Le Crime de Pétain

288 Pages·2001·1.35 MB·French

by  Paul Webster

Paul Webster
Le crime de Pétain
Traduit de l’anglais
par Claude ESMEIN
Collection Histoire et Sociétés
Directeur littéraire : Bernard Lefort
L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en Grande-Bretagne en 1990 par
Macmillan London Limited sous le titre Pétain’s Crime, The full story of French
collaboration in the Holocaust. Une première traduction en français a paru aux
Éditions du Félin, en 1993, sous le titre L’Affaire Pétain. La présente édition,
révisée et actualisée, est adaptée de l’édition de poche parue chez Macmillan
Publishers Limited en 2001. L’avant-propos, les chapitres 1, 22 et 23 ont été
retraduits par Claudine Richetin, en collaboration avec l’auteur.
© Éditions du Félin, 2001
10, rue La Vacquerie, 75011 Paris
ISBN : 2-86645-397-2
Num : Herb et Alv – Septembre 2014.
REMERCIEMENTS
Ma gratitude pour leur concours, dans la préparation des recherches de cet
ouvrage, à Patricia Boccadoro et Marc Uzan.
Je tiens à remercier particulièrement la librairie et l’équipe du Centre de
documentation juive contemporaine de Paris et l’institut Mendès France pour
leur aide inestimable.
Après les recherches de la mission d’étude sur la spoliation des Juifs de
France, présidée par Jean Mattéoli, la Documentation française a publié en 2000
toute la législation anti-juive extraite des journaux officiels allemands et français
réunie dans un seul volume de 530 pages. Le rapport complet de la mission et les
textes antisémites sont disponibles à la Documentation française, 29-31 quai
Voltaire, 75344 Paris, ou à consulter sur le site web www. ladocfrancaise. gouv.
fr
La Documentation française a également édité un cédérom qui présente en
fac-similé l’ensemble des textes de spoliation et de restitution. Destiné aux
bibliothèques et aux chercheurs, le cédérom contient des outils de recherches
thématique et chronologique qui facilitent considérablement l’accès à la
connaissance de cette époque.
Décembre 1789
« … Songeons qu’il ne peut jamais être politique, quoi qu’on puisse dire, de
condamner à l’avilissement et à l’oppression une multitude d’hommes qui vivent
parmi nous. »
Maximilien de Robespierre, à propos de l’émancipation des Juifs français.
Février 1942
« Le gouvernement français serait heureux d’être débarrassé des Juifs d’une
manière quelconque, sans faire trop de bruit. »
Karl Theo Zeitschel,
conseiller aux Affaires juives de l’ambassade d’Allemagne.
Juillet 1995
« Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par
l’État français. Ne rien occulter des heures sombres de notre histoire, c’est tout
simplement défendre une idée de l’homme, de la liberté et de sa dignité. »
Jacques Chirac,
Président de la République.
AVANT-PROPOS
Depuis la première parution de ce livre en Grande-Bretagne et aux États-
Unis, en 1990, sous le titre Pétain’s Crime, la réticence des Français à
condamner le régime criminel de Vichy a presque disparu. La présente édition
révisée et mise à jour d’un ouvrage précédemment publié en France sous le titre
L’Affaire Pétain tient compte des raisons de ce revirement fondamental et
souvent douloureux de l’opinion publique depuis le changement de pouvoir
passé, en 1995, de François Mitterrand à Jacques Chirac. On peut dire qu’il
existe aujourd’hui suffisamment de publications, de minutes de procès et de
déclarations officielles pour établir un jugement sans équivoque sur ce qui fut la
grande trahison d’une communauté vulnérable par un chef d’État.
Cependant, beaucoup hésitent encore à dénoncer en Philippe Pétain le
principal architecte de l’abjecte législation française antisémite, malgré le fait
qu’il signa personnellement des centaines de décrets qui ouvrirent la voie à la
déportation et à la mort. Il est peu vraisemblable que cesse définitivement toute
tentative de le réhabiliter, malgré la condamnation publique faite par le Président
Chirac du régime de Vichy qu’il qualifia de criminel, portant ainsi un coup fatal
aux dernières défenses d’arrière-garde de Mitterrand.
Pétain répéta à plusieurs reprises être l’unique responsable des plus
importantes décisions de son administration, confirmant une tradition qui veut
que, quelle que soit la forme de gouvernement, le chef d’État joue le rôle de
guide moral pour le meilleur et pour le pire. Dans le futur, il serait souhaitable
qu’à l’occasion, par exemple, de la commémoration de la Grande Rafle du
16 juillet 1942, un Président résolu décide de dissiper toute ambiguïté sur le rôle
central de Pétain en prononçant une condamnation personnelle qui tiendrait lieu
de verdict.
La culpabilité de Pétain, sans circonstances atténuantes, ne fait aucun doute
pour la majorité des chercheurs – conduits par l’avocat Serge Klarsfeld –, les
plus assidus à analyser les choix du Maréchal pendant la guerre, comme le
confirme cette lettre adressée au journal Le Monde et publiée le 11 novembre
1992, après que Mitterrand eut fait déposer une couronne sur la tombe de Pétain.
11 novembre : Vichy après Verdun
« Historiens, universitaires et chercheurs, nous appuyant sur les acquis des
travaux scientifiques de plusieurs décennies, nous déplorons que le Président de
la République ait fait déposer, le 11 novembre, depuis 1986, une gerbe sur la
tombe de Philippe Pétain.
« Nous rappelons que Philippe Pétain a trahi la confiance que les Français et
les Françaises avaient placée en 1940 dans le vainqueur de Verdun.
« Il s’en est servi pour : abolir la République ; livrer des réfugiés politiques
confiants dans la tradition française et républicaine ; instaurer de son propre
chef, en devançant toute pression de l’occupant, une politique d’expulsion à
l’égard de diverses catégories de citoyens français, en raison de leurs origines
(Juifs) ou de leurs opinions (francs-maçons) ; choisir une politique de
collaboration, qui a servi les desseins du Reich, et pratiquer la répression contre
toutes celles et tous ceux qui refusaient cet assujettissement à l’occupant et aux
nazis. Il a été complice ou directement responsable de la déportation d’hommes,
femmes et enfants juifs et tsiganes. »
Ce texte nous a été adressé par Jean-Pierre Azéma, François Bédarida,
Renée Bédarida, Serge Berstein, Étienne Dejongbe, Jacques Delarue, Yves
Durand, Marc Ferro, Robert Frank, Jean-Marie Guillon, André Kaspi, Pierre
Laborie, Pierre Milza, Pascal Ory, Denis Peschanski, Madeleine Rebérioux,
Henry Rousso, Dominique Veillon, Pierre Vidal-Naquet, Annette Wieviorka,
Olivier Wieviorka, Michel Winock{1}.
Quand bien même une majorité de l’opinion publique approuverait ce point
de vue, il ne faudrait pas commettre l’erreur de croire que ces terribles
constatations des conséquences du racisme ont éradiqué en France tout sentiment
d’antisémitisme, de discrimination et de xénophobie. En portant ces attaques
contre Pétain, ces éminents historiens, avocats, chercheurs, journalistes et
écrivains, chrétiens et juifs, appellent implicitement à maintenir une rigoureuse
vigilance pour défendre la Déclaration des Droits de l'Homme et le droit d’asile,
les plus admirables dons que la France ait faits à l’humanité.
DOUCE FRANCE
Au sud de Toulouse, sur le chemin qui mène à la frontière espagnole, le
plateau dénudé de la Garonne est brusquement interrompu par les collines
couvertes de vignes et de pâturages qui dominent le bourg de Noé. Une route
quitte la nationale et glisse vers la place du village ombragée par de grands
platanes et bordée de maisons de pierre à tuiles romaines. Les ruelles étroites qui
convergent vers la fontaine semblent baignées de soleil et d’un calme éternels.
Nous sommes dans le Midi, au bord du large lit de la Garonne ; le rythme de
vie n’a pas changé depuis des siècles. Noé est un parfait exemple de ce
provincialisme sans états d’âme, tout empreint de charme et de traditions,
qu’évoque si justement la chanson de Charles Trenet, Douce France. Vers la fin
du printemps je rencontrai Trenet par hasard dans le hall du Grand Hôtel de
l’Opéra, à Toulouse, alors que je me rendais à Noé.
Le Fou chantant écrivit cette chanson sur le « cher pays de son enfance »
pendant la guerre. Il est certain que la nostalgie des clochers et de la campagne
paisible qu’il exprimait si bien contribua largement à maintenir le moral d’un
peuple éprouvé. Quelque cinquante ans plus tard, en 1988, la ritournelle était
encore un succès populaire, et elle fut choisie par François Mitterrand comme
thème musical pour sa campagne présidentielle dont les affiches électorales
évoquaient également la France des villages immuables perdus dans les collines.
En cette belle matinée printanière, alors que je roulais vers Noé, on aurait pu
croire que la « Douce France » de Trenet avait été inspirée par la tranquillité de
ce village de 1 200 habitants qui avait résisté à l’usure du temps. Mais si cette
chanson avait été entendue ici en 1942, au plus fort de son succès, quelle cruelle
ironie eût accompagné son écoute.
Noé ne fut jamais le centre d’opérations militaires, mais le village a été
profondément marqué par la guerre, car il abrita un camp de concentration, un
lieu de rassemblement des Juifs avant leur long et ultime voyage vers
Auschwitz. En août 1942, les malades et les vieillards qui constituaient
l’essentiel des internés furent entassés dans des wagons à bestiaux par des
gendarmes français, qui apportaient ainsi leur contribution à la « solution
finale ».
Les larmes aux yeux, le rabbin René Kapel, aumônier du camp, regardait les
gendarmes, dans leur uniforme familier, monter la garde devant un train dont le
chargement n’était composé que de désemparés et de mourants. « Jusqu’à mon
dernier jour je verrai ces vieillards, hommes et femmes, allongés sur la paille des
wagons à bestiaux, silencieux et résignés, ayant accepté leur destin avec une
bouleversante sérénité », dit-il des années plus tard.
Noé faisait partie d’un système bien rodé de contrôle de détention, puis de
déportation des Juifs. Dès 1940, après la débâcle de l’armée française, on
comptait plusieurs grands centres de concentration permanents et un réseau de
centres de travaux forcés, de lieux de transit et d’internements temporaires
dispersés dans le sud de la France, dans la partie administrée par le
gouvernement de Vichy, station thermale située au cœur de l’Auvergne.
À l’été 1942, plus de vingt camps détenaient déjà des milliers de Juifs, et ce
nombre devait s’accroître fortement avec les vagues d’arrestations que connut la
zone placée sous administration française. Dans certains de ces centres gardés
par la police, les conditions de détention s’avérèrent pires qu’à Noé, qui avait
pourtant attiré mon attention lorsque j’étais tombé sur des photos, prises en
1941, de prisonniers juifs nus et présentant les traits émaciés typiques des
survivants de Bergen-Belsen. La ville, portant le nom de celui dont l’arche sauva
l’humanité, était devenue un refuge amer pour les Juifs qui avaient placé leur foi
dans la Déclaration des Droits de l’Homme, vieille d’un siècle et demi.
Depuis ma visite à Noé, j’ai vu bien d’autres photographies datant de la
guerre et montrant la complicité française dans l’accomplissement de
l’Holocauste. Des documents de cette époque révélèrent également comment un
processus bureaucratique implacable isola puis réduisit des Juifs à l’état de
déchets humains avant de les remettre aux Allemands qui les dirigeaient vers les
abattoirs d’Auschwitz. En tout, 75 721 Juifs français, étrangers et apatrides
passèrent par cette impitoyable machine : presque tous disparurent à jamais dans
la nuit et le brouillard de l’extermination nazie.
Environ 3 000 d’entre eux moururent de faim, de maladie et d’indifférence
dans les camps français avant même le chargement des trains de la mort où ils
furent nombreux à périr d’étouffement, de soif ou du fait des violences
policières. D’autres passèrent des années à se cacher non de la Gestapo mais des
policiers français qui leur faisaient la chasse, aidés en cela par des recensements
raciaux dressés au nom des lois anti-juives mises en place juste après la débâcle
de 1940.
Au-delà de la cruauté de ce système instauré sans pression de la part des
Allemands, l’aspect le plus frappant de la folie raciale en France tient à la
banalité et à la légalité constitutionnelle de cette logique de persécution. Les
tentatives menées après guerre pour discréditer le gouvernement de Vichy et son
chef, le maréchal Pétain, ne purent dissimuler le fait qu’il s’agissait d’une
administration légitime mise en place par les élus des deux Chambres.
L’organisation chargée des camps de concentration ainsi que le contrôle des
étrangers, qui toucha plus tard essentiellement les Juifs, avaient été institués
avant le déclenchement de la guerre. La dénonciation hystérique des Juifs par la
presse antisémite avait été cautionnée par un décret de Vichy abrogeant les
sanctions pour délit d’injures racistes.
Ce qui conduisit finalement à cette destruction obstinée de familles entières,
y compris de 11 600 enfants et nourrissons, débuta en juillet 1940 par des
mesures, anodines au premier abord, de révision des naturalisations et de mise en
place d’un système de quota du nombre de Juifs par profession. Après la
capitulation de la France, en remettant les réfugiés politiques allemands aux
mains des nazis, les autorités de Vichy provoquaient une implacable
augmentation de la discrimination sans causer de réprobation populaire. Dès
l’été 1942, la police française chargeait de force des enfants en bas âge dans des
bétaillères, ou frappait des mères à coups de crosse afin qu’elles abandonnent
leurs enfants que l’on internait dans des centres chichement pourvus en
nourriture et en soins médicaux.
Les lieux qui abritèrent cette croisade inhumaine furent souvent encore plus
anonymes que le paisible village de Noé. Près de l’aéroport du Bourget, Drancy
hébergea le centre de transit le plus important de la région parisienne. C’est là
que transitèrent la plupart des Juifs qui échouèrent aux mains des Allemands,
dans cet ensemble inachevé d’immeubles aujourd’hui occupés par des familles
immigrées, et dont les alentours n’ont guère changé depuis l’avant-guerre. De
Drancy, les Juifs étaient acheminés jusqu’à la gare du Bourget, puis jetés dans
des wagons à bestiaux à partir d’une plate-forme servant habituellement à
rassembler les moutons destinés à l’abattoir.
La police française, qui effectuait la plupart des arrestations, avait également
l’honneur d’assurer la garde des déportés jusqu’à la gare, ou de les convoyer
jusqu’à la frontière allemande, afin de s’assurer que personne ne viendrait
apporter à manger ou à boire à ce fret humain souvent constitué d’enfants sans
défense. Le fait que les Juifs furent acheminés vers la mort dans les célèbres bus
parisiens blanc et vert, conduits par leurs chauffeurs habituels, dans leur
uniforme réglementaire, conféra à ce génocide un caractère banal, presque
rassurant.
Simone Veil, qui deviendrait présidente du Parlement européen, fut ainsi
arrêtée à Nice à l’âge de seize ans et transférée à Paris dans un wagon ordinaire
accroché à l’express régulier Nice-Paris, pour être expédiée à Auschwitz.