Table Of ContentÉTAT PATERNALISTE OU ÉTAT MINIMAL fait que la demande pour les écrits d’Homère semblait devenue insatiable à Athènes : tout le
Remarques théoriques et pratiques sur la gestion de l’État démocratique monde apprenait à lire, tout le monde lisait Homère. En un temps incroyablement court, son
œuvre était devenue la Bible et la passion de toute la ville. Bientôt on se mit à publier d’autres
Karl Popper – traduit de l’allemand par Corinne Verdan-Moser livres. Notons au passage que sans marché du livre il n’y aurait pas de publication. En effet,
l’existence d’un manuscrit (ou aujourd’hui d’un livre imprimé) dans une bibliothèque ne
Conférence prononcée le 9 juin 1988 au Bayerischer Hof de Munich sur invitation de la remplace en aucune manière son offre sur un marché du livre ; et c’est avec raison que nous
Banque Hoffmann SA de Zurich considérons qu’un livre est publié pour la première fois lorsqu’il est proposé pour la première
fois sur un marché du livre. Pendant longtemps (je dirais quelque deux cents ans), le seul
marché du livre en Europe se trouvait à Athènes. Corinthe et Thèbes furent probablement les
Mesdames, Messieurs, premières villes dont les marchés suivirent son exemple.
Permettez-moi une remarque préliminaire : je suis malheureusement un théoricien, et j’ai Certes, poètes et manuscrits avaient existé déjà bien avant ce temps-là. Mais ce n’est qu’à
l’habitude de m’adresser à des théoriciens ou à des étudiants – ce qui revient à peu près au Athènes qu’une littérature a pu se développer (puisque cela suppose l’institution de la
même, puisqu’un théoricien est un étudiant perpétuel. En outre, il se trouve que mon intérêt publication) et des écrivains se multiplier, qu’ils fussent historiens, politologues, philosophes,
principal et ma passion se portent vers les sciences de la nature et si je m’occupe de politique, spécialistes en sciences naturelles ou mathématiciens. Parmi ceux-ci, les écrivains de pure
ce n’est que parce qu’elle concerne chaque citoyen. C’est pourquoi j’ai quelque peu hésité souche athénienne, comme Thucydide, étaient rares. Mais Athènes exerçait sur eux un
avant d’accepter cette invitation à venir parler devant un cercle de grands spécialistes de la vie irrésistible pou voir d’attraction. Parmi les écrivains étrangers qui vinrent à Athènes pour y
sociale. publier leurs livres, on compte notamment le savant et philosophe Anaxagore, ainsi
En fait, la raison pour laquelle j’ai accepté votre invitation est double. Il s’agit d’une part de qu’Hérodote, son cadet de quelques années, le premier grand historien. Tous deux
la série de conférences et d’écrits que la Banque Hofmann publie. J’ai découvert que je s’installèrent à Athènes en tant que réfugiés politiques d’Asie Mineure. À mon avis, Hérodote
connaissais personnellement la plupart des auteurs, dont certains comptent même parmi mes a écrit son impressionnante œuvre historique sans penser à sa publication, alors qu’Anaxagore,
amis, et que les sujets abordés m’intéressaient beaucoup. D’autre part, j’ai constaté que l’un lui, espérait sans doute bien faire publier son ouvrage sur la nature, qui était de dimensions
des thèmes principaux de cette série de publications et de conférences était le marché libre. plus modestes. Si cette hypothèse est exacte, elle illustre l’attitude encore incertaine des
C’est alors qu’il m’est apparu que je pourrais vous proposer quelque chose de nouveau dans ce auteurs devant la pratique toute récente de la publication, une pratique dont personne à
domaine, quelque chose qui touche à la relation existant entre la création d’un marché inédit, l’époque n’avait encore saisi l’importance.
qui joua un rôle important sur le plan culturel, et les débuts de la démocratie en Europe. J’ai
donc décidé de choisir ce sujet en guise d’introduction, pour ensuite vous soumettre quelques- Du premier livre publié en Europe à la révolution de Gutenberg.
uns des problèmes fondamentaux de la démocratie – de notre démocratie occidentale qui, tout
Je pense que le miracle culturel qui a eu pour scène l’Athènes du 5e siècle avant Jésus-
comme notre civilisation, tire ses origines de l’Antiquité : de Rome, de la Grèce, d’Athènes.
Christ peut être expliqué en grande partie par l’invention athénienne du marché du livre ; et
cette invention explique sans doute aussi la démocratie athénienne.
Y a-t-il un lien entre la littérature, les sciences et la démocratie ?
En l’an 510, le tyran Hippias est chassé d’Athènes et la démocratie voit le jour, tandis que se
Vers l’an 530 avant Jésus-Christ, Athènes vit l’apparition d’un marché inédit, inédit en crée le marché du livre : dire que ces deux événements sont liés est évidemment une
Europe en tout cas : un marché libre du livre, un lieu où des livres sous forme de rouleaux de hypothèse que l’on ne peut vérifier. Mais beaucoup de faits parlent en sa faveur : l’art de la
papyrus écrits à la main étaient spécialement destinés à la vente. Les premiers ouvrages qui lecture et de l’écriture, qui s’est rapidement répandu à Athènes ; la grande popularité
furent ainsi proposés sont les deux grandes épopées d’Homère : l’Iliade et l’Odyssée. d’Homère et par conséquent celle des grands dramaturges athéniens ; les peintres et les
Selon un récit de Cicéron, qui a vécu 500 ans plus tard, c’est à Pisistrate, le tyran athénien sculpteurs ; les nombreuses idées nouvelles dont on commençait à débattre ; l’essor
de l’époque, que l’on doit la publication des épopées d’Homère. Pisistrate fut un grand intellectuel… Ce sont là des faits établis. A supposer cependant que la naissance de la
réformateur. Il institua notamment les représentations dramatiques à Athènes – autrement dit, démocratie se soit produite indépendamment de tous ces facteurs – lesquels ont en tout cas été
il présida à la naissance du théâtre. Peut-être, voire certainement, fut-il le premier éditeur fortement déterminés par l’invention du marché du livre – le succès retentissant de la jeune
d’Homère, puisqu’il fit venir d’Egypte le papyrus indispensable à son projet et acheta les démocratie athénienne dans les guerres d’indépendance menées contre les assauts du géant
nombreux esclaves instruits à qui l’on pût dicter les textes du poète épique. C’était un homme perse ne fut certainement pas indépendant de tels facteurs. Ce succès ne peut s’expliquer qu’à
riche, qui offrit aux Athéniens nombre de réjouissances et d’importants événements culturels. la lumière de la nouvelle identité culturelle que les Athéniens se sont construite eux-mêmes,
Plus tard, d’autres Athéniens entreprenants se lancèrent dans l’édition. Ils étaient attirés par le
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ainsi que par leur enthousiasme et leur intérêt pour une beauté et une clarté inégalées dans l’art alors signé entre Sparte et Athènes. Ainsi la démocratie avait-elle survécu aux pires moments
et la poésie. d’une guerre horrible et à la trahison de quelques citoyens dirigeants. Dès lors, et pour plus
Il est en tout cas significatif que l’invention de Gutenberg au XVe siècle et la grande d’un demi-siècle, même ses ennemis considérèrent la démocratie athénienne comme
expansion du marché du livre grâce à l’imprimerie aient entraîné une révolution culturelle invincible.
similaire, à savoir l’humanisme. La Renaissance de la littérature antique a fécondé toutes les Mais elle avait commis de terribles erreurs. Non seulement des fautes tactiques et
formes d’art. Une nouvelle science de la nature prit forme ; en Angleterre, la Réforme entraîna stratégiques, mais aussi des crimes contre l’humanité, notamment la destruction de la cité
les deux révolutions, celle, sanglante, de 1648-49 et celle, sans effusion de sang, de 1688, avec insulaire de Melos, qu’Athènes avait attaquée apparemment sans avoir subi de provocation
laquelle débuta progressivement le développement démocratique du Parlement anglais. En directe. Tous les hommes furent tués et les femmes et les enfants vendus comme esclaves.
tous les cas, ici aussi on remarque un rapport évident entre les deux événements. L’injuste verdict du procès de Socrate (un procès politique dans lequel le procureur était un
chef de parti) paraît bien insignifiant comparé à ce crime effroyable. L’historien Thucycide,
Succès et forfaits de la démocratie athénienne. qui fut lui-même un stratège athénien, raconte en détail ce forfait et le présente pour ce qu’il
est : la décision cynique, inhumaine et inexcusable d’une majorité qui savait parfaitement ce
Le miracle athénien réside dans les extraordinaires événements culturels, politiques et
qu’elle faisait et qui, selon lui, devait en payer le prix. Il y eut plusieurs cas semblables.
militaires du Ve et du début du IVe siècle avant Jésus-Christ qui ont suivi la création du marché
Ces méfaits sont injustifiables. Mais heureusement, il y eut aussi d’autres décisions que nous
du livre. Ces grands événements coïncident avec le développement rapide d’une littérature
relate Thucydide. La ville de Mytilène, après avoir rompu son pacte d’alliance avec Athènes et
proprement sans égale et exemplaire – exemplaire pour l’avenir de l’Europe. Ils se déroulent
s’être tournée contre elle, fut soumise par celle-ci. Les Athéniens envoyèrent un navire à
au cours de deux guerres de près de trente ans chacune. De la première, Athènes ressort
Mytilène avec l’ordre, adressé à leur général, de tuer tous ses habitants. Mais le lendemain, les
détruite, mais victorieuse. À la deuxième, elle subit une écrasante défaite. Voici une courte
Athéniens furent pris de remords. On réunit à nouveau une assemblée du peuple, décrite par
liste chronologique des principaux événements :
Thucydide, au cours de laquelle Diodote plaida pour la clémence. Il ne fut suivi que par une
faible majorité des votants, mais cela suffit pour envoyer aussitôt un second bateau à la suite
507 Naissance de la démocratie à Athènes.
du premier. L’équipage rama de toutes ses forces, nuit et jour, sans interruption, tant et si bien
493 Armement, construction d’une flotte sous Thémistocle.
que le premier ordre put être annulé juste à temps. Il s’en fallut de peu que Mytilène fût
490 Bataille de Marathon.
entièrement détruite, conclut Thucydide.
480 Évacuation d’Athènes. Les Perses dévastent la ville. La résistance s’organise
entièrement autour de la flotte. Bataille de Salamine.
La démocratie n’a jamais été synonyme de souveraineté du peuple, elle ne peut
479 Batailles près de Platée et de Mycale. Menacés, les Grecs ioniens d’Asie Mineure et
l’être ni ne doit l’être.
des îles demandent le secours d’Athènes, ce qui aboutira à la formation, entre Athènes
et ses alliés, de la ligue de Délos et à ce que l’on appelle l’empire athénien. Je crois, et vous l’avez constaté, que l’exercice de la démocratie soulève de grandes
Fortification d’Athènes, reconstruction. difficultés. Elles ont existé dès le début et sont toujours présentes aujourd’hui. Les problèmes
dès 462 Époque de Périclès. L’Acropole. Le temple du Parthénon. les plus importants et les plus difficiles sont les problèmes d’ordre moral.
dès 431 Guerre du Péloponnèse. L’un d’entre eux prête aujourd’hui encore à confusion : il ressemble à un problème d’ordre
429 La peste. Périclès en meurt. La guerre continue, devient de plus en plus meurtrière. moral mais ne l’est pas. Il s’agit en fait d’un simple problème de vocabulaire : « démocratie »
413 La catastrophe de Sicile : anéantissement de la flotte athénienne et de son armée. signifie littéralement « souveraineté du peuple », et c’est pourquoi tant de gens croient que ce
411 Effondrement de la démocratie athénienne. nom est représentatif des formes de gouvernement que nous nommons ainsi en Occident.
404 Victoire de Sparte sur Athènes et mise en place d’un gouvernement fantoche, terroriste Les Grecs inventèrent plusieurs noms pour désigner les différentes formes de gouvernement,
et antidémocratique, dépendant de Sparte. Au cours de ses huit mois de règne, il sans doute parce qu’ils voulaient déterminer laquelle des formes de gouvernement possibles
élimina plus de citoyens athéniens qu’il n’en était mort durant les dix dernières années était bonne ou mauvaise, meilleure ou pire. C’est ainsi qu’ils retinrent cinq termes, suivant le
– les plus terribles – de la guerre. degré de qualité morale des gouvernants. Par la suite, Platon a abondamment utilisé cette
répartition et l’a exploitée dans la classification suivante :
C’est par là qu’on a coutume de conclure l’histoire de la seconde guerre de près de trente
ans, et c’est pourquoi on a quelque peu l’impression que ce fut aussi la fin de la démocratie
athénienne. Mais tout n’était pas terminé. Huit mois plus tard, un groupe d’Athéniens
démocrates renversa les trente tyrans au cours de la bataille du Pirée ; un traité de paix fut
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1&2 La monarchie – souveraineté d’un seul homme bon – et sa forme pervertie, la tyrannie – Je prétends que ces questions sont en fait à la base de ce que nous appelons nos démocraties,
souveraineté d’un seul homme mauvais. même si elles restent informulées : elles sont très différentes de la question platonicienne
3&4 L’aristocratie – souveraineté de quelques hommes bons – et sa forme pervertie, consistant à se demander si le peuple doit régner. Elles sont même à la base de la démocratie
l’oligarchie – souveraineté de quelques hommes peu enclins à la bonté. athénienne, tout comme elles sont le fondement de nos démocraties occidentales modernes.
5 La démocratie – souveraineté du peuple, du grand nombre, de la masse. Ici, selon Platon, Nous, qui nous qualifions de démocrates, considérons une dictature ou une tyrannie comme
il n’existe qu’une seule forme et elle est mauvaise, parce que parmi beaucoup d’hommes, étant mauvaises d’un point de vue moral : elles sont non seulement pénibles à supporter, mais
il y a toujours beaucoup d’hommes mauvais. surtout insupportables sur le plan de la morale parce qu’injustifiables. En les supportant, nous
nous rendons compte que nous faisons quelque chose de mal. Mais nous sommes obligés de
Il est à présent très important de rechercher l’interrogation fondamentale qui est sous-jacente les supporter. Telle fut la situation dans laquelle se trouvèrent, en Allemagne, les conjurés du
à ce système. On s’aperçoit alors que Platon part de la question quelque peu naïve : 20 juillet 1944. Ils essayèrent de s’échapper du terrible piège moral dans lequel ils étaient
Qui doit régner sur l’État ? tombés – suite à la décision démocratique qui avait institué la loi sur les pleins pouvoirs de
Qui doit exercer le pouvoir ? mars 1933. Une dictature nous impose une situation dont nous ne sommes pas responsables,
Cette question naïve peut effectivement se poser dans un petit gouvernement comme l’Etat- sans que nous puissions, en général, la modifier. Du point de vue humain, c’est une situation
cité athénien, où toutes les personnalités importantes se connaissent bien. On remarquera que insupportable. C’est pourquoi il est simplement de notre devoir moral de tout mettre en œuvre
cette question reste aujourd’hui encore, sans doute inconsciemment, à la base des discussions pour empêcher qu’une telle situation se présente.
politiques. Marx et Lénine, Mussolini et Hitler, et aussi la plupart des hommes politiques C’est ce que nous essayons de faire au moyen des formes de gouvernement démocratiques,
démocrates portent toujours en eux, même si souvent ils n’en sont pas conscients, cette et c’est là le seul fondement moral qu’on puisse leur assigner. Les démocraties ne sont donc
question éminemment personnelle. Et lorsqu’ils formulent des règles générales, ce sont pas des souverainetés populaires, mais elles sont en premier lieu des institutions équipées pour
souvent des réponses à la question « Qui doit régner ? ». Platon a répondu ainsi : « Le meilleur se défendre contre toute forme de dictature. Elles ne permettent aucune domination à caractère
doit régner ». C’était manifestement une réponse morale. Marx et Lénine : « Les prolétaires dictatorial, aucune accumulation des pouvoirs, bien au contraire elles essayent de limiter le
doivent régner » (au lieu des capitalistes) ; et ils doivent vraiment régner sur l’État: ils doivent pouvoir de l’État. L’avantage décisif d’une démocratie ainsi comprise, c’est qu’elle maintient
exercer la dictature ! Ici, l’élément moral est moins évident, mais ce sont bien sûr les bons la possibilité de pouvoir se débarrasser d’un gouvernement sans effusion de sang si celui-ci
prolétaires qui doivent régner, et non pas les méchants capitalistes. bafoue ses droits et ses devoirs, ou même, si nous jugeons que sa politique est mauvaise ou
Quant à Hitler, je n’ai guère besoin d’en parler. Sa réponse fut simplement : « Moi ». Il est aberrante.
clair que, comme ses prédécesseurs, il considérait la question « qui doit régner ? » comme Il ne s’agit donc pas de domination et de savoir « qui » domine, mais bien de gouvernement
fondamentale. et de savoir « comment » gouverner ; il s’agit aussi, avant tout, de veiller à ce que le
Il y a quelque 50 ans, j’ai proposé de rejeter la question platonicienne « Qui doit régner ? » gouvernement ne gouverne pas trop. Mieux encore, il s’agit de savoir « comment » est
comme étant inadéquate et de l’enterrer pour toujours. En effet, c’est un faux problème, qui administré l’État.
conduit à des solutions fausses et ridicules : à des solutions qui semblent répondre à des Telle était déjà la conception, encore implicite, mais clairement attestée qui sous tendait
exigences morales. Or, pour ce qui est de la morale, il est parfaitement immoral de considérer aussi la démocratie athénienne. Cette conception est toujours la nôtre aujourd’hui, ou devrait
ses rivaux politiques comme moralement mauvais ou méchants (et son propre parti comme l’être. Quels que soient ceux que l’on identifie au peuple, qu’il s’agisse des soldats, des
bon). Cette attitude engendre la haine, un sentiment toujours mauvais, elle a finalement pour fonctionnaires, des ouvriers, des employés (sans oublier les journalistes, les présentateurs de
effet de renforcer le pouvoir des dirigeants, alors qu’il s’agirait bien plus de mettre en œuvre radio et de télévision), des prêtres, des lettrés, des terroristes, des mineurs – nous ne voulons
les moyens de restreindre ce pouvoir. pas de leur pouvoir, ni de leur domination. Nous ne voulons pas les craindre, et encore moins
Car n’oublions pas qu’au départ nous nous étions intéressés à la comparaison des différentes être en devoir de les craindre. Si nécessaire, nous voulons et devons nous défendre à temps
formes de gouvernement, pas à des personnes, des classes, des races, voire des religions contre leurs prétentions arrogantes. C’est là le but de nos formes de gouvernement
prétendument bonnes ou mauvaises ! occidentales, que nous nommons « démocraties », soit à cause d’une méprise sur le sens du
mot, soit par habitude ; ce sont elles qui visent à protéger la liberté individuelle contre toutes
C’est pourquoi je propose de remplacer le problème platonicien « Qui doit régner ? » par un les formes de domination, excepté une domination, la souveraineté, la domination de la loi.
tout autre problème qui s’énonce ainsi : existe-t-il des formes de gouvernement qu’il nous
faille rejeter pour des raisons morales ? Et inversement : existe-t-il des formes de
gouvernement qui nous permettent de nous débarrasser d’un gouvernement rejetable ou
simplement incompétent, parce qu’il provoque des dégâts ?
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L’exigence première : le gouvernement doit pouvoir être déposé sans effusion Par conséquent, le terme d’« initiative populaire » est trompeur et entaché de propagande. Il
de sang (par un vote, au parlement par exemple). s’agit en général d’une initiative de quelques citoyens qui, dans le meilleur des cas, la
soumettent au peuple pour un jugement critique. Et il est important à ce moment-là que les
Je suis d’avis que la caractéristique essentielle d’un État démocratique consiste à offrir la
mesures proposées n’excèdent pas la compétence de jugement de l’électorat.
possibilité de déposer les dirigeants sans effusion de sang pour laisser les rênes à un nouveau
Avant de passer à autre chose, je voudrais encore attirer l’attention sur le danger que l’on
gouvernement. Il semble relativement peu important de savoir comment s’effectue cette
court en enseignant au peuple et aux enfants qu’ils vivent dans une démocratie – alors que ce
révocation – par des élections ou par un vote au parlement – pour autant qu’il s’agisse de la
n’est pas le cas (et que ça ne peut absolument pas être le cas). Comme ils ne tardent pas à s’en
décision d’une majorité, qu’elle soit constituée d’électeurs, de leurs représentants ou encore
rendre compte, non seulement ils sont insatisfaits, mais se sentent même dupés : ils ne sont
des juges d’un tribunal constitutionnel. Rien n’a démontré plus clairement le caractère
bien sûr pas au courant de la traditionnelle confusion verbale. Cela peut avoir des
démocratique des États-Unis que la démission du président Richard Nixon, démission qui fut
conséquences idéologiques et politiques graves et aboutir même au terrorisme. En fait, j’ai
en fait une destitution.
connu des cas de ce genre.
Ce qui importe, lors d’un changement de gouvernement, c’est d’avoir la possibilité
« négative » de mettre à exécution une menace de destitution. Quant à la faculté « positive »
Liberté et limites de la liberté : l’État.
de procéder à l’investiture d’un gouvernement ou de son chef, c’est un complément
relativement peu important. Ce n’est malheureusement pas l’opinion courante. Dans une Comme nous l’avons vu, nous sommes tous coresponsables dans une certaine mesure du
certaine mesure, il peut même être dangereux de mettre trop l’accent sur la nouvelle gouvernement, même si nous ne participons pas au pouvoir. Mais l’exercice de cette
investiture : elle peut être interprétée comme l’octroi d’une licence accordée par les électeurs coresponsabilité requiert la liberté – beaucoup de libertés : liberté d’expression, liberté d’accès
au nouveau gouvernement, une légitimation au nom du peuple et par la « volonté du peuple ». à l’information et liberté de diffusion de l’information, liberté de publication et bien d’autres
Mais que savons-nous et que sait le peuple des erreurs – voire des crimes – que le encore. « Trop » d’État conduit à l’absence de liberté. Mais il peut aussi y avoir « trop » de
gouvernement qu’il a élu commettra demain ? liberté. Il existe malheureusement un abus de la liberté, analogue à l’abus du pouvoir de l’État.
Ce n’est que par la suite que nous pouvons juger un gouvernement et son programme On peut abuser de la liberté d’expression et de la liberté de publication. Elles peuvent par
politique, éventuellement lui donner notre accord et décider de sa réélection. Au départ, il peut exemple être exploitées en vue de la désinformation et de l’incitation à la révolte. De manière
bénéficier de notre confiance, mais nous ne savons rien, nous ne pouvons rien savoir de ce tout à fait analogue, l’État peut abuser de la restriction des libertés.
gouvernement, nous ne le connaissons pas ; c’est pourquoi nous n’avons pas le droit de Nous avons besoin de la liberté pour empêcher les abus de l’État, et nous avons besoin de
présupposer qu’il ne trahira pas notre confiance. l’État pour empêcher les abus de la liberté. C’est là un problème qui ne pourra de toute
Comme nous le rapporte Thucydide, Périclès avait formulé cette idée très simplement : évidence jamais être entièrement résolu dans l’abstrait et qui ne pourra en principe jamais être
« Même si peu d’entre nous sont capables d’ébaucher un programme politique et de le mener entièrement résolu par des lois. Pour cela, il faut un tribunal constitutionnel et, plus que toute
à bien, nous sommes en revanche tous à même de l’évaluer ». autre chose, de la bonne volonté.
Je tiens cette formulation succincte pour fondamentale et désirerais la répéter. Prenons garde Nous devons nous convaincre que ce problème ne peut jamais être entièrement résolu ; ou,
au fait qu’ici l’idée de souveraineté, voire celle d’initiative du peuple sont écartées. Elles sont plus exactement, qu’il ne peut l’être que dans une dictature avec son omnipotence étatique de
remplacées par une tout autre idée, celle de jugement par le peuple. Je me permets donc de principe. Mais, cette solution-là, nous devons évidemment la refuser pour des raisons morales.
citer à nouveau Périclès : « Même si peu d’entre nous sont capables d’ébaucher un Nous devons nous contenter de solutions partielles et de compromis ; et notre amour de la
programme politique et de le mener à bien, nous sommes en revanche tous à même de liberté ne doit pas nous aveugler au point de nous faire ignorer les problèmes liés à l’abus de
l’évaluer ». celle-ci.
Périclès (ou peut-être Thucycide, car ils étaient probablement du même avis) a exprimé ici
très brièvement la raison pour laquelle le peuple ne peut pas gouverner, même en l’absence de Thomas Hobbes, Emmanuel Kant, Guillaume de Humboldt, John Stuart Mill.
difficultés particulières. Les idées, notamment les idées nouvelles, ne peuvent être l’œuvre que
Ces problèmes ont été repérés par quelques penseurs appartenant à un passé plus ou moins
d’individus isolés, quitte à être éventuellement affinées et améliorées en collaboration avec
éloigné qui, à partir de principes généraux, ont cherché à justifier la nécessité du pouvoir de
quelques autres personnes. En revanche, par la suite, beaucoup de citoyens pourront voir – en
l’État et à en déterminer les limites.
particulier quand ils auront éprouvé les effets résultant de ces nouvelles idées – si elles étaient
Thomas Hobbes admettait que sans État tout homme est potentiellement un ennemi mortel
bonnes ou non. Et de telles appréciations, qui se traduisent par des votes « pour ou contre »,
de chacun de ses semblables (« homo homini lupus » : l’homme est un loup pour l’homme) et
peuvent être effectuées par une grande masse d’électeurs.
que pour cette raison nous avons besoin d’un État aussi puissant que possible, afin de refréner
les crimes et les actes de violence. Kant, lui, avait une tout autre vision du problème. Il croyait
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aussi à la nécessité de l’État et à la restriction de la liberté, mais il voulait réduire cette certains milieux politiquement influents. Le livre de Humboldt s’intitule Essai sur les limites
restriction à un minimum ; il demandait « une constitution visant à la plus grande liberté de l’action de l’État. Il fut publié en 1851, mais avait été écrit bien avant.
humaine, fondée sur des lois qui permettraient à la liberté de chacun de pouvoir subsister en Grâce au livre de Humboldt, les idées de Kant parvinrent en Angleterre. Le livre de John
harmonie avec celle des autres… ». Il voulait que l’État n’ait pas plus de force que celle qui Stuart Mill intitulé De la Liberté (1859) était inspiré de Humboldt et donc de Kant, en
est indispensable pour garantir à chaque citoyen un degré de liberté qui lui permette de limiter particulier des attaques de Kant contre le paternalisme. Il devint un des ouvrages les plus
le moins possible la liberté des autres, sans que ceux-ci, non plus, limitent la sienne. Kant influents du mouvement libéral-radical anglais.
considérait l’inévitable limitation de la liberté comme une charge qui était une conséquence Kant, Humboldt et Mill s’efforcèrent de justifier la nécessité de l’État de manière à
nécessaire de la cohabitation humaine. l’enfermer dans des limites aussi étroites que possible. Leur idée était la suivante : nous avons
Pour illustrer cette idée kantienne, voici une petite anecdote. Un Américain était accusé besoin d’un État, mais nous n’en voulons que le moins possible, c’est-à-dire le contraire d’un
d’avoir cassé le nez d’un de ses concitoyens. Il se défendit en disant qu’il était un homme libre État totalitaire ; pas d’État paternaliste, autoritaire, bureaucratique ; bref, nous voulons un État
et qu’il avait donc la liberté de mouvoir ses poings dans la direction qui lui semblait bonne. minimal.
Sur quoi le juge le reprit en ces termes : « La liberté de mouvoir vos poings a des limites.
Celles-ci peuvent parfois se modifier. Mais le nez de vos concitoyens se trouve presque État minimal ou État paternaliste? Leurs limites. L’État minimal en tant que
toujours hors de ces limites ». principe régulateur.
Dans une œuvre ultérieure de Kant (Sur le lieu commun : cela est bon en théorie mais ne
Nous avons besoin d’un État, d’un État de droit, aussi bien dans l’acception kantienne selon
vaut rien dans la pratique, 1793), nous trouvons une théorie beaucoup plus longuement
laquelle il confère une réalité à nos droits de l’homme, que dans l’autre acception kantienne,
développée de l’État et de la liberté. Kant y dresse dans la deuxième partie, dirigée contre
selon laquelle il crée et sanctionne le droit – le droit juridique – qui limite notre liberté, et ce
Hobbes, une liste de « principes de la raison pure ». Le premier de ceux-ci est « la liberté en
aussi peu que possible et aussi équitablement que possible. Cet État doit en outre être aussi
tant que propre de l’homme ».
peu paternaliste que possible.
Pourtant je crois que chaque État porte en lui une tendance au paternalisme, voire plusieurs
« Voici, écrit Kant, comment je formule l’aspect de ce principe qui est essentiel
tendances de ce genre ; celles-ci sont même prépondérantes.
à la constitution d’une communauté : personne n’a le droit de me forcer à être
La principale tâche que nous assignons à l’État – ce que nous exigeons de lui avant tout –
heureux […] d’une certaine manière, mais tout un chacun a le droit de
c’est de reconnaître notre droit à la liberté et à la vie, et de nous aider, si nécessaire, à défendre
rechercher son bonheur par la voie qui lui semble bonne […]. Un gouvernement
notre liberté et notre vie (avec tout ce qui s’y rattache) comme étant notre droit. Mais cette
qui reposerait sur le principe de la bienveillance envers le peuple, c’est-à-dire un
tâche elle-même est déjà paternaliste ! Même ce que Kant appelle « bienveillance » joue ici,
gouvernement paternaliste (imperium paternale) […], voilà le pire despotisme
d’emblée, un rôle important et indéniable. Si nous nous trouvons en situation de devoir
imaginable […].»
défendre nos droits fondamentaux, nous ne devrions pas, croyons-nous, nous trouver face à un
État (à des services de l’État) hostile ou indifférent, mais bienveillant ! De fait, la situation est
Bien que cette dernière remarque me paraisse exagérée (après Lénine et Staline, après
paternaliste aussi bien en haut (le service de l’État qui devrait se montrer bienveillant) qu’en
Mussolini et Hitler), je n’en suis pas moins entièrement d’accord avec Kant. Car ce qu’il
bas (le citoyen qui va chercher de l’aide auprès d’un plus fort que lui).
entend – contre Hobbes – c’est que nous ne voulons pas d’un État tout-puissant dont la bonté
Il est exact qu’en lui-même le droit, du fait de son aspect objectif, se place au-dessus de ces
ou la bienveillance irait jusqu’à protéger nos vies, remises entre ses mains, contre nos frères
relations quasi personnelles. Mais le droit réalisé dans l’État et dans ses lois est l’œuvre des
loups, mais nous voulons un État dont la tâche essentielle soit de respecter et de garantir nos
hommes. Il est faillible. Ses services sont constitués d’hommes faillibles. Et le fait que ces
droits.
hommes se montrent parfois malveillants et que nous devons être contents, voire
Cette tâche serait également capitale si, contrairement à ce que dit Hobbes, tous les hommes
reconnaissants, si ceux-ci font preuve de cette « bienveillance » méprisée par Kant pour son
avaient un comportement d’une bonté angélique les uns envers les autres. Car, dans ce cas, les
caractère trop humain – peut-être parce qu’ils ont déjà une longue carrière derrière eux – tout
plus faibles, n’ayant aucun droit envers les plus forts, auraient à leur égard une dette de
cela montre bien que dans ce domaine, la tendance au paternalisme joue un rôle à multiples
reconnaissance pour leur mansuétude. Seule l’existence d’un État de droit peut résoudre ce
facettes. Il en est ainsi, malheureusement – et je ne fais cette concession qu’à contrecœur. Mais
problème et établir ce que Kant nomme « la dignité de la personne ».
il me semble que c’est la vérité, et le fait d’avoir négligé cette vérité dans les débats de ces
C’est ici que résident la force de la conception kantienne de l’État et la véritable raison de
dernières années a conduit à des ratiocinations stériles et même à des absurdités.
son rejet du paternalisme. Par la suite, les idées de Kant seront plus amplement développées
Il s’agit en fait ici de l’attaque que subit actuellement l’État-providence. J’estime que cette
par Guillaume de Humboldt. Il vaut la peine de le signaler, car beaucoup croient qu’après Kant
attaque et la discussion qu’elle relance sont importantes. Mais, comme cela arrive souvent, le
il n’y a plus jamais eu d’idées semblables en Allemagne, en particulier en Prusse et dans
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courant philosophique à la mode en ce moment ne peut malheureusement, une fois de plus, Il en va de même avec diverses formes d’assurances, par exemple l’assurance accidents.
être pris trop au sérieux. Il essaie de montrer que la théorie de l’État-providence, qui se Toujours selon le principe de John Stuart Mill, on ne pourrait imposer celle-ci en obligeant la
prévaut de vertus morales et humaines, constitue en fait une agression immorale contre le plus personne courant des risques à s’assurer sous peine de sanctions, mais en interdisant de façon
important des droits de l’homme : le droit à la libre autodétermination, le droit d’être heureux comminatoire à un tiers, l’employeur par exemple, d’engager quelqu’un qui n’aurait pas
ou malheureux à sa guise, le droit que Kant a défendu contre le paternalisme. auparavant – et de son plein gré ! – contracté une assurance.
La nouvelle attaque de principe contre le paternalisme se réfère en général à l’ouvrage de
John Stuart Mill De la liberté où on lit : Un autre cas sujet à discussion est celui de la drogue. Il est clair que, selon le principe de
Mill, toute personne responsable de ses actes (à 14 ans ? à 20 ans ? à 21 ans ?) jouit du droit
« Le seul motif qui permette aux hommes – en tant qu’individus ou en tant que inaliénable de se détruire en toute liberté par l’usage de la drogue et que l’État ne peut lui ôter
collectivités – d’intervenir dans la liberté d’action d’un des leurs est la légitime cette liberté. Mais n’est-ce pas le devoir de l’État d’empêcher des tiers de créer une situation si
défense. […] Le seul motif qui permette légitimement à l’homme d’user de singulièrement dangereuse ? N’est-ce pas le devoir de l’État, comme c’est en fait le cas,
violence à l’encontre d’un membre d’une communauté civilisée, contre son gré, d’interdire la vente de drogues sous peine des sanctions les plus sévères ?
est l’intention d’empêcher que d’autres subissent un préjudice. Le bien-être Je ne veux pas prétendre que l’on puisse traiter tous les sujets litigieux selon cette
personnel de ce membre – tant sur le plan physique que psychique – ne peut être démarche ; il semble pourtant que ce soit bien le cas. (Le problème du conducteur privé, qui
une raison acceptable pour une telle intervention dans sa liberté d’action). semblait de prime abord délicat, est très simple à résoudre : l’État est tenu d’obliger, sous
Personne ne peut être contraint de faire ou de ne pas faire quelque chose sous peine de sanctions pénales, celui qui met à disposition d’un tiers un véhicule à moteur pour
prétexte que cela vaudra mieux pour lui ; sous prétexte qu’il serait sage d’agir son usage privé, par la vente ou la location, d’exiger, comme condition, la signature librement
ainsi (selon l’avis d’autrui) ; et même sous prétexte que ce serait juste [d’un consentie d’un document par lequel ce tiers s’engage à payer une somme considérable au cas
point de vue juridique ou moral). » où il oublierait de boucler sa ceinture de sécurité avant de se mettre à rouler).
J’admets volontiers que cela ne ferait pas de mal à nos organes étatiques (non pas du point
Ce passage, dont le style laisse d’ailleurs à désirer dans l’original anglais, rappelle le de vue de leur propre intérêt, mais bien du nôtre) d’adopter cette méthode d’interdiction afin
principe kantien selon lequel chacun doit avoir la liberté de faire son bonheur ou son malheur de ne jamais perdre de vue qu’ils n’ont pas le droit d’obliger quelqu’un à faire quelque chose
à sa manière et condamne toute intervention paternaliste – à moins que cette intervention soit « dans son propre intérêt ». Ce qui ne les empêcherait pas de satisfaire – du moins sous une
motivée par la mise en péril des intérêts d’un tiers. Personne – ni parent, ni ami, ni surtout forme améliorée – tous leurs instincts paternalistes, ou presque, comme c’est à peu près le cas
administration, ni institution (un parlement, par exemple), ni fonctionnaire, ni employé – ne actuellement ; mais en ne pouvant prétexter pour cela que la protection des tiers.
peut s’arroger le droit de mettre un adulte sous tutelle, lui dérobant ainsi sa liberté ; à moins L’État-providence percevrait des impôts non pas pour sa propre assurance mais pour la
qu’un tiers soit menacé. protection des tiers ; d’ailleurs, chacun n’est-il pas libre de payer ses impôts sans pour autant
Tout cela est bel et bien : qui oserait contredire le principe de Mill ? Mais qu’en découle-t- user de ses droits à bénéficier de la protection sociale ?
il ? Peut-on sérieusement utiliser ce principe pour la défense de la liberté d’action ? Je souscris au principe de John Stuart Mill si on le formule à peu près ainsi : « Chacun doit
Prenons un exemple qui a déjà alimenté nombre de débats : l’État a-t-il le droit d’ordonner être libre de faire son bonheur ou son malheur à sa manière, pour autant que cela ne nuise pas
aux citoyens d’attacher leur ceinture de sécurité lorsqu’ils sont passagers dans une voiture ? à des tiers ; mais l’État est responsable d’informer ses citoyens des risques qu’ils peuvent
Apparemment non, si l’on suit le principe de Mill : même pas si les experts sont convaincus éviter et dont ils ne peuvent évaluer la gravité par eux-mêmes ». Mais ce principe ne peut
que ce serait nécessaire pour des raisons de sécurité, parce qu’il est dangereux pour un apporter qu’une contribution très modeste à la critique, très importante en soi, de l’État-
passager de voyager en voiture sans avoir bouclé sa ceinture de sécurité. providence. D’ailleurs le légitime intérêt que nous portons à l’État minimal n’a en fait rien à
Mais attention ! S’il en est ainsi, l’État n’a-t-il pas le devoir d’empêcher que le passager, en voir avec le principe de Mill. Mais l’intérêt que nous portons à l’État minimal a beaucoup à
tant que tiers, ne se mette dans cette dangereuse situation ? N’est-ce pas le devoir de l’État voir avec l’État-providence : il nous amène à proposer que la sécurité sociale soit privatisée.
d’interdire au conducteur de rouler tant que le passager ne se sera pas décidé – en toute liberté, Pour terminer, j’aimerais encore souligner qu’il existe une autre fonction traditionnelle de
bien sûr ! – à boucler sa ceinture ? l’État que je souhaiterais pouvoir qualifier de superflue, comme beaucoup d’autres, mais que
L’interdiction de fumer est un autre exemple très controversé. Il est clair que, selon le l’on ne peut, hélas, en aucun cas considérer comme telle ; malheureusement, elle est encore
principe de Mill, on ne peut interdire à personne de fumer dans son propre intérêt. Mais dans d’une importance capitale et ne peut être confiée à aucune entreprise privée.
celui des autres ? Si les experts disent qu’il est malsain – non, dangereux ! – d’inhaler la Je veux parler de la défense nationale. Il est clair qu’il s’agit là d’une fonction complètement
fumée d’un autre, n’est-ce pas alors le devoir de l’État d’interdire de fumer partout où pourrait paternaliste dans tous les sens du terme ; et il est clair que son importance actuelle relègue
se trouver un tiers ? toutes les théories opposées à l’État paternaliste au rang des philosophies inconsistantes.
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Néanmoins, ces théories semblent croire, dans leur optimisme, qu’il suffit d’ignorer le pour des raisons pacifistes, ne se résolût pas à entrer en guerre malgré les garanties qu’elle
problème de la défense nationale pour le faire disparaître. Mais elle est d’une importance avait données à la Belgique ; et Hitler suivra le même raisonnement, malgré les garanties de
capitale et d’un coût extrêmement élevé. Elle est la menace la plus grave contre l’État l’Angleterre envers la Pologne.
minimal. Elle nous rappelle une autre fonction, certes bien moins coûteuse, qui est étroitement
liée à celle de la défense nationale : la politique extérieure, dont l’importance est tout aussi L’espoir de la jeunesse.
incontestable. Ces deux fonctions ont pour conséquence de reléguer l’idée de l’État minimal
Nos démocraties occidentales, à commencer par les États-Unis – la plus vieille des
au rang d’un idéal lointain et utopique. On ne devrait cependant pas y renoncer pour autant :
démocraties occidentales modernes – constituent un succès sans précédent : un succès dû à
l’État minimal subsiste, ne serait-ce qu’en qualité de principe régulateur.
beaucoup de travail, beaucoup d’efforts, beaucoup de bonne volonté et surtout à beaucoup
Encore un dernier point : un État qui se doit d’avoir une défense nationale, doit contrôler
d’idées créatrices dans beaucoup de domaines. Le résultat : des hommes et des femmes plus
l’aptitude au service de ses citoyens et donc aussi leur santé. Oui, il doit même contrôler
heureux vivent une vie plus libre, plus belle, meilleure et plus longue que jamais auparavant.
l’économie dans une certaine mesure, puisqu’il doit pouvoir disposer d’importantes réserves,
Je sais bien sûr qu’il faudrait améliorer beaucoup de choses. La plus importante est sans
assurer le fonctionnement des moyens de transport et de signalisation, et beaucoup d’autres
doute que nos « démocraties » ne se distinguent pas de manière suffisamment nette des
choses encore.
dictatures d’une majorité. Mais il n’y a jamais eu auparavant, dans l’Histoire, des États dans
lesquels les hommes pouvaient jouir d’une telle liberté et dans lesquels ils avaient la
Le droit des mineurs.
possibilité de vivre une vie aussi bonne, voire meilleure.
Mais c’est aussi par principe et pour des raisons morales que les choses ne vont pas sans un Je sais que bien trop peu de gens partagent cette opinion. Je sais qu’il y a aussi des zones
certain paternalisme. Du moment que l’État reconnaît le droit de ses citoyens à être protégés d’ombre dans notre monde : crimes, atrocités, drogues. Nous commettons beaucoup d’erreurs ;
par la police contre les agressions, il doit aussi reconnaître le droit des mineurs à être protégés et bien que beaucoup d’entre nous tirent une leçon de leurs erreurs, il en est malheureusement
de toutes sortes de façons ; si nécessaire, même contre leurs parents. De ce fait, l’État devient beaucoup d’autres qui y restent empêtrés.
paternaliste par principe. Ainsi, le problème « État mini mal ou État paternaliste ? » est
remplacé par le problème « Pas plus de paternalisme que ne l’exige la morale ». Abandonnant Le monde est ainsi fait. Il nous impose des tâches. Nous pouvons y vivre contents et
l’idée d’une supériorité morale de principe de l’État minimal sur l’État paternaliste à heureux. Encore faut-il le proclamer ! Or je ne l’entends presque jamais. À la place, ce ne sont
prétentions morales, nous revenons à la vieille opposition entre État et liberté et à la règle anti- que plaintes et murmures continuels contre ce monde prétendument si mal fait dans lequel
dictatoriale de Kant qui préconise de ne pas limiter la liberté au-delà de ce qui est inévitable. nous sommes condamnés à vivre.
Je tiens la diffusion de ces mensonges pour le plus grand crime de notre temps, car il
Possibilité de résoudre le problème de la bureaucratie civile. La bureaucratie menace la jeunesse et tente de lui ravir son droit à l’espoir et à l’optimisme. Dans certains cas,
militaire. cette attitude peut conduire au suicide, à la drogue ou au terrorisme.
Un point important de toute théorie de l’État non tyrannique (donc « démocratique ») est le
Optimisme et danger des médias.
problème de la bureaucratie. Car nos bureaucraties sont « non démocratiques » (dans mon
acception du terme). Elles renferment d’innombrables dictateurs de poche qui ne sont Heureusement, il est facile de vérifier cette évidence : nous vivons en Occident dans le
pratiquement jamais mis en demeure de répondre de leurs actes et de leurs omissions. Max meilleur des mondes ayant jamais existé. Nous n’avons pas le droit de laisser taire cette vérité
Weber, un grand penseur, a tenu ce problème pour insoluble, ce qui l’a poussé au pessimisme. plus longtemps. Les médias qui, à cet égard, portent une lourde responsabilité, doivent être
Quant à moi, j’estime qu’il est susceptible, en théorie, d’une solution simple si l’on reconnaît convaincus qu’ils causent de graves dégâts. Il faut les persuader de collaborer.
nos principes démocratiques – et si l’on veut sérieusement résoudre le problème. Moi aussi, Nous devons amener les médias à voir la vérité et à la dire. Et nous devons aussi les amener
cependant, je tiens le problème de la bureaucratie militaire pour insoluble. Le danger d’une à voir les dangers qu’ils comportent et, comme toute institution saine, à s’exercer à
puissance militaire grandissant de façon illimitée et échappant à tout contrôle public est l’une l’autocritique, à se montrer eux-mêmes vigilants. C’est là une nouvelle tâche pour eux. Le mal
des nombreuses raisons pour lesquelles je place, et dois placer en tant qu’optimiste, tout mon qu’ils sont en train de faire est considérable. Sans leur collaboration, il est presque impossible
espoir dans une paix mondiale, même si son avènement est encore lointain : dans la « paix de rester optimiste.
perpétuelle » d’Emmanuel Kant. Mais, puisque j’en parle, je dois préciser très clairement que,
dans l’intérêt même de la paix, je suis un adversaire des prétendus mouvements pacifistes.
Nous devons tirer des leçons de nos expériences ; et deux fois déjà, le mouvement pacifiste a
contribué à encourager l’agresseur. L’empereur Guillaume II s’attendait à ce que l’Angleterre,
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