, complément obligé des œuvres, toutes reproduites,
leurdisposition n'aguèrechangéparrapportàcelleprécédemmentadoptée(voirvol. i).Après
le titre souvent suivi d'un commentaire, sont indiqués la technique, le support s'il s'agit d'une huile —
lesdessins,pastels,aquarellesétantcommunémentsurpapier,saufexception alorsprécisée—,lesdimen¬
sions — données en mètres —, la signature ou le monogramme, la date s'il y a lieu.
Viennentensuite les expositions, labibliographie, l'historique de l'œuvre. Lesexpositions sontclas¬
sées chronologiquement, des plus anciennes aux plus récentes. Le titre de la rétrospective, les lieux où
elle se tient — c'est-à-dire la ville et les musée ou galerie, cette dernière mention étant omise lorsqu'il
s'agit d'expositions itinérantes —, la date, sont précisés, ainsi que le numéro alors attribué à l'œuvre
exposée. Pour ce qui est des expositions monographiques, elles sont indiquées par les seules initiales de
Redon (O.R.) sans autre précision de titre, suivies de la ville seule, de la date, du numéro de catalogue.
La bibliographie suit un schéma semblable, à la différence que les études monographiques sont
mentionnées par le nom de l'auteur et non plus par les initiales de Redon. Une liste des abréviations
employées, un index des expositions et de la bibliographie, placés respectivement en début et en fin de
volume, complètent l'ensemble des notices.
Quant à l'historique de l'œuvre, il est également établi de façon chronologique, la dernière men¬
tion devant être comprise comme la dernière localisation connue. S'il s'agit d'un musée, il est alors
indiqué en capitales en bas de la notice. Enfin, une date peut accompagner un nom de personne ou de
lieu: 1984 signifie qu'à cette époque, nous avions confirmation que telle œuvre se trouvait à tel endroit.
Dix ans plus tard, elle peut s'y trouver encore, ou ne plus y être.
Maintenant, est-ilvraimentsage desuivre l'exemplede Huysmans? Aimerperdrepied avecRedon.
Et avec lui voguer dans le rêve.
1 Enraisondesimpératifs defabrication,lesrecherchess'arrêtentendécembre 1993.
Têteauréolée (n° 1110)
X XI
INTRODUCTION
Au
cœur de l'homme étaient les ténèbres et la mort; au centre de son œuvre est le noir. Savie
auraétéuneluttedouloureusepourselibérerde sespeurslesplusintolérables,deseschagrins
les plus profonds. Il en sortit vainqueur et son art irradia la couleur.
L'homme est Odilon Redon, né le 22 avril 1840 à Bordeaux où ses parents viennent de s'installer,
de retour de Louisiane h Lui est emmené loin de la ville, dans le manoir familial de Peyrelebade. Il a
quelques jours, il y restera plus de dix ans. Quelles qu'aient été les raisons de cet éloignement — médi¬
cales ou familiales —, que cette séparation ait été jugée nécessaire pour le bien de l'enfant, celui-ci la
vivra avec amertume, s'en souviendra comme d'un abandon, la ressentira comme une exclusion. Un
refus. Celui d'être admis dans le cercle familial — qu'il réintégrera, mais trop tard pour y trouver plei¬
nement sa place. De là peut-être ces figures d'une tristesse blafarde, figées derrière une fenêtre fermée
àjamais pour celui qui attend dehors, immobile et désenchanté (n° 1064). A l'intérieur, doivent se trou¬
ver la chaleur, la tendresse, la protection d'une famille, et surtout celles d'une mère. A l'extérieur, ne
peut se rencontrer que le vide hostile de l'inconnu.
APeyrelebade, Redon grandit dansune solitude inhabituelle pour un enfant. Au loin, à Bordeaux,
vivent ses parents et son frère aîné Ernest. Entre eux, s'étend la lande. Redon s'yréfugie, y cache peut-
être ses larmes et ses peurs, ses rêves aussi, ou déjàses cauchemars. Mais ilen dépasse rarement les fron¬
tières, durant ces onze ans d'une enfance amputée. A sept ans, il va à Paris, accompagné d'une femme,
laquelle n'est pas sa mère, mais une gouvernante qui l'emmène au Louvre. Seuls les tableaux les plus
douloureuxretiennentsonattention—dumoinsledira-t-ilplustard.EncorequatreansetOdilonRedon
quitte Peyrelebade, vient habiter Bordeaux pour aller à l'école et en pension, ce qu'il déteste, comme il
détestera plus tard les ateliers, les cours. Les contraintes. Il devra pourtant se plier à celles de la guerre
de 1870 qui l'appelle sous les drapeaux. Ilse bat, est blessé, en retire un étrange sentiment de plénitude:
«La vie de soldata misfin à une recherche inquiète [...] c'estma date véritable du vouloir», écrit-il à son
ami Edmond Picard en 1894; «quant à moi, cette date est aussi celle de ma propre conscience», redira-
t-il à Gérard Jean-Aubry en 1914.1870 ouvre pourtant la période la plus déchirée de sa vie.
Auparavant, il a parcourules Pyrénées dont les vides immenses satisfont son attirance pour la soli¬
tude; à Bordeaux, il a rencontré Rodolphe Bresdin qui lui apprend la gravure; il s'est hé d'amitié avec
Armand Clavaud qui lui fait découvrir les enchantements de la littérature et les mystères de la science.
Il dessinebeaucoup; exposepeu encore; écrit déjà. Mais le succès est encore loin, lareconnaissance plus
encore; quant à la fortune, ou du moins l'aisance, il ne saurait en être question pour l'instant.
L'instant, ce sont dix, quinze longues années passées entre Paris et Peyrelebade durant lesquelles
naissent les Noirs, fusains et lithographies. «Ses ombres», disait Redon lui-même. Ses ténèbres, pour¬
rions-nous dire. Ténèbres qui mènent au bord de la mort de l'esprit. Redon refusera toujours obstiné¬
ment de parler de lagenèse de son œuvre noire. Il se tait ou biaise lorsque la question lui estposée. Pou¬
vait-il en être autrement? Pouvait-il parler de ses craintes, de ses terreurs, de ses angoisses de mort et de
destruction? Pouvait-il décrire cette tristesse infinie qui envahit son existence pendant de très longues
années? Ilsetaitsur sesnoireschimères avecla mêmeobstinationqu'ilsemet à écrirepour—consciem¬
ment ou non— reconstruire sa vie, créer une autre histoire. Que contredisent les fusains. Trop doulou¬
reux, trop angoissants pour être nés de la seule réflexion. Pour avoir poliment suggéré dans un article
écrit en 19072 que l'inconscient pouvait aussi avoir sa part dans le processus créatif de Redon, Francis
Jammes s'attira le mécontentement de son ami, ce qui les mena à la rupture.
L'œuvre de Redon ne s'est pas uniquement nourrie de sa névrose, il est vrai. Redon est certes un
Œil-ballon (n°1098)
XII XIII
isolé, un homme meurtri, inconsolé, souvent malmené par son époque et ses chantres: «Monsieur Odi¬ laguerre, «la datedu vouloir», etmalgré la promesse debonheurque lui apportelemariage avecCamille
lon Redon nous dessine un œil qui vagabonde dans un paysage amorphe au bout d'une tige et les com¬ Faite en 1880 (vol. I, pp. 11-17).
mentateurss'assemblent»,ironise méchammentcette mauvaiselangue d'OctaveMirbeau—quiplustard Que d'allusions à la claustration, à la castration, au désespoir de vivre, à la douleur du mal-aimer !
fera amende honorable auprès de Redon —lors de la huitième exposition des impressionnistes en 1886 Les corps éclatent et les têtes — symbole de l'esprit qui reste dominant au-delà de la mort? — se met¬
chez Durand-Ruel où le choix des dessins déplaît d'ailleurs à Félix Fénéon. La même année, l'étonnant tent à voler en un ballet hallucinant (nos 1099-1135) dans l'infini du ciel où flotte un œil, bizarre comme
Trézenik égratigne férocement Redon en passant par Huysmans, «cetintéressantmystificateurquia [...] un ballon (n° 1098). Comme un ballon rond tel l'un de ces dirigeables qui s'élèvent, gonflés d'air, dans
acclamé le "génie" de Redon (fumisterie intense qui a trouvé combien de dupes!)», écrit-il dans l'hebdo¬ le ciel de Paris pour y suivre une course, lente et certainement majestueuse. Dans les années 1878-1879,
madaire Lutèce qui n'aime décidément pas Redon! Redon suivit-il desyeuxle grand ballon captifd'Henry Giffard, quiravit alors les Parisiens? Est-ce alors
qu'il conçoit l'œil ballon, lourd de symboles? L'œil est rond; il évoque le ventre fécondé de la femme;
mais l'œil emporte vers le ciel une tête coupée posée sur un plat. Et l'œil est un œil: or, n'est-ce pas par
les yeux qu'Œdipe fut puni pour avoir connu sa mère?
Ces noires visions que Redon a conçues pour la plupart dans sa terre de Peyrelebade qui fut pour
Incompris comme tant d'autres avant lui, Redon et son œuvre appartiennent aussi à leur temps lui le refuge qu'il n'aura jamais pu trouver auprès de sa propre mère, vont peu à peu s'estomper dans
quiraffoledes mythes anciens et desvieilles légendes,eninvente de nouveaux: 1887 voitparaître son œuvre. Les forces de l'ombre qui jusqu'alors semblent avoir dominé sa vie perdent lentement de
les premiers numéros de La Tradition, créée pour diffuser les travaux des folkloristes ; quelques années leur pouvoir. Peut-être parce qu'en 1889, le 30 avril, naît Arï, ce fils unique que Redon désormais va
plus tard, en 1892, Edouard Schuré publie Les Grandes Légendes de France. Un temps qui met à l'hon¬ tendrement chérir. Sans doute aussi parce que Redon perd sa terre de Peyrelebade, en 1897. Il en sort
neur la littérature fantastique, à la mode les théories de Darwin, lesquelles étayent, ou fécondent, le meurtri. «Je suis le vaincu1», écrit-il alors. Saura-t-il jamais que sa «guérison» était à ce prix-là? Trois
sentiment très vif que l'on a alors d'une dégénérescence de l'Occident, soumis, croit-on, au même cycle ansplus tard, tandis que le monde change de siècle, Redon laisse la couleur prendre définitivement pos¬
évolutifque les plantes, les races, les espèces. Redon a été à bonne école auprès de son mentor Armand session de son art. L'œuvre au noir a vécu.
Clavaud, directeur dujardin botanique de Bordeaux et auteur d'un ouvrage sur La Flore de la Gironde.
Redon s'interroge, observe, spécule. Ses réflexions surla dégénérescence biologique et l'évolutionnisme
se manifestent dans l'étrange sériedel'hommevégétal (nos 1181-1197) où ilditsa croyance enl'existence
d'une mutation perpétuelle.
Ce siècle cultive le pessimisme pour mieux sans doute faire du rêve un refuge, de même que les Non pas que son art devienne plus aisément déchiffrable, ou moins étrange. Redon restera sa
mythes favorisent l'évasion. Le désenchantement est de mise et le «nervosisme», selon l'expression de vie durant un prince de l'inconscient, un solitaire épris de rêves et de poésie, un homme que
Paul Bourget, de bonton3. Onopposel'ange au démon,lavictime aubourreau,lapure àl'impure, Ophé- fascine la vie silencieuse des choses occultes — bien que, sur ce sujet-là aussi, il se soit tu. Un homme
lie à Salomé (nos 891-907; n° 1154). A défaut de célébrer la femme, qui inspire méfiance, voire répulsion, enfin dont la souffrance fut trop quotidienne pour qu'il l'oublie, maintenant qu'il découvre le bonheur
car l'on craint son emprise et l'on redoute sa cruauté, on exalte l'androgyne autour duquel se bâtit un de la vie et la paix de l'âme. Les vieilles obsessions, sinon les vieux démons, se reconnaissent sous cet
nouveau mythe. Redon a peur de la femme qu'il peint ou dessine lointaine et dure. La femme, chez lui, habit de lumière qu'est le pastel: la naissance, l'élévation, la victoire avec Vénus (pp. 5-10), Apollon
est la mère avant d'être l'épouse. Or, la mère l'a fait souffrir si l'épouse l'a réconcilié avec lui-même. (pp. 53-60), et Pégase (pp. 111-120) ; la chute, la mort, le néant avec Phaéton (pp. 63-65), Orphée (pp. 67-
71), Ophélie (pp. 75-80). Redon emprunte aux mythes et à la fable leurs thèmes, pour lui les plus
On s'enflamme pourShakespeare (voirn° 892) touten découvrant Wagner autantvilipendé parles douloureusement familiers mais qu'il peut approcher sans angoisse, dès lors que la peur s'est éteinte. Il
uns que célébré parles autres: «Mafoi, Wagner4... », écrit Redon qui se garde del'enthousiasme comme leur fait épouser la couleur comme il dit l'avoir fait lui-même: «J'ai épousé la couleur [...], il m'est dif¬
d'autres de la peste, et n'avoue jamais ses passions qu'il dissimule comme l'avare ses louis d'or. ficile de m'enpasser8», écrit-il à Maurice Fabre le 21 juillet 1902.
La réserve qui est la sienne envers Wagner dont la mythologie l'inspire pourtant, n'a d'égale que Il luirestemoinsde quinze annéesde vie. Quinze ansdecalmebonheurdanssaviefamiliale; d'hon¬
celle qu'il affichepourEdgarAllanPoe: «Lalecturedupoèteaméricain m'avaitétémaintesfois conseillée neurs dans sa vie d'artiste. Quinze ans de création encore intense durant lesquels Redon remporte une
comme devant me donner un appui à mon art. On se trompait, je crois; ses contes ne sontpas mon livre dernière victoire sur ses anciennes peurs. Il donne à la femme les traits d'Ève (pp. 21-23) puis de Vénus
de chevet5», se sent-il obligé d'assurer à son ami André Mellerio auquel il écrit de Peyrelebade le (pp. 5-10). Il la peint nue, et enfin belle.
21 juillet 1898. Et pourtant, avec quel talent illustra-t-il certains écrits du poète maudit! Les Dents de La guerre de 1914 qui entraîne le départ d'Arï est pour Odilon Redon une ultime souffrance qu'il
Bérénice (n° 1089) et Le Masque de la mort rouge (n° 1171) comptent assurément parmi les plus beaux dut ressentir comme cruellement inutile. Les lettres n'arrivent plus; la peine est immense. Redon meurt
fusains de Redon. A la fois veloutés et lumineux, sombres et incandescents, féroces et macabres. Redon durant l'été 1916, le 6juillet. Sonhistoire se termine sur un dernier et douloureux chagrin, sans doute le
reste fidèle au texte mais le réinterprète. Il montre et suggère, édulcore pour mieux garder l'essentiel, plus amer. Pourtant, malgré cet ultime mauvais tour que lui joue le destin, Redon s'en va libéré, vain¬
épure poursauverl'indispensable. Quellevision que ces dents soudainjaillies del'obscurité aveclaforce queur de ses ombres. Lavictoire qu'il aura remportée sur lui-même est de celles qui fontles grands créa¬
d'un boulet! Quelle image que cette mascarade patibulaire de morts vivants acculés au mur! Leurs teurs. Ou les grands mystiques.
regardssinistres disent l'horreurdel'épilogue. Pourtant,l'horlogen'indiquepasencorel'heuredeminuit.
En quelques mots—si l'on peut dire — Redon exprime la quintessence des nouvelles d'Edgar Poe dont
il garde la cruauté mortifère. Intacte. Intouchée. Avec quel génie !
Ce
temps-làest aussiceluidesExpositionsuniverselles,dontcellede 1878quiexhibedesmomies
péruviennes rapportées un an plus tôt de Piedra Grande de Utcubamba dans les Andes du
Nord par le voyageur naturaliste Vidal-Senèze pour le Muséum d'histoire naturelle de Paris6: à ces
momies sinistrement repliées sur elles-mêmes, jambes coincées entre les bras, L'Hommeprimaire assis
dans l'ombre (n° 836; p. 51) doitpeut-être d'exister. Imagepoignante que celle de cet être immobile,soli¬
taire, abandonné en un lieu oublié des hommes, le regard perdu, mais non encore obnubilé comme son
frère de tragédie, ce prisonnier cassé en deux derrière des barreaux et que seul rattache encore à la vie
vleetnict-utancsluilegnucberegldaecél'.inSdoemxbtarepoétlaongteàdlea vlaitrfeoli(en°d1e06la5)p.aRratrde'usnonhoormitémdeanqsuuinl'eapœpurovcrehaqupeefuigt-eêttrreo.pMsoaui¬s 21 FNdréoacunescmirsbernJevao1my9mo06ness-,aféu«vOvroiedl.riloI1np90o7Ru.redleosnp,rébcoistaionnissteb»io,gVraeprshiqeutepsr.ose, 6 Cd(m'eausnstéhmeroodpmeoiell'oHsgoiemsomndteu,aPMuajuroissué)r.udm'huinactoionnsaelrvéde'shistaouirelabnoartautroeilrlee
Redon avait le génie du fusain. Une volonté farouche de résister puis de vaincre sans doute aussi. Il fit 3J. Pierrot,p. 470. 7 CitéparP.Roumeguère, p.69.
alorsde ses ombres un long, un douloureuxmonologue etfinitparsejouerde ses hantises. Pourtant com¬ 4 Lettresd'O.R.,p.27. 8 Lettresd'O.R.,p. 50.
bien de visions noires, ténébreuses, hallucinantes de mal-être pendant cette vingtaine d'années qui suit 5 Lettresd'O.R.,p.31.
XIV XV