DR 02020 La gestion des tensions dans la négociation Alain PEKAR LEMPEREUR* et Robert ...

42 Pages·2002·0.21 MB·English

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DR 02020
LLaa ggeessttiioonn ddeess tteennssiioonnss ddaannss llaa nnééggoocciiaattiioonn
Alain PEKAR LEMPEREUR*
et Robert MNOOKIN**
NNoovveemmbbrree 22000022
• *PEKAR LEMPEREUR A. Professeur associé à l'ESSEC
• Directeur d'IRÉNÉ (Institut de Recherche et d'Enseignement sur la Négociation en Europe)
• ** MNOOKIN R. Professeur à la Harvard Law School
Directeur du Harvard Negotiation Research Project Harvard Law School, Cambridge, MA 02138, U.S.A.
GROUPE ESSEC GROUPE ESSEC,
CERNTRE DE RECHERCHE / RESEARCH CENTER ÉTABLISSEMENTS PRIVÉS D'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR,
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RESUME :
Trois tensions majeures de la négociation sont examinées dans ce document : entre empathie et affirmation de
soi, entre aspects de création de valeur et de répartition de valeur, entre mandant et mandataire. Ces tensions
sont décrites, notamment dans le cadre juridique, et un certain nombre de conseils sont proposés pour tenter
de mieux les gérer.
MOTS-CLES :
Négociation juridique
Tensions en négociation
Gestion des tensions
Empathie
Ecoute
Affirmation de soi
Création de valeur
Répartition de valeur
Tension entre mandant et mandataire
Problème de l’agent
ABSTRACT :
Three major negotiation tensions are examined in this document : between empathy and assertiveness,
between value-creating and value-claiming aspects, between principal and agent. These tensions are
described, namely in the legal context, and some prescriptions are proposed in order to better manage them.
KEYWORDS :
Legal negotiation
Tension management
Negotiation Tensions
Empathy
Listening
Assertiveness
Value-Creation
Value-Claiming
Principal/agent tension
Agency problem
Robert H. Mnookin & Alain Pekar Lempereur. La Gestion des tensions dans la négociation. 2
INTRODUCTION
Les avocats, qu'ils interviennent dans la phase d'élaboration d'un contrat ou suite à l'émergence d'un conflit,
sont amenés à consacrer une bonne part de leur activité professionnelle à négocier. Souvent si l'on en juge
par le résultat de leurs négociations, les avocats jouent un rôle central dans la recherche et la mise au point
de solutions créatrices de valeur qui servent les intérêts juridiques, économiques et sociaux de leurs clients.
Mais ce résultat ne saurait faire oublier les tensions, ainsi que les risques de blocage dont les négociateurs
font souvent l'expérience en cours de route. De même, si, en dépit des efforts des avocats, un contrat n'est
pas conclu ou qu'un conflit ne se résout point par une transaction mais devant le tribunal, l'on peut aussi
deviner que les tensions en négociation furent autant d'obstacles insurmontables à l'adhésion à des solutions
conventionnelles ou transactionnelles.1 En somme, aussi bien pour les interactions qui se terminent bien que
pour celles qui se soldent par un échec, l'avocat fait face à des tensions dont il doit non seulement être
conscient, mais qu'il lui faut gérer au mieux. Reconnaissant le rôle central que jouent les avocats dans de
nombreux types de négociation et en dépit de leur talent pour conclure des accords durables, trop d’échanges
s'enlisent, se durcissent. Les coûts du « non-contrat » ou du conflit augmentent, ce dont se plaignent tout
autant les clients. Quels sont les postulats de départ valables pour décrire la dynamique de toute négociation
de degré relativement complexe, impliquant le recours à des mandataires, comme les avocats ? Un
négociateur chargé de conclure un marché ou de régler un conflit est appelé à rencontrer trois tensions
majeures : celles entre empathie et affirmation de soi, entre création et répartition de valeur et entre
mandataires et mandants. Par une meilleure gestion de cette triple tension, l'objectif est d'aider les avocats et
leurs clients à négocier leurs contrats et conflits de manière plus efficace. Par leurs compétences et
expérience, les avocats ont « de multiples occasions de bien faire » pour reprendre les termes d'Abraham
Lincoln. Cet article vise à aider les avocats - et par conséquent leurs clients - à mettre en évidence ces trois
tensions quasi inhérentes à toute négociation juridique et à proposer des solutions pour en traiter, en mettant
l'accent sur une démarche dite de « résolution de problèmes ».2

1 Robert Mnookin. « Comment surmonter les obstacles dans la résolution des conflits », Cahier de la Négociation, 1
(1999), IRENE, Paris-Cergy : Paris, pp. 5-22.
2 Robert Mnookin, Scott Peppet et Andrew Tulumello. Beyond Winning. Negotiating to create value in deals and
disputes. Cambridge, MA : Belknap, Harvard University Press, 2000.
Robert H. Mnookin & Alain Pekar Lempereur. La Gestion des tensions dans la négociation. 3
I. GESTION DE LA TENSION
ENTRE EMPATHIE ET AFFIRMATION DE SOI3
A. DEFINITION
Cette première section examine comment les négociateurs réussiront à combiner empathie et affirmation de
soi dans leurs négociations, plutôt que de concevoir ces deux constituants d'une communication performante
comme exclusifs l'un de l'autre.
L'empathie peut être définie comme la capacité à comprendre les besoins, intérêts et points de vue d'une
-
autre personne.4 Une compréhension neutre mais claire est à manifester. Attention, elle ne revient pas à
témoigner du moindre accord, ni même de signes de sympathie. Elle consiste simplement à retourner à
l'autre ses réponses en les paraphrasant, en cherchant à les clarifier et en témoignant que l'on est à
l'écoute.5 Cette tâche est d'autant plus difficile à mettre en œuvre que la négociation s'accompagne d'une
forte charge émotionnelle et que l'interlocuteur la conçoit comme une confrontation.
- L'affirmation de soi6 se définit comme la capacité à exposer avec clarté son point de vue, ses intérêts
propres et ses divergences éventuelles avec l'autre personne. Elle suppose à la fois confiance en soi et
force de persuasion7 pour se faire entendre et argumenter avec ténacité, si nécessaire, ou éventuellement
aborder de front certains sujets sensibles.8
Pour maximiser les chances d'aboutir à un accord de qualité, un bon avocat négociateur, comme son client
d'ailleurs, doit être un bon communicateur, ce qui signifie qu'il doit être à la fois bon orateur et bon
récepteur, qu'il doit se montrer persuasif vis-à-vis des protagonistes de l'autre côté de la table, mais aussi
empathique vis-à-vis d'eux pour comprendre leur vision alternative du problème. Trop de négociateurs
éprouvent des difficultés à maîtriser ces deux qualités de communication au même degré d’efficacité. Ils ne
se montrent pas toujours performants dans la prise d'écoute ou de parole. Certains négociateurs confondent
affirmation de soi et dureté relationnelle ; ils ne sont pas « assertifs », mais agressifs vis-à-vis de leurs

3 Robert Mnookin, Scott Peppet et Andrew Tulumello,. « The tension between empathy and assertiveness »,
Negotiation Journal XII (1996) 3, pp. 217-230.
4 Le terme d'empathie apparu en 1909 est une traduction de l'allemand Einfühlung (Nancy Eisenberg et Janet Strayer.
Empathy and its development.Cambridge : Cambridge University Press, 1987). Une question intéressante de la
littérature consiste à examiner si l'empathie est d'ordre cognitif ou affectif, s'il s'agit de « penser au travers de l'autre »
ou de « sentir comme l'autre ».
5 Carl Rogers. A Way of Being. Boston : Houghton Mifflin, 1980, pp. 142-143. Le terme de « prise d’écoute », qui
marque une volonté active et délibérée, comme dans la prise de parole, s’applique bien à cette situation. Voir
Introduction à François de Callières. De la Manière de négocier avec les souverains. Edition critique par Alain
Lempereur, Genève : Droz, 2002, pp. 45-46.
6 En anglais, le terme est indifféremment assertiveness ou assertion (cf. Keithia Wilson et Cynthia Gallois. Assertion
and its social context. Oxford : Pergamon, 1983; Robert Alberti et Michel Emons. Your Perfect Right: A guide to
assertive living. Tel Aviv : Modan, 19957).
7 Voir Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca. Traité de l'argumentation. La Nouvelle Rhétorique, Bruxelles :
Editions de l'Université de Bruxelles, 1958, 1988; Alain Lempereur (éd.). L'Homme et la rhétorique. Paris : Méridiens-
Klincksieck, 1990 ; « Logic or rhetoric in law ? », Argumentation. 5 (3/1991), pp. 283-297.
8 Voir Douglas Stone, Bruce Patton et Sheila Heen. Comment mener des discussions difficiles. Paris : Le Seuil, 2001.
Robert H. Mnookin & Alain Pekar Lempereur. La Gestion des tensions dans la négociation. 4
collègues et donc ne se révèlent pas aussi persuasifs qu'ils le souhaiteraient et qu’il le faudrait dans l’intérêt
de leurs clients. Certains, parfois les mêmes, ont de grandes difficultés à se mettre à la place de l'autre partie,
à faire preuve d'empathie. D’autres au contraire en manifestent à l’excès et perdent de vue la défense de
leurs intérêts. Une affirmation de soi mal dosée ou peu fine en l'absence d'empathie peut provoquer une
domination inutile de la conversation ou de l'autre négociateur, voire une escalade dans le conflit, tandis que
l'inverse risque de compromettre des revendications légitimes. L'on comprend l'origine de la tension
possible et le défi qui en découle : comment développer ces deux constituants de la communication pour
accroître à la fois ses qualités d’affirmation de soi et d’empathie ?
B. TROIS CONSTATS PRELIMINAIRES
Premier constat : Les négociations se déroulent mieux si chaque négociateur est compétent dans les deux
qualités.
En effet, la communication s'établit avec plus d’efficacité, permet de mieux cerner les intérêts de l'autre et
promet à la fois un gain substantiel sur le fond et une relation de plus grande qualité.
- Au niveau substantiel : La maîtrise de ces compétences est d'une aide précieuse dans la recherche de
solutions bénéfiques pour les deux parties (phase intégrative de valeur ajoutée) afin d'élargir le gâteau
de façon conjointe, mais aussi dans la recherche de normes et critères de répartition mutuellement
acceptables (phase distributive d'appropriation de la valeur créée, de détermination des gains propres)
pour le partage du gâteau. Les études menées dans ce domaine confirment que les négociateurs doués
d'une forte capacité à se mettre à la place de l'autre (Perspective-taking) obtiennent des accords plus
riches en valeur ajoutée, c’est-à-dire meilleurs pour les deux.9 Ces négociateurs ont aussi plus d'atouts
lors de la discussion des enjeux de répartition. En raison de la nécessité de vérifier auprès de l'autre un
certain nombre d’hypothèses ou d’arguments pour ne pas suivre de fausses pistes, l'empathie présente un
second aspect positif. Comme le prouvent certaines études, elle évite de tirer des conclusions erronées
quant aux motivations de l’autre par manque d'informations ou par interprétations hâtives.10 Enfin, grâce
à l'empathie, le négociateur, dans sa prise de parole semble plus persuasif, parce qu'il est capable de
décrire le point de vue de l'autre avant le sien, en développant des messages équilibrés.11
- Au niveau relationnel : Une bonne maîtrise de ces deux compétences aide aussi les deux protagonistes à
établir une meilleure relation entre eux. Elles permettent de se parler et de s'écouter plus franchement, de
développer en conséquence un respect mutuel, sans risque de dissimulation ou d'agressivité. Elles sont

9 Margaret Neale et Max Bazerman. « The role of perspective-taking ability in negotiating under different forms of
artbitration », Industrial and Labor Relations Review. 36 (1983), p. 378.
10 Lee Ross. « Reactive devaluation in negotiation and conflit resolution », in Kenneth Arrow, Robert Mnookin, & Alii
(éds). Barriers to conflict resolution. New York : Norton, 1995. Dale Griffin et Lee Ross. « Subjective construal; social
inference, and human misunderstanding », Advances in Experimental Social Psychology. 24 (1991), p. 319.
11 Daniel O'Keefe. « How to handle opposing arguments in persuasive messages: a meta-analytic review of the effects
of one-sided and two-side messages », in Michael Roloff (éd.), Communication Yearbook. 22 (1999), pp. 209-249.
Robert H. Mnookin & Alain Pekar Lempereur. La Gestion des tensions dans la négociation. 5
primordiales pour instaurer ou restaurer la confiance dans le rapport aussi bien entre les avocats et leurs
clients respectifs qu'entre avocats ou entre parties et pour envisager un véritable partenariat.
Deuxième constat : Les négociations se déroulent mieux pour un négociateur utilisant à la fois empathie
et affirmation de soi, même si le négociateur de l'autre côté ne le suit pas dans cette voie.
La négociation étant un processus dynamique, l'empathie, porteuse d'attention et de respect, aide à gagner la
confiance de l'autre ou à calmer son agressivité éventuelle. Elle propose en modèle une attitude qui accroît
ensuite les chances d'être écouté soi-même, au moment où l'on souhaite exposer ses propres intérêts et
rechercher les solutions qui les satisfont.
Troisième constat : L'empathie et l'affirmation de soi rendent plus facile la gestion des deux autres
tensions.
Si je comprends mieux l'autre et s'il me comprend mieux, ensemble nous augmentons nos chances de
dégager des solutions créatrices de valeur, mais aussi de pouvoir nous mettre d'accord sur des principes de
répartition (en vue d'une meilleure gestion de la seconde tension). Si cette compréhension mutuelle
intervient entre mandant et mandataire, nous serons aussi capables de générer des solutions qui atténuent les
risques de conflits d'intérêts entre nous (en vue d'une meilleure gestion de la troisième tension).
C. LE PROBLEME : LES TENDANCES IMPRODUCTIVES
Les attitudes suivantes, étudiées en psychologie du comportement12 et déterminantes pour le style de
communication, définissent trois tendances dominantes en situation de conflit : compétition, conciliation et
évitement.
a) L'attitude de compétition
Elle comporte des avantages dans les aspects distributifs d'une négociation. Si l'on refuse la moindre
concession ou si l'on n’y consent qu'à pas comptés et menus, l'on augmente en effet ses chances de tirer la
couverture à soi, de profiter de l'interaction davantage que l’autre et d’en récolter le bénéfice personnel dans
les termes de l'accord. Mais l'on risque aussi de créer une atmosphère de confrontation dont l'excès peut
aboutir à une surenchère ou à une impasse au point de vue substantiel, tout en provoquant une dégradation
de la relation. Si un compétiteur rencontre un autre compétiteur, aucun des deux ne voudra bouger et « en
chien de faïences », ils risquent de ne jamais déboucher sur un accord.

12 Pour une application détaillée de cette taxonomie à cette première tension et pour une revue de la littérature sur ses
ambiguïtés possibles, voir Mnookin, Peppet, et Tulumello. Beyond Winning, op.cit., pp. 50-54 et les notes 11 et 12 aux
pp. 327-329. Voir aussi Kenneth Thomas « Interpreting your scores on the Thomas-Kilmann conflict mode
Instrument » (1974).
Robert H. Mnookin & Alain Pekar Lempereur. La Gestion des tensions dans la négociation. 6
b) L'attitude de conciliation
Elle privilégie l'empathie en recherchant à tout prix de bons rapports avec l’autre. Trop attentif au maintien
de la relation et pas assez à la défense de ses intérêts substantiels, le négociateur dont le style est
accommodant risque de faire des concessions trop rapides et inutiles, de laisser échapper des occasions de
création de valeur et de ne pas se montrer assez vigilant aux enjeux de répartition et donc à son bénéfice
propre.
c) L'attitude d'évitement
La personne en évitement fait preuve d'aussi peu d'empathie que d'affirmation de soi. Persuadée que rien de
productif ne sort d'un conflit ouvert, elle préfère se désengager plutôt que de se concentrer sur une recherche
de solutions. Il arrive néanmoins que cette attitude procure de réels avantages stratégiques, quand elle se
manifeste par la volonté d’éviter un procès, par l'impact plus fort des rares prises de position ou par la
dissimulation efficace de ses intérêts véritables.
Il résulte des trois styles décrits six grandes combinaisons interactives de négociations classiques
(compétiteur versus compétiteur, ou versus conciliateur, etc.) qui présentent toutes certains avantages, mais
aussi de multiples inconvénients, selon les attitudes en présence. Face aux problèmes qui en découlent, celui
qui choisit de se positionner autrement en adoptant une démarche de résolution de problèmes sera capable
de diagnostiquer ces divers profils et d'agir en conséquence par la gestion de la tension entre empathie et
affirmation de soi.
D. LA DEMARCHE SUGGEREE : MIEUX GERER EMPATHIE ET AFFIRMATION DE SOI
S'il n'est pas en situation d'évitement, un négociateur a tendance à vouloir se situer sur un point précis du
spectre empathie/affirmation de soi, en se montrant trop conciliant ou trop compétitif (voir schéma 1).
Communication à dimension unique
Affirmation
Empathie
de soi
Schéma 1
Plutôt que de penser suivant cet axe unique, l'idée est au contraire de ne pas considérer les deux notions en
présence comme opposées et incompatibles, mais comme deux dimensions complémentaires de la
communication entre lesquelles naviguer (schéma 2).
Robert H. Mnookin & Alain Pekar Lempereur. La Gestion des tensions dans la négociation. 7
Communication à double dimension
Conciliation Résolution
La Résolution
de problèmes
de problèmes
e
hi
at
p
m
E
Compétition
Evitement
Schéma 2
Affirmation de soi
Le défi du négociateur efficace en position de résolution de problèmes consiste à se constituer un répertoire
permettant cette flexibilité et cette fluidité par rapport aux deux dimensions, avec une attention aux trois
points suivants :
- Comprendre ses propres tendances et points sensibles en cas de conflit et apprendre à élargir son
répertoire de compétences. Si par exemple l’on est habitué à parler en abondance durant une
négociation, sans jamais laisser l’autre s’exprimer, il faut délibérément choisir de se taire et développer
de meilleurs compétences d’écoute pendant une des phases déterminées de la négociation.
- Savoir diagnostiquer les tendances des autres et les guider vers plus ou moins d'empathie ou
d'affirmation de soi si nécessaire. Si par exemple l’autre est silencieux, il faut, par exemple, par le biais
du questionnement, l’amener à davantage nous éclairer sur ses intérêts.
- Être conscient des interactions entre soi et les autres et discerner quand l'on devient soi-même
improductif. Il s’agit de bien discerner quand chacun fait quoi par exemple. Suis-je pour l’instant en
écoute performante ? Sommes-nous tous les deux en train d’essayer de convaincre l’autre, sans nous
écouter du tout ?
En surveillant cette dynamique au cours d'une négociation, il devient possible d’intervenir pour changer la
donne ou les règles du jeu en cas de blocage. Il reste que le changement d’habitudes dans le domaine du
comportement et de la communication est malaisé, davantage encore en situation de conflit. Nos habitudes
finissent en effet par constituer une « seconde nature » pour paraphraser Aristote. Dans les paragraphes
suivants, nous tenterons toutefois d’examiner comment développer chez soi et éventuellement chez l'autre la
capacité à manifester à la fois empathie et affirmation de soi. Nous aborderons cette question en deux étapes,
l'une de préparation, l'autre à la table de négociation.
a) Se préparer à la négociation en soignant les aspects de communication
- Se connaître soi-même. Il est indispensable de prendre conscience de ses tendances dominantes et de ses
conséquences dans le cadre d'un conflit. Il y a bien entendu une variance importante suivant les
Robert H. Mnookin & Alain Pekar Lempereur. La Gestion des tensions dans la négociation. 8
personnes avec qui l'on négocie et suivant les contextes : chacun de nous, selon les circonstances
spécifiques, tombe dans les travers compétitif, accommodant ou fuyant.
- Manifester une curiosité sincère pour l'autre partie. La difficulté de manifester de la compréhension
vis-à-vis de ce que l'on ne veut pas entendre est réelle, mais l'empathie préalable sert à clarifier ce que
l'on croit que l'autre sait ou pense. Quelles informations préliminaires peut-on recueillir sur sa
personnalité et sur ses intérêts ? Dans quel état d'esprit aborde-t-il la négociation ? Faut-il s'attendre à
une conversation difficile ? Il est important d'anticiper tout ce qui, dans l'attitude ou l'argumentation de
l’autre, est susceptible de déclencher chez soi des sentiments de colère, d'échec ou d'abandon. L'objectif
de cette préparation mentale, qui envisage les pires arguments venant de l'autre, est de rester maître de
soi à la table de négociation.
- Se préparer à partager ses vues. Si l'empathie est délicate pour beaucoup d'entre nous, l'affirmation de
soi apparaît souvent plus aisée ; elle n’en constitue pas moins un défi. Il faut s'entraîner à exprimer ses
vues avec fermeté à un partenaire qui refuse de les entendre. Pour y réussir avec confiance, il faut
s’assurer de leur légitimité et les approfondir si nécessaire au préalable, pour en surmonter les faiblesses
et les aspérités. Il est essentiel de s'assurer au maximum que nos opinions seront comprises par l'autre,
de s'interroger sur la manière de les exprimer dans des mots qui soient audibles à l'autre, accessibles par
son intellect et sa sensibilité, c'est-à-dire par la prise en compte de son niveau de connaissance du
problème, mais aussi de l'impact prévisible de nos paroles sur ses passions. Il faut aussi se préparer à
négocier un processus qui garantisse aux deux parties une occasion d’exposer son point de vue et de
manifester sa compréhension de celui de l'autre. Après avoir testé et affiné le discours, éventuellement à
voix haute comme y invite la rhétorique classique, il est souvent utile de lister les points-clés.
b) A la table de négociation
La gestion efficace de cette tension à la table de négociation jette les bases d'une démarche de résolution de
problèmes. Elle sera extrêmement utile dans la gestion de la seconde tension entre les aspects de création et
de répartition de valeur et de la troisième tension entre mandataire et mandant.
- Négocier un processus de réciprocité. Il est utile de prévoir dès le début d'un entretien de négociation un
processus qui invite par exemple l'autre à s'exprimer en premier s'il le souhaite, avec l'assurance pour soi
de pouvoir développer son point de vue en second. Cette démarche qui laisse la parole à l'autre en
premier s'avère particulièrement indiquée si le conflit comporte une forte charge émotionnelle. Elle
permet à la partie qui s’exprime ainsi de « se décharger. » Quand l'autre aura énoncé d'éventuels griefs
et rancœurs et exposé sa demande, quand il considérera avoir été entendu, alors seulement peut-on
s'attendre à ce qu'il puisse prêter une oreille attentive à notre point de vue, d’autant qu’il est alors
possible de faire un usage des informations que l’autre a dévoilées pour déployer une argumentation
plus adéquate à son égard. Cet accord préalable sur le processus en séquence de la prise de parole et
Robert H. Mnookin & Alain Pekar Lempereur. La Gestion des tensions dans la négociation. 9
d’écoute, qui mime en cela les garanties du procès, est le garant d'un maximum d'équilibre et de succès
dans la communication au quotidien.
- Utiliser la boucle de l'empathie.13 Si l'autre partie a accepté la possibilité d'une recherche de
compréhension mutuelle, voici comment la qualité de l'écoute peut s’accroître en étapes successives par
la boucle d'empathie :
La boucle de l'empathie
Schéma 3
Étape 1: Se renseigner
Étape 2: Réponse de l’autre,
avec écoute par soi
Étape 3: Démontrer sa compréhension, la
tester, en vérifier la justesse, en
utilisant la paraphrase
Étape 4: Si nos paroles sont confirmées par
l'autre partie, la boucle est bouclée
Cette démarche ne se limite pas à une simple écoute passive en silence, même accompagnée d’attention
et de bienveillance. Il convient aussi, après chaque prise de parole par l’autre, de restituer, dans nos
propres mots, ce que l’on a compris de ce qu’il nous disait. Cette approche passe par une reformulation
en miroir, une véritable « écoute active », où la parole, la nôtre, comme la sienne, doivent intervenir. Si
vous avez mal compris ou si vous vous fourvoyez, il ne faut pas hésiter à renouveler une demande
d'explication, laquelle recrée une nouvelle boucle depuis l'étape 2, etc. Par la multiplication des thèmes
abordés et des informations récoltées, cette boucle ne fonctionne pas en cercle fermé, mais plutôt en
spirale vertueuse ; elle a pour conséquence une empathie accrue. Pour fonctionner au mieux, cette
démarche d'écoute active nécessite des questions pertinentes (et non rhétoriques) et une curiosité sincère
pour réussir à approfondir sa compréhension.
- Ne pas acquiescer, si vous n'êtes pas d'accord. Ecouter ne veut pas dire être d'accord avec ce qui se dit.
Il faut pouvoir différencier ces deux notions et s'il le faut, expliquer cette distinction à l'autre. Le
désaccord peut persister en raison de différences réelles. Il faut trouver le ressort ferme, respectueux,
mais productif, d'affirmer cette éventualité.

13 Le concept d' « empathy loop » a été développé par Gary Friedman, Jack Himmelstein et R. Mnookin, notamment
pour aider les médiateurs dans leur travail de reformulation des paroles des parties.
Robert H. Mnookin & Alain Pekar Lempereur. La Gestion des tensions dans la négociation. 10