Table Of ContentApories
DU MÊME AUTEUR
AuxÉditions Galilée
L'ARCHÉOLOGIEDU FRIVOLE (Introduction à L'essai sur l'origine des connaissances
humaines, de Condillac), 1973.
GLAS, 1974.
OCELLECOMMEPASUN, préface à L'enfantau chien-asis, deJosJoliet, 1980.
D'UNTONAPOCALYPTIQUEADOPTÉNAGUÈREEN PHILOSOPHIE, 1983.
OTOBIOGRAPHIES. L'enseignementdeNietzscheeslapolitiquedu nompropre, 1984.
SCHIBBOLETH.pourPaulCelan, 1986.
PARAGES, 1986.
ULYSSEGRAMOPHONE. DeuxmorspourJoyce, 1987.
DEL'ESPRIT. HeideggeretLaquestion, 1987.
PSYCHÉ. {nventionsdel'autre, 1987.
MÉMOIRES. PourPauldeMan, 1988.
LIMITED INC., 1990.
L'ARCHÉOLOGIEDUFRIVOLE, nouvelle édition, 1990.
DUDROITÀLAPHILOSOPHIE, 1990.
DONNERLETEMPS. 1. Lafaussemonnaie, 1991.
POINTSDESUSPENSION. Entretiens, 1992.
PASSIONS, 1993.
SAUFLENOM, 1993.
KHÔRA, 1993.
SPECTRESDEMARX, 1993.
POLITIQUESDEL'AMITIÉ, 1994.
FORCEDELOI, 1994.
MALD’ARCHIVE, 1995.
APORIES, 1996.
RÉSISTANCES — delapsychanalyse, 1996.
MONOLINGUISMEDEL'AUTRE, à paraître 1996.
Jacques Derrida
Apories
Mourir—s'acrendre aux «limites de la vérité »
Galilée
© Éditions Galilée, 1996.
9, rue Linné, 75005 Paris.
Enapplicationdelaloidu 11 mars 1957,ilestinterditdereproduireintégralement
ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre
françaisd'exploitationdudroitdecopie (CFC), 3, rue Hautefeuille,75006 Paris.
ISBN 2-7186-0461-1 ISSN 1242-8434
Prière d'insérer
Passagedelamort: au-delà. Lamortestsisouventreprésentée
comme unefin, unelimite, une frontière—un voyage, undépart
ou le passage d’une frontière. La mort y arrive-t-elle ? Peut-on
faire l’histoire de cette frontière et de cette arrivée ? Qu'est-ce
qu'un arrivant ? Et que veut dire « s'attendre», « s'attendre soi-
même », « s'attendre l'’un(e) l’autre — à la mort?»
Pour traiter ces questions, il m'aura fallu traiter du passage
ec du non-passage, de l’aporie en général — et par exemple des
raisons pour lesquelles une « logique » de l’aporie s’est réguliè-
rement imposée à moi, depuis si longtemps : non poursignifier
la paralysie ou l’impasse mais cela même qu'il faut endurer pour
qu’une décision, une responsabilité, un événement ou une hos-
pitalité, un don soient possibles.
Après une petite histoire autobiographiquede l« aporie », cet
essai aborde les questions que soulèvent aussi bien le projet
d'une histoire culturelle ou d’une anthropologie de la mort
(Ariès, Vovelle, Thomas) que, de façon apparemmentplus radi-
cale, une analytique existentiale de l’être-pour-la-mort, cette
« possibilité de la pure et simple impossibilité du Dasein »
(Heidegger). Un trajet que je ne peux reconstituer ici tente de
justifier quelques propositions finales. Par exemple:
« [.] Ma mort est-elle possible ? Pouvons-nous entendre certe
question ? M'est-il permis de parler de ma mort? Que veut dire
ce syntagme, « ma mort» ?
[...] S'il faut endurer laporie, si telle est la loi de routes les déci-
sions, de toutes les responsabilités, de tous les devoirs sans devoir,
pourtous les problèmes de frontières qui peuventjamais se présenter,
l'aporie nepeutjamais être simplement endurée comme telle. L'aporie
ultime,c’est l'impossibilitéde l’aporie comme telle. Les réserves de cet
énoncé paraissent incalculables, il se dit et compte avec l’incalculable
même.
La mort, en tant que possibilitéde l'impossible comme tel, ou aussi
bien du comme tel impossible, voilà une figure de l’aporie dans
laquelle « mort» et la mort peuvent remplacer —métonymie qui
emporte le nom au-delà du nom et du nom de nom-— tout ce qui
n’est possible, s'/y en a, que commel'impossible : l'amour, l'amitié,
le don,l’autre, le témoignage,erc.
En second lieu, il y va de ce qui déjoue d'avance toute stratégie
méthodologique et tout straragèmede la délimitation. La circonscrip-
tion est l'impossible. [...] mon propos n’était pas de justifier un pas-
sage au-delà du savoir, de l’anthropo-thanatologie, de la biologie ou
dela métaphysiquede lamortvers unepenséeplus radicale, originaire
ou fondamentale. Nous ne pouvons plus faire comme si la limite
entre l'anthropologie d’une part (fût-ce une anthropologie fonda-
mentale) et une ontologie, une analytique existentiale et plus géné-
ralement une pensée plus questionnante de la mort était une bordure
assurée. Au contraire, mon propos portait à suggérersur l'exemple de
Heideggerou du débatvirtuel entre Heidegger, Levinas et Freud, que
cette dimension fondamentaliste ne peut pas prétendre à quelque
cohérence ou spécificité rigoureuse [...]. Si l’anchropo-thanatologie
[...] la plus nécessaire ne peut se fonder autrement que sur des pré-
supposés qui ne relèvent pas de son savoir [..] et si ces derniers
renvoient à un style de questionnement dont Heidegger, Freud ou
Levinas sont des témoins remarquables, inversement, ce questionne-
ment fondamental ne peur pas non plusseprotégercontre uneconta-
mination bio-anthropo-chanato-théologique cachée.
Enfin, cette contrebande restant irréducrible, elle s’insinue dès
l'idiome de l’analytique existentiale. On pourra toujours considérer
celle-ci comme un témoin. [...] Et d'abord de sa langue. Un témoin
de quoi encore? Eh bien, justement, de cela même dont elle se
démarque,ici avant tout dela culture marquée par les religions dites
du Livre. Car malgré toutes les distances prises au regard de l’an-
thropo-théologie, voire de l’onto-rhéologiechrétienne, l’analytiquede
la mort, dans Sein undZeit, en réinscrit [...] tous les motifs essentiels
[...]. Quelle que soit l'énigme de cette répétition, comme du concept
de répétition mis en œuvre par Heidegger, on dira seulement [...]
que ni le langage ni la démarche de cette analytique de la mort ne
sont possiblessans l'expérience chrétienne, voirejudéo-christiano-isla-
mique, de la mort dont elle témoigne. Sans cet événement et l'irré-
ductible historicité dont il témoigne. On pourrait en dire de même
pour les pensées de Freud et de Levinas, mutatis mutandis [...].
D'unepart, certes, on peurliretellehistoiredelamorten Occident
chrétien, celle d’Ariès par exemple, et quelles que soient sa richesse
ou sa nouveauté, comme une petite monographie venant illustrer en
note à quel point elle dépend, dans ses présupposés, de la puissante
et universelle délimitation qu'est l’analytique existentiale de la mort
dans Sein undZei. Celle-ci déborde et donc inclut d'avance large-
ment le travail de l'historien, pour ne rien dire du biologiste, du
psychologue et du théologien de la mort. Elle le conditionne aussi,
elle y est constamment présupposée.
Mais d'autrepart, on peut être tenté, inversement mais tout aussi
légitimement, de lire Sein undZeitcomme un petit document tardif
parmi tant et tant d’autres dans la grande archive où s’accumule la
mémoire de la mort en Europe chrétienne. Chacun des deuxdiscours
sur la mort est beaucoup plus compréhensifque l’autre, plus grand
et plus petit que ce qu'il tend à inclure ou exclure, plus et moins
originaire, plus et moins ancien, jeune ou vieux.
Peut-êtreavons-nousl’âge, un âgeentreautres, decetteanachronie.
Comment peut-on avoir un âgeentreautres ? Commentcalculerl’âge
d'un marrane, par exemple ? Si l’on appelle marrane, par figure, qui-
conquereste fidèle à un secrer qu'il n’a pas choisi, à même oùil
habite, chez l'habitant ou chez l'occupant, chez le premier ou le
second arrivant, là même où il séjourne sans dire « non » mais sans
s'identifier à l'appartenance, eh bien, dans la nuit sans contraire où
le tient l’absence radicale de rout témoin historique, dans la culture
dominante qui par définition dispose du calendrier, ce secret garde le
marrane avant même que celui-ci ne le garde.
Car un tel secret, ne peut-on penser qu’il soustrait à l'histoire, à
l’âgeet auvieillissement? Parla chance de cetteanachronie, marranes
de toutes façons, marranes que nous sommes [...] et disposant d’un
nombre incalculable d’âges, d'heures er d'années, d'histoires intem-
pestives, à la fois plus grandes et plus petites les unes que les autres,
s'accendant encore l’une l’autre, nous serions sans cesse plus jeunes et
plus vieux, en un dernier mot infinimentfinis. »
Jacques Derrida
à la mémoirede ToyosakiKoitchi