Table Of ContentFUTUR ANTÉRIEUR
Lire Althusser
aujourd'hui
G. ALBIAC,M.V. HOWLEIT,
Y. ICHIDA,F. MATHERON,
Y. MOULIER-BOUTANG,
A. NEGRI
L'Harmattan L'Harmattan
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Futur antérieur
Directeur de publication: Jean-Marie VINCENT
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Nicole-Édith THÉVENIN
Michel VAKALOULIS
Jean-Marie VINCENT
Rédaction: Futur Antérieur, 137Fbg du Temple,
75010 Paris
Publié avec le concours du Centre National des Lettres
@
Éditions l'Harmattan, 1997
ISBN: 2-7384-5191-8
Sommaire
Présentation .5
Gabriel ALBIAC, ALTHUSSERlecteur d'ALTHUSSER
(L'autobiographie comme genre imaginaire)... 7
François MATHERON, La récurrence du vide
chez Louis ALTHUSSER .23
Yoshihiko ICHIDA, Temps et concept
chez Louis ALTHUSSER .49
Yann MOULIER BOUTANG, L'interdit biographique et
l'autorisation de l'œuvre 75
Marc-Vincent HOWLETT, Le Théâtre n'est-il pour
ALTHUSSEqRu'un « Risque Fictif »? 115
Antonio NEGÎu, Machiavel selon ALTHUSSER 139
Présentation
Ce volume contient les contributions au colloque «Lire
Althusser aujourd'hui» organisé les 16 et 17 octobre 1995 à
l'École normale supérieure par l'Institut Mémoires de l'Édition
Contemporaine.
La publication de L'avenir dure longtemps, puis de
nombreux autres inédits, jointe à l'ouverture aux chercheurs de
ses archives, déposées à l'Imec, ont donné à la pensée de Louis
Althusser un regain d'actualité, indissociable d'une profonde
modification de la lecture qui peut être faite de l'ensemble de
son oeuvre. On ne peut pas lire aujourd'hui Althusser comme
on le faisait de son vivant: tel est le présupposé sur la base
duquel a été organisé ce colloque, dont l'objet se résume dans
son titre même. Chacun à sa manière ces exposés, publiés dans
l'ordre où ils ont été prononcés, tournent ainsi autour d'une
même question: qu'est-ce que lire Althusser aujourd'hui?
François MATHERON
ALTHUSSER LECTEUR D'ALTHUSSER
L'autobiographie comme genre imaginaire
Gabriel ALBIAC
I
1.Au début de L'avenir dure longtemps, nous trouvons cette
surprenante déclaration d'intention: «Hélas, je ne suis pas
Rousseau. Mais formant ce projet d'écrire sur moi et le drame
que j'ai vécu et vis encore, j'ai souvent pensé à son audace
inouïe. Non que je prétende jamais dire avec lui, comme au
début des Confessions: 'Je forme une entreprise qui jamais
n'eut d'exemple'. Non. Mais je pense pouvoir honnêtement
souscrire à sa déclaration: 'Je dirai hautement: voilà ce que
j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus'. Et j'ajouterai simple-
ment: ce que j'ai compris ou cru comprendre, ce dont je ne
suis plus tout à fait le maître mais ce que je suis devenu! ». Si
je prends comme point de départ ce passage, de toute évidence
excessif, de L'avenir dure longtemps, c'est pour mieux marquer
d'entrée le malaise auquel est inévitablement confronté
quiconque veut parler de ce texte en termes théoriques et
académiquement objectifs. Je dois dire tout de suite que je ne
partage guère les analyses - dithyrambiques ou condamna-
toires - qui ont été le plus souvent faites de ce livr~ au
moment de sa parution en 1992. Émouvant jusqu'à l'insoute-
(1)L'avenir dure longtemps, Paris, Stock-Imec, 1992,p.25
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nable, il ne me paraît pas un grand texte littéraire, et je le
trouve, d'un point de vue formel, bien au dessous des autres
écrits althussériens. Il me semble' en outre théoriquement
inconcevable qu'on ait voulu tirer de ces mémoires de la folie
des arguments pour invalider les travaux philosophiques
d'Althusser; et moralement ignoble - mais, idéologiquement,
ô combien « logique », qu'on ait voulu y trouver la vérité soi-
disant «profonde» de sa vie et de ses paris politiques. Ce n'est
pas le moins paradoxal des effets produits par la publication
des textes autobiographiques de Louis Althusser, que d'avoir
servi d'alibi confortable pour éclipser son oeuvre théorique.
Commesil'autobiographieavaitmontréune« vérité »dont les
textes prétendument philosophiques n'auraient été que des
masques, sinon des impostures. A force de ruminer sur ce
qu'un Althusser, en quête désespérée d'identité, nous aurait
révélé de ses origines, tout se passe comme si deux décennies
de travail philosophique - extrêmement important pour l'his-
toire du marxisme au vingtième siècle - devaient être défini-
tivement réduites à l'état de reliques d'un temps obscur et
périmé. Se confronter au fait biographique a souvent été ainsi
la façon la plus efficace d'oublier l'existence d'une oeuvre
philosophique qui s'est elle-même voulue intervention révolu-
tionnaire dans le territoire des pratiques discursives. Le
premier effet politique de l'autobiographie a donc été d'effacer
les enjeux du texte althussérien dans la lutte des classes, à la
veille de l'effondrement du corpus stalinien et de ses pratiques.
On pourrait être tenté d'y voir une intention malveillante,
superposée au texte lui-même, une volonté de lecture malhon-
nête s'obstinant à manipuler l'écriture sur laquelle elle s'exerce.
Je n'en crois rien - quand bien même cette malhonnêteté et
cette malveillance ont de toute évidence existé. C'est dans le
texte lui-même qu'il faut essayer de trouver la détermination de
ses effets. Il n'est pas absolument indispensable d'avoir lu et
compris Spinoza pour savoir que « l'Écriture doit s'expliquer
par l'Écriture seule »2.
(2) Spinoza, B., Lettre LXXVI (à Albert Burgh), in Oeuvres, trad. par Ch.
Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1966,vol.4., p.345.
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2. Disons-le tout de suite: l'autobiographie est un genre
littéraire essentiellement mystificateur. On ne raconte jamais sa
-
vie pour en dire la vérité, mais pour en rétablir le sens en fait
pour le feindre. Un sens, bien sûr, rétrospectif. Toute autobio-
graphie est écrite aufutur antérieur. Ce qui commande le para-
doxe de L'avenir dure longtemps, c'est que le sens qu'on essaie
d'y déployer finit par être celui d'une rigoureuse autodestruc-
tion. Si le meurtre qui ouvre ce texte a, d'une façon à peine
métaphorique, détruit la vie de l'auteur, les pages qui le racon-
-
tent - et cherchent à en rendre raison semblent avoir à
compléter cette tache tragique: leur objet n'étant que l'anéan-
tissement - ou, tout au moins; l'essentielle dévaluation - de
l'ensemble de l'oeuvre qui a précédé cet événement définitif.
L'autobiographie d'Althusser n'est pas cette réponse au non-
lieu qu'elle dit vouloir être3. Elle en est l'aboutissement. Que le
projet ait été réussi, il suffit pour le constater d'évoquer le
silence fait sur l'oeuvre d'un auteur dont le drame personnel est
devenu ces dernières années un objet de consommation de
masse, le silence fait sur ses enjeux théorico-politiques. Enterré
le poids de l'oeuvre, Althusser n'est plus, pour l'horizon cultu-
rel des années quatre-vingt-dix, que le «cas Althusser».
Remarquable exemple de mystifications d'une histoire: celle
de la pensée marxiste du vingtième siècle.
3. Habetis vitae meae historiam veram, écrivait un penseur
hollandais du XVIIème siècle en conclusion du manuscrit de
« confessions» qui précédait son suicide. Nous savons qu'il
n'y a pas de narration vraie de sa propre vie. Il faut le dire: les
longues précautions« objectivantes» du début de L'avenir
dure longtemps ont tout d'un alibi sans lequel l'accomplisse-
ment même du texte deviendrait inimaginable. Elles ne sont
-
guère crédibles pour un lecteur qui aurait passé si peu que
(3) «Car c'est sous la pierre tombale du non-lieu, du silence et de la mort
publique quej'ai étécontraint desurvivreetd'apprendre àvivre.Voilàquelques
uns des effets néfastes du non-lieu et voilà pourquoi j'ai résolu de m'expliquer
publiquement sur le drame que j'ai vécu. Je n'entends rien d'autre par là que
lever lapierre tombale sous laquelle laprocédure dunon-lieu m'aenfoui àvie
pourdonner àchacun les.informationsdontje dispose» (L'avenir...,pp.23-24).
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ce soit - à travers la tradition freudienne. Je les cite dans leur
-
force émouvante, certes, mais aussi inutile de le cacher -
dans leur fondamentale et insoutenable naïveté théorique:
«J'ai fait ce que personne n'avait soit voulu soit pu faire
jusqu'ici: j'ai rassemblé et confronté, comme s'il s'agissait
d'un tiers, toute la 'documentation' disponible, à la lumière de
-
ce que j'ai vécu et inversement »4.Mais un matérialiste sait
que toute mémoire de soi-même ne peut être que légendaire et
que, si la parole du moi sur soi-même parle toujours en troi-
sième personne, ce n'est que pour mieux effacer son caractère
imaginaire. Écrire une autobiographie, c'est, avant tout, inven-
ter un autre de qui raconter l'histoire. Lire un texte autobio-
graphique, c'est, avant tout, essayer d'établir la logique interne
de la légende de cet autre qu'il nous raconte, le traiter à l'inté-
rieur du genre narratif auquel il appartient: la fiction. C'est là
que les efforts - voués à l'échec - d'Althusser pour dégager
son texte de ce genre littéraire, prennent leur portée:
«J'avertis: ce qui suit n'est ni journal, ni mémoires, ni auto-
-
biographie »5. L'avenir dure longtemps est en effet nous le
savons - non pas une autobiographie, mais très précisément
un délire autobiographique. Chercher à établir la logique de ce
délire, la démarquer de celle de la biographie elle-même,6 et
surtout de celle de l'oeuvre, devient peut-être le seul travail
honnête à exercer sur le testament d'un grand penseur dont la
charge immense de douleur affectant le dernier texte n'est
aucunement une garantie de sa vérité.
II
4. Le paradoxe que je viens d'énoncer devient plus grinçant,
lorsqu'on tient compte du fait que tout le travail althussérien des
années soixante tourne autour de deu-xquestions essentielles:
(4) L'avenir..., p. 24.
(5) L'avenir..., p. 25.
(6) Tel a été l'effort remarquable de Yann Moulier-Boutang (Louis Althusser.
Une biographie, T.I, Paris, Grasset, 1992), sans lequel la compréhension de
L'avenir... demeurerait sur beaucoup de points impossible.
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Description:Althusser aujourd'hui» organisé les 16 et 17 octobre 1995 à l'École normale . Si le meurtre qui ouvre ce texte a, d'une façon à peine métaphorique